N°135

Dossier : Arcanes de la haine, Racisme et cætera...

S’unir pour combattre le racisme Regards sur Raja-Tikva Association citoyenne d’amitié arabo-juive

par Signature collective *

Raja-Tikva [1], Association citoyenne d’amitié arabo-juive en Auvergne Rhône-Alpes, est la concrétisation d’une rencontre qui eut lieu à Lyon le 1er mai 2002, entre les deux tours de l’élection présidentielle qui a vu, pour la première fois, Jean-Marie Le Pen accéder au second tour face à Jacques Chirac. Des militant(e)s identifié(e)s par leur origine comme Arabes, Juifs/ves ou les deux à la fois, et qui avaient l’habitude de se rencontrer dans les manifestations contre le racisme, pour les libertés, l’égalité et la justice, ont été choqués par le succès du candidat du Front national et, plus particulièrement, par le vote dans des quartiers et des banlieues populaires de populations souvent ciblées par la xénophobie de l’extrême droite. Des populations composées d’arabes et de musulmans ayant voté pour Le Pen par antisémitisme et des juifs donnant leurs voix au candidat de l’extrême droite par haine des arabes et des musulmans. Conscient(e)s des dangers de la dérive identitaire et communautariste ainsi que des aveuglements à l’origine du vote pour un candidat antisémite, islamophobe et xénophobe, plusieurs personnes ont décidé de créer un cadre destiné à promouvoir des liens d’amitié entre des Arabes et/ou musulmans, d’un côté, et des Juifs, de l’autre. Ce rapprochement dans l’espoir de les réunir sur la base de leur citoyenneté commune et du rejet des replis sur des « identités meurtrières », celles dont se réclament les uns et les autres, et celles revendiquées par divers groupes identitaires au nom des nationalismes exclusifs et appartenances religieuses, ethniques ou autres.

Conscients du poids du conflit israélo-palestinien dans les relations entre Juifs et Arabes en France et ailleurs, ces personnes ont tenu à inscrire leurs actions dans le sillage des efforts entrepris par des Palestiniens et des Israéliens qui travaillent ensemble en vue d’une solution prenant en compte les revendications légitimes des deux parties et leur aspiration commune à une paix juste et durable. Ce faisant, ces femmes et ces hommes libres de toute influence se démarquaient des discours et des choix exclusifs des deux côtés, ainsi que des prises de position qui, en France, prônaient le soutien inconditionnel aux politiques contraires aux exigences d’une paix fondée sur le respect des droits humains, lesquels ne font aucune discrimination entre Israéliens et Palestiniens.
De même, Raja-Tikva refuse toujours d’établir une hiérarchie entre les formes de xénophobie, ainsi qu’entre antisémitisme et islamophobie, en s’abstenant de participer à des actions ou des collaborations fondées sur une telle conception qui justifie le racisme des uns au nom du racisme des autres.

Une métahistoire de Raja-Tikva : crise et dépassement

Une Association d’amitié arabo-juive vit donc le jour dans un contexte marqué par l’enlisement du conflit israélo-palestinien et la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour des élections présidentielles. Pourtant, très vite, deux groupes antagonistes s’affrontèrent. Cette Association d’amitié dont l’ambition se voulait être un espace de réflexion et d’action en soutien au processus de paix au Proche Orient, devint hautement conflictuelle. La polarisation des idées, la violence des échanges ne lui donnaient guère de chance.
L’exacerbation des sensibilités par les réalités du conflit entre Israéliens et Palestiniens alimenta le clivage et le schisme à l’œuvre. Elle ne permit pas à la rationalité des échanges et des débats d’y trouver asile. Les passions et les affects que ce conflit mobilise eurent raison de la nature de l’engagement commun. L’horizon des idéaux qui animaient chacun fut perdu de vue. Rien de ce qui touchait à ce conflit ne trouvait la possibilité en cet espace pour se penser avec raison.
Comme de très nombreuses associations avant elle, Raja-Tikva a alors connu une crise pour n’avoir pas su s’isoler des débats violents dont le contexte extérieur était le lieu d’origine. En ce sens, l’Association n’a donc pas fait exception : la vie groupale est un cheminement chaotique et la boussole qui indique l’horizon commun est souvent vite oubliée.
La conséquence en fut que toute parole devenait vaine et l’Association en tant qu’espace de réflexion et d’action fut petit à petit désinvestie par ses fondateurs et ses supporteurs. Mise en sommeil, elle allait connaître un temps de latence.
On le considère parfois comme un temps de répit. Il est à comprendre, pour chacun, comme un temps nécessaire à la maturation des idées et de l’engagement. C’est le temps long qui donne à tout sujet un espace interne pour penser ses idées et celles des autres et ainsi les confronter à ses idéaux. Autrement dit, dans l’exclusion qui fonde l’instant de la logique de l’ ici et maintenant du conflit, cette latence introduit dans un second temps, l’expérience subjective de réciprocité. Elle a été, pour ceux et celles qui continuent le chemin, un temps pour penser la crise, donc un temps créatif pour comprendre autrement.
Ce moment de latence fut la promesse d’un temps de vérité, et d’une approche plus élaborée de l’objet de la rupture. Ce fut pour les membres de l’Association, un temps pour tenter de mentaliser cette crise et de faire du lieu de la rupture un lieu créatif.
Dans un contexte social politique et géopolitique peu favorable, tant il assigne à privilégier le rejet de l’autre et les pensées closes, l’Association va alors se déprendre de la binarité de la représentation pour se penser en terme d’un « espace tiers » gardien des idéaux partagés. Elle a ainsi pu se concevoir comme le troisième terme où s’élaborent les altérités et les singularités fertiles. Il fut dès lors possible, sur le socle d’une confiance renouvelée et affermie, de fixer un horizon commun. Cet horizon est devenu le lieu de l’altérité qui se nourrit de toutes les différences, pour en faire du commun.
Agir sur le terrain
Promouvoir les relations d’amitié entre Arabes et Juifs, favoriser le dialogue, tisser les liens par-delà les appartenances revendiquées : la concrétisation de ces intentions sur le terrain inscrit aujourd’hui l’action de Raja-Tikva dans trois domaines d’intervention.
L’Association propose des conférences et des projections de films suivies de débats. Les conférences traitent de sujets d’actualité ou présentent les différents aspects des cultures arabes et juives, avec une plongée dans la littérature et l’histoire de ces deux communautés. Les intervenants sont tous spécialistes des sujets traités et reconnus pour leur expertise.
Ainsi un séminaire itinérant a pu être organisé autour du livre Histoire des juifs et des musulmans des origines à nos jours de Benjamin Stora et d’Abdelwahab Meddeb dont il faut ici saluer la mémoire. Ce séminaire a été initié par la rencontre entre Ali Benmakhlouf et Benjamin Stora à la Villa Gillet à Lyon. Se poursuivant sur deux années, il a permis de faire connaître la richesse, la profondeur et la complexité de quatorze siècles de relations entre juifs et musulmans.

