« Il était ce qu’il était, dans les temps anciens ». C’est l’incipit avec lequel, enfant, j’avais appris à me laisser ravir par un conte. L’équivalent d’« Il était une fois » que j’apprendrai également, guère plus longtemps après, à l’école bilingue que fréquenta ma génération au Maroc. « Il était » donc, en deux fois dans une langue puis en une fois dans une autre. Et il y aurait déjà tant à en dire en écarts et sauts et varias imaginaires. Tout un bazar en pédoncules et circonvolutions, le bazar de la mémoire. À arpenter ses galeries et dans la seule région labourée de ses langues, il est des stations, des haltes, longues comme le roman fleuve d’une geste, ou le tassé d’un traité ; ou courtes comme un numéro de magazine, un illustré ou une revue à dévorer ! Courtes comme le temps d’une gorgée d’eau lors d’une randonnée, elle étanche votre soif et vous presse de courir vers la prochaine halte, la prochaine livraison, enfin « prochaine », c’est une manière de dire car, c’était plus souvent un ancien numéro acquis à modeste somme chez un bouquiniste ! (Mais laissons, ce n’est pas le conte de cette séance, bien que s’en soit l’une de ses péripéties...).
« Il était » donc deux fois puis une. C’est d’abord un rythme, une mesure, une scansion ou une danse : un écart sur deux cases puis un saut dans une autre comme sur le tracé d’une marelle. Et peut-être est-ce une loi du raconter ; ce commandement des Mille et une nuits : risquer nuit après nuit un écart, un saut enchanteur, ou mourir !... Mais ne nous égarons pas non plus dans ces arcanes. Retenons ce rythme, deux et un, tel le ding dong d’une cloche heurtée une puis deux fois par son battant : il convient pour conter l’aventure d’Écarts d’identité !
Toute revue est bien entendu aventure, un advenir ou un cheminement qui tient en haleine. Elle naît souvent d’une impulsion passionnelle et balade, soif inapaisable, de halte en halte, et de beaucoup de bricolage : contorsions pour tenir le rythme et angoisse toujours de le perdre, et ces imprévisibles à coltiner, inévitables en cours de route ; et, au passage, ces belles surprises aussi qui enchantent : pépites dont on devine à l’avance que le lecteur va se régaler comme on s’en est régalé soi-même, ou encore, à chaque parution, l’objet même, corps à caresser tout frais sorti des machines, à sentir et à feuilleter, une apparition : la même et à chaque fois autre, mille en une. Et, tout autour, cette nuée, invisible au lecteur mais tourbillonnante en belles amitiés – cette « charnière des revues » – qui se tissent au long court... Et donc le rythme, deux et un ou deux en un. C’est le rythme de la genèse d’Écarts d’identité ou, disons, son roman originaire. Il se conte en deux fois, genèse double ou « digenèse » comme disait ce grand quimboiseur (conteur d’autres « aventures »), Monsieur Édouard Glissant. Une revue à l’identité singulière (au singulier) et toute en écarts (au pluriel), ne jamais l’oublier ! Et d’abord en celui-là donc, premier, généalogique, qui l’a faite précéder par une autre qui s’appelait : Les autres ! Elle s’engendra Écarts des autres et en garde la trace plurielle, migrante dans son corps comme dans son esprit... Mais là j’anticipe et risque de dérégler le rythme. N’est donc et décidément pas conteur qui veut !
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Reprenons. Il était, en l’an 1976 et en les temps fiévreux de cette décennie – du moins pour ceux que l’on appelait alors immigrés – il était une communauté baptisée ADATE (Association Dauphinoise pour l’Accueil des Travailleurs Étrangers). Née deux années auparavant dans cette contrée nommée Isère, elle cherchait un toit plus accueillant pour ses activités et surtout plus digne pour ses hôtes, ces étrangers qu’on faisait venir de l’autre côté des montagnes ou de la mer pour profiter de leurs bras mais sans véritablement les accueillir (mais cela est une autre histoire et l’histoire même que racontent Les autres, Écarts d’identité et tant d’autres consœurs). Toujours était-il que la bonne étoile de cette communauté avait alors exhaucé son vœu : une casemate était disponible en plein cœur de la cité de Grenoble répondant parfaitement à ses besoins et pouvant donner de surcroît à sa mission – l’accueil des travailleurs étrangers – une centralité dans les imaginaires de ses citoyens. Mais il fut une condition : la vocation de cette casemate était commerciale et il fallait une raison du même acabit pour l’acquérir... Il n’y a pas de conte sans épreuve, il est vrai !
