Les derniers appelés de la guerre d’Algérie sont en train de disparaître. Mon père est mort il y a dix-huit mois, et Jo au sortir de l’hiver dernier, par-delà l’océan. Ce qui reliait les deux hommes, c’était leur rencontre à l’hôpital militaire de Sidi Bel Abbès, où mon père avait été affecté au printemps 1960 en tant qu’infirmier après qu’il avait refusé de manier les armes, et où Jo servait comme chauffeur du colonel.
L’un faisait l’apprentissage du soin pendant que l’autre conduisait le colonel à des rendez-vous plus ou moins secrets. L’un et l’autre partageaient cette même crainte de sauter sur une mine, à bord de leurs véhicules -sanitaire ou militaire- et bien d’autres peurs. Ce qu’ils partageaient surtout c’était la chambrée, soir après soir, où l’un consolait l’autre de ses vagues à l’âme, de ses mauvais pressentiments, de ses doutes lancinants. Il est arrivé à Jo de pleurer dans les bras de mon père, après que sa fiancée avait cessé de donner des nouvelles.
La révolte, l’ennui, le chagrin, et tout ce que j’ignore ont lié ces deux hommes pendant près de deux ans. Puis pendant une existence entière.

Jo aidait mon père à trouver le courage quand ce dernier était désigné pour “ramasser” les légionnaires qui se jetaient par les fenêtres de la caserne (faits récurrents demeurés secrets, faits insoutenables qui nécessitaient pelles, balais, et seaux d’eau). Jo soutenait mon père quand il était affecté à la morgue où il recevait les familles venues de France reconnaître les corps de leurs fils tués (oui, c’était un jeune appelé de vingt ans qui les conduisait et entendait les mères hurler). Jo plaisantait avec mon père quand il lui racontait les soins prodigués aux filles du BMC (Bordel Militaire de Campagne), qui souffraient de maladies vénériennes et accueillaient les gars privés des formes les plus élémentaires de tendresse.
Mon père et Jo partageaient leur ration de cigarettes, veillaient à la nuit tombante dans la chaleur qui n’en finissait pas de refluer, près d’un bidon rempli d’une eau croupie à repérer les salamandres et à se demander quel message racontait l’appel du muezzin que le vent portait jusqu’à leurs oreilles.
Mais surtout, Jo était un photographe d’exception, équipé du fameux Reflex Kodak 24x36 et de nombreux objectifs, avec lequel il saisissait la vie la plus quotidienne : paysages, flore, faune, architecture et visages. Avec lequel il captait la beauté, la lumière, la jeunesse, malgré tout.
Jo photographiait mon père en tenue d’infirmier, devant les arcades de l’hôpital, ou juché dans un olivier. Mon père photographiait Jo fumant une cigarette adossé à une luxueuse 203. Ou en train de faire des pompes le nez dans la poussière.
A la fin des années 80, j’entreprenais un voyage en Alaska. Pour faire connaissance avec Jo, que mon père considérait comme son frère, parti s’installer à l’autre bout du monde.

Quand Jo est venu me chercher à l’aéroport d’Anchorage, j’avais ces photographies en tête, véritable butin. Mon jeune âge m’empêchait de me poser les bonnes questions, mais j’ai appris par la bouche de sa femme américaine, avec qui il vivait dans une confortable cabane au cœur d’une forêt, que Jo avait fui la France à son retour d’Algérie. Il n’avait su comment trouver une place dans une société restée sourde aux souffrances des appelés, il n’avait su comment continuer, comment épouser l’esprit de mai 68, trouver une motivation à travailler. Même s’il s’était marié, avait eu deux enfants et avait tenté de se fondre dans le décor. Il avait fini par s’exiler, rattrapé par des troubles invisibles à l’œil nu pour lesquels aucun diagnostic n’avait été posé. C’était avant que la psychiatrie ne reconnaisse le syndrome post-traumatique (qui verra son apparition au moment de la guerre du Vietnam). C’était avant les récits, les films, les tentatives de témoignages qui commençaient discrètement à poindre ici ou là. Il n’avait jamais pu raconter, parce que personne n’avait accepté d’écouter.