Deux cycles ont été mis en place. Le premier avait un caractère thématique. Les conférences ont ainsi porté sur les problématiques suivantes : les deux religions de la Loi - science et foi - langues en miroir - arts - littérature et mémoire - la mystique - sujet et communauté.
Le second cycle, à caractère historique, a été constitué de conférences traitant de l’émergence de l’islam et des tribus juives d’Arabie, de l’âge d’or des relations entre juifs et musulmans au Moyen- Âge, des juifs et musulmans dans l’espace ottoman du XVème au XIXème siècle, des juifs et des musulmans à l’âge de la séparation.
Les lieux ont été variés, marquant le souhait de Raja-Tikva de s’adresser à des publics différents dans l’agglomération lyonnaise : Bibliothèque du 1er arrondissement à Lyon, Théâtre National Populaire en lien avec l’Université Populaire (Unipop animé par Françoise Bressat-Blum), l’espace Hillel, le Rize à Villeurbanne, la mosquée Othmane, la Bibliothèque de la Part-Dieu, le Palais du Travail à Villeurbanne.
Conçu et coordonné par Frédéric Abécassis, les intervenant.e.s reflètent la diversité de l’Association et le souci d’apporter une information et une réflexion de qualité : Makram Abbès, Frédéric Abécassis, Laura Abou Haïdar, Esther Benbanaste, Abraham Bengio, Daniel Colson, Wafa Dahman, Chérif Ferjani, Touriya Fili-Tullon, Azzedine Gaci, Denis Marx, Mahjouba Mounaïm, René Pfertzel, Jean-François Rey, Daniel Rivet.
Agir auprès des jeunes publics pour combattre le racisme et les préjugés a été très tôt considéré par Raja-Tikva comme un axe d’action à privilégier. Cependant, cette démarche a été d’emblée conçue comme devant être complémentaire aux nombreuses interventions effectuées, de façon ponctuelle dans les salles de classe, par des organisations bien structurées qui militent contre la propagation de tous les racismes.
L’Association a d’une part choisi de tisser des liens étroits avec une association israélienne réunissant des Juifs et des Palestiniens d’Israël ainsi que des Palestiniens de Cisjordanie. Cette association, Windows for Peace, a conçu un programme d’éducation innovant fondé aussi bien sur la transmission d’un savoir scientifique que sur le dialogue et l’échange.
Windows for Peace, Raja-Tikva et le M.A.N. (Mouvement pour une Alternative Non violente) interviennent ainsi, côte à côte et depuis plusieurs années, dans les collèges et lycées de la région Auvergne Rhône-Alpes. Cette action a pu bénéficier dans le passé du soutien financier de Lyon Métropole et de la Région.
L’Association a d’autre part engagé un programme de réflexion sur les modes d’intervention auprès des jeunes publics fréquentant les centres sociaux et les MJC, en s’intéressant plus particulièrement aux jeunes des quartiers populaires. Il est rapidement apparu qu’aux côtés des interventions ponctuelles mentionnées plus haut, devait se mettre en place une démarche à moyen et long terme permettant d’engager enfin auprès de ces jeunes publics un travail en profondeur. Cette démarche doit se concevoir avec un mode opératoire permettant la mise en place d’un projet d’animation sociale, bénéficiant de l’appui et de l’engagement effectif des travailleurs sociaux préalablement formés à cette problématique.
Il s’agit de transmettre des connaissances et un savoir scientifique et par ailleurs d’initier auprès des jeunes une démarche participative permettant de faire ensemble. On l’aura compris : ce sont ici les valeurs de l’ Education Populaire qui sont convoquées, celles qui impliquent de traiter tout projet d’éducation par une approche coopérative et de cogestion, celles qui mettent l’enfant et l’adolescent au centre de la démarche.
Le travail de réflexion de Raja-Tikva sur ce thème arrive aujourd’hui à son terme. Les modalités pratiques d’intervention ont été définies, les contraintes et les obstacles identifiés. Dès lors, des contacts vont être pris prochainement auprès de plusieurs municipalités de la Région afin qu’un premier projet puisse être présenté, accepté et mis en route en 2021.
Raja-Tikva organise plusieurs fois par an des spectacles et des concerts, moments de rencontre où se mêlent chants populaires du Maghreb, musiques arabo-andalouses, musiques Klezmer.
Un concert réunissant plus de 300 personnes, venues de tous horizons, a pu être ainsi organisé dans la grande salle de spectacle du CCVA de Villeurbanne. Les musiques arabo-andalouses du groupe Al-Wasi et les musiques Klezmer du groupe Ariane Quartet se sont mélangées. Les spectatrices et spectateurs, devenu.e.s danseuses et danseurs, ont fait de même dans une ambiance de joie partagée.
Dans un autre registre, Raja-Tiva a co-produit, en partenariat avec l’association Les cousines d’Averroès, un spectacle poétique et musical - conçu et mis en scène par Esther Benbanaste et Carmen Fuentez - évoquant la vie de trois femmes exemplaires dont les combats entrent en résonance avec les objectifs de l’Association.