C’est là où il faut tendre l’oreille pour saisir la première genèse de la revue, dans son prosaïque comme dans la subtile inspiration de ses créateurs. Elle fut de fait la ruse insufflée par la belle étoile pour répondre à ce défi !... Une « raison commerciale » ? Qu’à cela ne tienne. Les sages de la communauté et en premier son premier directeur, Paul Muzard, ont eu l’idée de monter une SARL (Société Anonyme à Responsabilité Limitée) intitulée SAID (Société Alpine pour l’Information et la Diffusion), cela ne s’invente pas... L’objet en était la publication et la diffusion d’une « revue trimestrielle d’information sur l’immigration ». Et le tour fut ainsi joué : SAID hébergea ADATE et ADATE donna naissance à Les autres !
Les genèses des revues sont parfois croquignolesques. Mais ce n’est pas pour autant qu’elles ne reflètent pas passions, idéaux et visions de leurs créateurs, autrement, l’idée même, toujours quelque peu excentrique, ne leur serait pas venue... En l’occurrence, ces idéaux furent dans cette histoire humanistes : mettre la « raison commerciale » au service des autres et pouvoir ainsi les accueillir plus dignement (cet humanisme qui s’est perdu souvent en route, au profit… du profit !). De surcroît, complémentaire de l’action déjà engagée, la revue devait contribuer à lutter contre les stéréotypes calamiteux sur les immigrés en lesquels les imaginaires politico-médiatiques de l’époque étaient envasés.
Paul Muzard, premier héros donc de cette aventure, était une personnalité à la fois singulière et représentative d’un certain type de l’époque : chrétien de gauche (il se serait même destiné apparemment et dans un premier temps à la prêtrise), militant proche du Parti communiste (il fut par la suite président du MRAP), et dont les épreuves personnelles l’avaient rapproché des Algériens dans les années 60, partageant certaines de leurs conditions. Il avait également la fibre « mémorialiste ». Deux dimensions auxquelles il consacrera plus tard trois livres : En finir avec la guerre contre les pauvres, paru en 2000 aux éditions Temps des cerises ; Algériens en Isère, pour mémoire 1940-2005 paru en 2006 et L’exploitation des pauvres, toujours en marche ? paru en 2009, les deux derniers édités par l’Association Algériens en Dauphiné (cela ne s’invente pas non plus !).
La revue Les autres fut en quelque sorte pour Paul Muzard le jardin où il cultivait sa passion et l’atelier où il affûtait sa plume. Je pense qu’il écrivait la plupart des articles, notamment non signés, de même qu’il faisait tout le reste du travail de rédaction : composition des numéros, choix des illustrations... quand il y en avait ! Et aussi une forme d’archive, de réserve documentaire dont il se servira plus tard pour ses livres. A parcourir la série Les autres, on devine également, derrière la modestie du personnage et la fonction officielle occupée, sa passion pour les mots. Les mots qui allient poésie et préoccupation des autres, un esprit de fraternité. Il aimait entre autres – en ambiance confiante – chanter Ferrat ou Ferré ou « Le temps des cerises », et aussi citer Breton, Aragon ou Prévert…
Dès le numéro 0, il plaça ces vers sur la couverture :
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
Vous êtes de sa vie...
Et il aimait aussi placer en souriant quelques mots du parler algérien auquel il s’était frotté, un saha par-ci ou un zid ya bouzid par-là ! Et l’on devine également, à lire ses livres, la passion de l’« autodidacte » engagé par sa promesse – ou son utopie – d’en finir avec la guerre faite aux autres… Cette double passion, pour les autres et pour les mots, était un excellent ingrédient pour créer une revue conjoignant les deux... (Conté rapide et qui se veut d’abord témoignage honorant la mémoire de Paul Muzart).
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Une revue, c’était bien ainsi la mention portée sous le titre Les autres : « revue régionale trimestrielle d’information sur l’immigration »… Première naissance donc en l’an 1976. Modeste publication sans prétentions, faite avec les moyens du bord et de l’époque (participations des membres de la SAID et les moyens logistiques de l’ADATE) : textes dactylographiés (ces bandes en couleurs pastel des machines à écrire de l’époque !), mise en page minimaliste sur feuillets A3 pliés, tirage à la ronéo... « Revue » à l’allure d’un bulletin distribué aux adhérents, aux salariés de l’association et aux connaissances intéressées par la cause… (J’y ai participé et j’en garde un souvenir ému !).
