N°138

Editorial

par Abdellatif CHAOUITE

D’une guerre l’autre… Et si de guerre lasse, à chaque fois, la guerre elle-même, si l’on peut dire les choses ainsi, ne désarme pas, ou plutôt les va-t-en-guerre qui fourbissent toujours et de mieux en mieux leurs armes...
De « la guerre d’Algérie », ou faut-il écrire « guerres d’Algérie » au pluriel : elle ne fut pas la même pour tous ses acteurs ni les peuples concernés ; ou faut-il dire « guerre d’indépendance de l’Algérie » (« une guerre d’indépendance nationale » écrivaient les signataires du fameux « manifeste des 121 », 1960), ou encore de « guerre de la libération »…De cette guerre donc en Algérie à la guerre faite à l’Ukraine et en ce moment – et tant d’autres, avant, entre-temps ou toujours en cours – la guerre mène toujours ses campagnes. Elles ne sont pas les mêmes évidemment, ni en leurs logiques, ni en leurs enjeux et temps… Une guerre est cependant toujours la guerre, avec les mêmes velléités de dominer, d’asservir, de détruire ou d’exterminer d’un côté, et les mêmes forces, les mêmes déterminations à résister et à ne point se soumettre de l’autre. Un échiquier dressé, toujours prêt au jeu de la dramaturgie humaine : ses pièces noires d’un côté, le « côté sombre », orgueilleuses – elles ouvrent toujours le jeu – et ses pièces blanches de l’autre – elles se défendent et souvent gagnent en vertu de cette fameuse « supériorité de la stratégie défensive » de l’avis même de Clausewitz, et politiquement en vertu de la justesse de la cause défendue (ce qui est le cas des guerres dites coloniales). Mais c’est également et à chaque fois une vraie tragédie humaine : elle déroule, dedans et à côté de l’échiquier, destructions et horreurs et humiliations , et cohortes humaines jetées sur les chemins de l’exil…

Si l’histoire ne se répète pas, dit-on (mais est-ce la bonne question à propos de la guerre et de la paix, états « dont le dilemme n’existe justement que dans une expérience « totale » qui les alterne et les imbrique » – Étienne Balibar, Citoyen sujet et autres essais d’anthropologie philosophique, 2011)...il en est une de répétition pourtant, qui sévit dans et par-delà les guerres : elle en génère d’autres, plus pernicieuses, plus silencieuses, plus fouineuses et tortueuses dans les arcanes des esprits et des corps, et dans les imaginaires des rapports dans la durée entre les uns et les autres. Elles traumatisent et acculent au silence, contraint ou coupable, ou à violences entre générations qui en sont issues. Et, parfois, nourrissent les ressentiments empêchant la réconciliation avec soi et avec les autres... Or, « La souffrance issue de cette source nous est plus dure peut-être que toute autre » rappelait Freud dans Malaise dans la civilisation.
Il ne peut se briser ce silence que par une volonté collective, c’est-à-dire politique, dans le sens non pas passif de la mise à distance de l’autre (taxé d’un complot de « remplacement » ou d’une volonté de « séparatisme »), mais du partage de cette souffrance et de son dépassement. Autrement, elle se transfère aux héritiers en énigmes et « insignifiances » (Castoriadis), les faisant entrer de nouveau en « guerre », sans plus savoir forcément pourquoi !…
Le rapport de l’historien Benjamin Stora fait sans doute un pas dans ce sens, proposant d’impulser une dynamique d’initiatives communes entre la France et l’Algérie : de reconnaissance, de travail sur les archives, de réconciliation des mémoires, de symbolisation des lieux... (Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie, 2021).

@ Philippe Mesnard - camp de Rivesaltes -
@ Philippe Mesnard - camp de Rivesaltes -

Dans le dernier numéro, nous avions posé la question des « chaos identitaires » et de leur antidote possible, ce « soleil de la conscience, de plus hault sens, qui oblige à mettre une majuscule au terme de ‘’Relation’’ » (Patrick Chamoiseau)... Or, concernant la guerre d’indépendance de l’Algérie, chaos relationnel total (entre les « uns » et les « autres » mais aussi à l’intérieur de chacun de ces camps et même parmi ceux pensant se tenir entre : aidant à l’indépendance d’un côté ou rêvant à un vivre-avec possible de l’autre...), il s’avère qu’il s’entretient, ce chaos, de la « silenciation » (Alice Cherki, La frontière invisible, 2006-2008 ; voire également « A contre-courant » dans le dernier numéro d’Écarts d’identité), sur ses vécus et conséquemment sur leurs legs. Au mieux, elle soumet, cette « silenciation », voire soustrait au fardeau de la réalité, au pire elle fabrique des « identités meurtrières » (Amin Maalouf). Quel que soit l’habit qu’elle endosse – stratégique, religieux, ethno-identitaire... – elle s’empreint des brassées et braises qui en répètent les tourments... Et la question essentielle demeure du coup en suspens : qu’en est-il de la liberté et des droits (personnels, culturels, historiques) des héritiers – souvent en creux ou par défaut ! – de ses effets ?...

La guerre d’indépendance de l’Algérie, guerre emblématique ou « exemplaire » des luttes de décolonisation et des libérations des jougs arbitraires, a tourné dans les faits sa page historique : l’acquisition de l’indépendance précisément de l’Algérie. Cela fait 60 ans ! Mais sa symbolique ou son emblématique perdurent à travers les générations et donnent occasions à commémorer, interpeller, déterrer, rapporter, et revisiter autrement tant qu’il y a à en dire (ou à briser la « silenciation »), et tout cela est semble-t-il en cours. Tout de même que son archive est lente à réveiller pour en mesurer la catastrophe humaine et politique qu’elle fut... Reste que quelques pages prometteuses s’en écrivent, pièces maîtresses en legs à en donner le sens : les paroles des pions oubliés dans cet échiquier, réfractaires à la guerre, hardis à dire non, insoumis, soutiers à soutenir les résistances en Algérie ou en Métropole, et bien entendu les héritiers du « silence », d’un côté ou de l’autre, qui redécouvrent l’ampleur de la catastrophe et en font un combat de la Relation... Des millions de personnes des deux côtés. En quoi cette « relation », emblématique, mérite un traitement, notamment politique, autant « exemplaire » qu’en fut le chaos !

Dans ce numéro, qui a tenté d’éviter les « commémorations » obligées, sans pour autant contourner l’opportunité du moment à en briser la « silenciation », et notamment dans la fabrication de l’histoire de l’immigration moderne en France, nous avons souhaité mettre l’accent (de manière évidemment insuffisante !) sur ces à-côtés bien moins connus que les événements « Guerre d’Algérie ». Une manière de contribuer à faire Relation autrement entre les héritiers de cette guerre, en dépassant les effets de ses répétitions… Un moment et aussi un mouvement qu’il faut espérer performatif dans le temps et les mémoires à venir...