Ces manifestations sont des occasions pour l’Association de communiquer sur ses actions auprès d’un public large et diversifié. Raja-Tikva est alors représentée - comme elle l’est dans chaque manifestation publique qu’elle organise - par deux personnes identifiées, ou s’identifiant, comme arabes et juives. La présidence de l’Association étant, elle aussi, confiée à deux personnes répondant au même critère, sachant que cette Association est ouverte à toutes et tous, indépendamment de toute origine et croyance.
Initier de nouveaux projets
Raja-Tikva travaille actuellement à l’élaboration d’un projet de création d’un « Laboratoire des préjugés ». Ce « laboratoire » aurait pour mission d’étudier l’origine, la propagation et la raison de la permanence des préjugés véhiculés dans nos sociétés. Il s’agit ici d’embrasser le champ toujours plus fertile des assignations qui, de la violence verbale au passage à l’acte, conduisent au délitement des rapports sociaux. La liste est longue de celles et ceux qui subissent le regard méfiant, les mots insultants fondés sur des représentations profondément enracinés et souvent séculaires.
Sur un plan pratique, après la réalisation d’un état des lieux par le biais de courtes enquêtes auprès des jeunes (enfants, collégiens, lycéens), il est envisagé - lors de conférences destinées à un large public ou par des interventions réalisées dans le cadre scolaire - de faire appels à des spécialistes de ces problématiques (historiens, sociologues, philosophes, psychanalystes) dans une approche donc pluridisciplinaire, afin de permettre à chacun de mieux comprendre comment se construisent, se diffusent et perdurent ces préjugés. Le souhait de l’Association est que s’élabore une altérité fondée sur le respect dont chacun a besoin pour faire société.
Villeurbanne sera un terrain privilégié : fondée sur une mémoire ouvrière, la ville- dont les migrations sont le ferment- se définit par une longue histoire de convivence. Cet équilibre est aujourd’hui fragilisé par les tensions entre communautés dans la cité. L’urgence impose d’intervenir sur ce front.
Conclusion
RAJA signifie espoir en arabe, TIKVA signifie espoir en hébreu. En prononçant le nom de cette Association, deux fois le mot « espoir » apparaît. Raja-Tikva est une aventure de l’espoir. Cette aventure, c’est celle de femmes et d’hommes dont les rencontres ont abouti à la création "d’une Association qui a pour but de favoriser les rencontres, la reconnaissance mutuelle, la promotion des relations d’amitiés entre Arabes et Juifs et d’agir pour renforcer le camp de la paix". Dix-huit ans plus tard, Raja-Tikva est toujours présente, tentant chaque jour dans les difficultés du moment de jouer pleinement son rôle citoyen. C’est cette conception de Raja-Tikva, partagée en son sein par toutes et tous, qui permet d’unir d’amitié chacune et chacun de ses membres.

* Esther Benbanaste, Madeleine Cottin, Wafa Dahman,
Merwane Daouzli, Francine Kahn, Zohra Perret,
Chérif Ferjani, Denis Marx, Albert Zajtmann.

[1Raja-Tikva signifie espoir en arabe et en hébreu