Les autres assura cependant, et dans sa modestie même, sa fonction d’informer : sur les statistiques des présences immigrées en Isère et au niveau national, sur les projets de lois les concernant, sur les politiques gouvernementales de l’immigration, etc. Mais aussi joua un rôle d’alerte, d’agitatrice d’idées confrontant constamment les poncifs politiques et les slogans médiatiques de l’époque sur l’immigration aux réalités des vécus des concernés (constats, témoignages, critiques...). Il en émanait quelque chose de l’ordre d’une indignation sur les conditions injustes faites aux immigrés. Un simple coup d’œil sur les titres des numéros pourrait en rendre compte : « Qui paye pour les immigrés ? » ; « Sans papiers » (déjà) ; « Les foyers, ça sert à quoi ? » ; « Enfants d’immigrés : font-ils baisser le niveau ? » ; « Droits de l’homme », etc. Symboliquement, la volonté était également forte de donner une visibilité à cette altérité par des textes écrits en langues différentes : arabe, portugais et turc notamment, figures dominantes de ces autres à cette époque.
Les autres fut une aventure intellectuelle discrète, quasi-confidentielle, mais qui en disait long aussi bien sur le parcours d’un « juste » (je pense qu’il le fut) que sur le rôle, critique, que peut jouer une revue, aussi modeste soit-elle, dans son époque : alerter qui veut bien entendre sur ses enjeux et aussi garder mémoire des vécus et des luttes de cette époque, qui n’était pas en l’occurrence clémente avec les immigrés, notamment depuis la loi restrictive Marcellin-Fontanet de 1972, l’arrêt de l’immigration économique en 1974, les « aides » incitant les immigrés au « retour », entre autres (« Arrêt » et « retour », ce sont des mots mettant « fin » à une présence), et jusqu’aux débuts des années 1980 où La marche pour l’égalité et contre le racisme mit fin précisément à la représentation socio-politique de leur « présence provisoire » (mot d’un autre « juste » !)… avant qu’elle ne (re)devienne une présence « subie » ! (Écarts d’identité, Immigration choisie, précarisation subie, N° 109, 2006). Tout rythme dessine un cycle ou le recycle autrement !
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Paul Muzard a pris sa retraite en 1991, laissant cet héritage à son successeur Paul Bron (cette succession « paulinienne » ne s’invente pas non plus !). Avec Paul Bron, il fallait à la fois sauvegarder cet héritage et le « moderniser ».
Autre figure déterminante de cette aventure, Paul Bron venait de cet autre horizon de la militance qu’on appelait à l’époque l’éduc-pop (l’éducation populaire). Ancien « instit » comme on disait alors, il a été (ou s’était) déchargé de cette fonction pour œuvrer quelques années à Peuple et Culture. Il s’était occupé entre autres de deux revues de ce mouvement (Culture à Paris et une autre à Grenoble), avant de débarquer à l’ADATE... Et l’on dirait qu’ainsi les pas-de-côté par rapport à leurs destinées premières spécifiaient les trajectoires des deux Paul, des sortes de reconversions ou de migrations intérieures en quelque sorte (on aurait voulu l’inventer là encore que l’on n’y serait pas arrivé). Paul Bron avait pour projet d’appliquer l’approche et les démarches de l’éducation populaire à la question et à l’action concernant les étrangers. Mais il était nourri également d’un autre héritage, socio-politique. Son père, Jean Bron, a publié notamment Histoire du mouvement ouvrier français (trois tomes) paru aux éditions ouvrières en 1976 et Histoire ouvrière : la CFDT en Isère paru chez PUG en 1984. De quoi forger une éthique trempée dans l’histoire des luttes populaires et sans doute aussi le sentiment de devoir en être acteur socialement et politiquement (Paul Bron se fera élire, après sa retraite de l’ADATE, adjoint chargé de l’éducation auprès du Maire de Grenoble et continue de poursuivre son chemin de militant associatif et politique).