De même, personne n’avait voulu entendre ce que mon père avait à dire. Alors que je le questionnais sur son temps en Algérie, décidée à écrire un livre [1], il avait lâché, au détour d’une phrase, que j’avais été la seule à demander. Même avec son frère cadet, lui aussi appelé et affecté dans le Djebel à monter la garde sur un piton rocheux, il n’avait pas échangé plus de quelques mots. Il faut dire que mon père ne rendait pas la tâche facile, puisqu’il se réfugiait derrière une phrase écran, “Il faisait beau tous les jours, c’était comme des vacances”.
A l’occasion d’une de nos conversations, il avait été pris de sanglots au milieu d’une phrase, plus de cinquante ans après. Son drame, parmi tous ceux que j’ignore, était de ne pas avoir réussi à sauver un jeune homme arrivé sur un brancard, à qui il avait fait la promesse de “le sortir de là”. Un jeune homme mutique, à qui mon père avait tenu la main sans pouvoir le lâcher, qu’il avait ensuite aidé à retrouver la parole jour après jour, mais qui n’avait rien pu faire pour la jambe qu’il avait fallu amputer et le gâchis qui avait suivi : l’angoisse du rapatriement, la honte de ne pouvoir retrouver une place de commis à la ferme, et de subvenir seul à ses besoins.
Le décor dans lequel vivait Jo était une forêt peuplée d’animaux sauvages, et il n’était pas rare d’apercevoir un caribou brouter devant la fenêtre. Il m’apprenait à reconnaître les traces laissées par les renards, les loups, et même les ours, dont l’un des spécimens abattu gisait au sol sous forme de tapis. Il m’emmenait pêcher dans le Pacifique à bord de son Zodiac, le but était de hameçonner des halibuts (ou flétans) dont l’énorme taille pouvait faire chavirer le bateau tant ils se débattaient au moment où nous les hissions à bord. Jo préférait leur faire exploser la cervelle avec l’énorme pistolet dont il ne se séparait jamais. Son pétard, comme il disait, son compagnon le plus fidèle.
Une fois le halibut dépecé sur l’établi devant la maison, il briquait son arme dont je n’ai cessé d’avoir peur pendant tout l’été. Puis il la glissait ostensiblement sous son oreiller en riant. Au cas où il serait attaqué pendant la nuit. J’avais alors vingt ans, j’imaginais qu’il plaisantait. Je ne me préoccupais pas de la guerre d’Algérie et je ne voyais pas le rapport entre les deux. A y repenser, le rire bravache de Jo était un langage glaçant.
Jo a fait le voyage vers la France à la fin des années 90, après l’avoir reporté plusieurs fois. Il a retrouvé mon père qu’il a pris dans ses bras et on les a laissé céder à l’émotion loin des regards. Mon père a passé sa vie à imaginer qu’il allait aller voir Jo en Alaska. Il passait beaucoup de temps sur son ordinateur à évaluer la carte, à visionner des images, à s’extasier devant la majesté de paysages, mais ce désir n’est jamais devenu réalité. Ils se sont écrit, ils se sont envoyé des photos, des vœux, des blagues. Mais ce qu’ils avaient à partager de leur vie d’après n’avait plus rien à voir. Ils avaient le même âge, mon père se demandait lequel des deux partirait le premier, c’est ce qu’il m’avait dit. Lequel des deux. Plus le temps passait, plus cela le préoccupait.
Jo avait prévu de revenir en France en 2020 mais la pandémie l’en a empêché. Mon père est mort en juillet de cette même année, à 83 ans. J’ai dû écrire une lettre à Jo, sans doute l’annonce la plus difficile que j’aie été amenée à rédiger. Cher Jo.
La réponse est arrivée aussitôt, au moment où Jo quittait l’Alaska pour l’Arizona, comme s’il lui était impossible de s’ancrer quelque part. Jo m’a répondu que l’histoire du pistolet sous l’oreiller, seul mon père en connaissait la raison. Il portait cette raison comme une honte, il avait vécu toute sa vie avec “de la vase au fond de lui”. En tant que chauffeur du colonel, il avait été le témoin de scènes qu’il n’aurait jamais dû voir. Il était prié de garder le silence. Être témoin sans pouvoir empêcher, c’est devenir complice. L’armée a fait de nous des complices. Même après une vie entière, de cela on ne se remet pas. Même en s’éloignant de dizaines de milliers de kilomètres.