Dès son arrivée à l’ADATE, Paul Bron s’était posé la question : que faire de Les autres ? Une question à double détente : il fallait continuer sa parution (au motif de l’imbrication de la « raison commerciale » et de la raison associative) et surtout, fort de son expérience éditoriale à Peuple et Culture, il était convaincu de l’intérêt, pour une association, de disposer d’une publication (Paul Bron, « Miser sur l’intelligence des citoyens », Écarts & liens. L’expérience interculturelle de l’intégration, Écarts d’identité, N° 120, 2012). Cet intérêt rencontra le mien, forgé dans un travail de thèse en psychologie anthropologique que j’avais intitulé Transculturation et expérience du moi, soutenue à l’université Lyon 2 en 1986, également dans une modeste expérience universitaire (bref passage comme chargé de cours à la même université, relais qui me fut passé par mon ami François Laplantine), et auteur de quelques articles et co-auteur de deux essais : Enfances maghrébines avec Mohammed Dernouny, paru chez Afrique-Orient, au Maroc, en 1987, et Écarts d’identité avec Azouz Begag, paru au Seuil en 1989... Titre repris pour la revue (cela non plus ne s’invente pas) sur suggestion de Paul Bron.
Le choix du nom d’une revue est aussi curieux que la chose qu’elle est (revue ou revisitation qui entretient la curiosité sur son objet d’une parution à l’autre) ou encore les stratégies qui président à sa parution. Ils projettent des sensibilités diverses dans des topographies mentales partagées, un rendez-vous programmé qui nourrit en quelque sorte ces topographies...
Ensemble donc, nous relevions cette nouvelle épreuve : transformer Les autres en une revue plus ambitieuse, au sens d’ambitus, de l’étendue d’une voix ou d’un instrument : donner à ce qualificatif que Les autres portait déjà la forme adéquate : une esthétique attractive et l’ouverture indispensable sur le monde de la recherche et de la culture. Faire correspondre en quelque sorte l’esprit de la chose au corps qui le véhiculait.
Pour Paul Bron, trois enjeux soutenaient ce challenge : « prendre du recul, de la distance par rapport à ce que l’on vit professionnellement au quotidien » ; « la confrontation au regard extérieur… celui des partenaires de tous ordres » et la « reconnaissance extérieure [comme] gage de qualité qui rejaillit sur tous les salariés et les administrateurs » de l’association (P. Bron op. cit.). Pour moi, c’était une « chance de témoigner de l’esprit du temps ; mieux : de contribuer à le créer. » (J.-B. Pontalis, « Pour un temps et un espace de la réflexion », Le temps de la réflexion, T. I, 1980), contribuant modestement à donner à l’« objet » immigration la « dignité » qui lui manquait comme disait alors cet autre grand conteur ou aède de l’immigration, Abdelmalek Sayad. (Il en apprécia d’ailleurs l’initiative en tant qu’hôte de l’ADATE lors de ses deuxièmes assises en 1994, dont les actes parurent dans la revue Hommes & migrations, Pour une éthique de l’intégration, N° 1182, Décembre 1994).
Paul Bron me confia cette mission bien que je n’eusse personnellement aucune expérience éditoriale. Je l’acceptai cependant avec enthousiasme mais non naïvement, car je la savais intranquille (il fallait tout repenser), et plutôt avec ce contentement secret du passionné (ou du bricoleur) qui rencontre soudain l’opportunité de faire de sa passion un métier : ouvrager des pages blanches en motifs d’interrogations, d’idées et d’intelligences à partager, telles les tapissières que j’admirais enfant avec leurs fils de trame et de chaîne sur leurs métiers (cette vieille réminiscence !)...
L’enjeu, pour une revue associative comme Écarts d’identité, n’était pas ou pas seulement de penser les « dessous des cartes » de l’immigration (d’autres revues et notamment de recherche le faisaient excellemment), mais plutôt de faire entrer concrètement la pensée de l’immigration dans les systèmes courants des représentations : aider à la penser communément autrement. Un esprit d’éduc-pop peut-être, mais là était bien le rôle d’une revue s’adressant au commun des lecteurs plutôt qu’aux pairs qui en partagent déjà la vision : élargir donc les régions de ce partage. Un travail dans la durée au-delà de l’urgence événementielle, un dialogue entre des formes différentes de penser et de faire, des points d’accroche (ces titres qui torturent l’esprit !), une attention aux lames de fond qui font l’esprit du temps (une revue, c’est une exposition itérative, permanente et itinérante en même temps)... et un rythme soutenu à tenir !
Ainsi partit la nouvelle aventure éditoriale de la revue au sein de l’ADATE, sa nouvelle genèse en quelque sorte.
Modestement d’abord : il fallait améliorer le format, l’infographie, la couverture, les illustrations photographiques, le brochage… et aussi donner un nouveau nom et un sous-nom ou un sous-titre adéquats aux sensibilités de l’époque. Et également toute l’organisation : un Comité de rédaction, une secrétaire de la rédaction, en la personne de Anne Le Balle (d’une efficacité égale à sa sensibilité), une ouverture quant aux contributeurs potentiels (la « littérature » sur l’immigration connaissant enfin son essor dans plusieurs disciplines), une promotion plus large de la revue, etc. Avec toujours les mêmes moyens de la SAID et la logistique modernisée de l’ADATE. Et aussi cette exigence partagée que l’on pourrait dire éthique, mémorielle ou patrimoniale : Écarts d’identité devait continuer l’initiative de Les autres, l’étendre et non rompre avec. Deux éléments en assurèrent cette fonction : faire suite dans la numérotation des productions à la série Les autres (le premier numéro d’Écarts d’identité, paru en mai 1992, portait ainsi le N° 60-61) ; ensuite signifier cette continuation dans le sous-titre : pendant plusieurs années celui-ci fut Les autres – revue régionale trimestrielle sur l’intégration. Le n° 60-61 porta en outre comme titre : Transition, un titre qui ramassait toutes les transitions alors en jeu, y compris celle de la revue (et il fallait bien le temps de deux numéros pour accomplir cette transition !). Son éditorial expliquait que « Cette transition est un temps de doute, de questionnement, mais aussi de relance, d’ouverture voire d’aventures. Un tel processus peut contribuer à redéfinir des perspectives nouvelles et mettre à l’épreuve les rituels rassurants de nos habitudes »... Tout un programme !
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Et transition fut faite. Thématiquement d’abord, la revue s’est appliquée, d’une livraison à l’autre et au rythme soutenu d’un trimestriel (la passion ne compte pas !), à interroger cette « croyance » de l’intégration (Smaïn Laacher, « L’intégration comme objet de croyance », Confluences, N° 1, 1991) en mettant à l’épreuve ses angles morts : L’intégration, c’est quoi au juste ? (1992) ; Europe : Quelle place pour les immigrés ? (1992) ; Vieillir dans l’immigration (1993) ; De l’islam en France à l’islam de France (1993) ; Jeunes issus de l’immigration, parcours multiples (1993) ; L’immigration féminine et son devenir (1993) ; Au nom du père, visages du père dans l’immigration (1994), etc. Ensuite au niveau des résonances, auprès des alliés mais aussi de ceux qui découvraient la revue (ils ne connaissaient pas forcément Les autres). Enfin de quelques reconnaissances et fondamentalement celle-ci qui a eu des répercussions importantes par la suite : le FAS (Fonds d’Action Sociale) qui disposait à cette époque, au niveau national, d’une ligne budgétaire pour aider les productions culturelles concernant l’immigration (avant le virage sombre de la hantise gestionnite amorcé par la fameuse RGPP – Révision générale des politiques publiques – au milieu des années 2000).
Le FAS proposa à l’ADATE un soutien pour sa revue... Ces temps bénis où des intelligences individuelles dans les institutions rencontraient les passions animant des acteurs sur leurs terrains ! Une Christiane Herrero et un Frédéric Calens par exemple, à l’écoute des revues comme des radios libres, tel qu’on disait à l’époque, œuvrant dans ce champ... Me reviennent ces mots de Christiane lors d’un échange confiant : « si on vous finance, c’est aussi parce que vous pouvez dire des choses que nous ne pouvons pas dire en tant qu’agents institutionnels », propos quasiment intenables aujourd’hui dans cette franchise, même en off…) : un pari sur l’intelligence collective et une finesse qui mena l’aventure plus loin, avec la complicité et le savoir-faire d’André Chabin (Ent’revues), fin connaisseur et gourmet des revues au palais toujours flatté de leurs saveurs (cet en-cas entre autres : le goût de la revue édité par ENT’REVUES en 2004). Ils propulsèrent les revues de l’immigration sur une scène allant aux devants de leurs lecteurs potentiels : proposant un salon regroupant ces revues et tournant dans différentes villes. Ce salon s’appela « Autres cultures, autres revues » (cet esprit partagé de Les autres !). Il s’initia à Paris dans les locaux de l’Association ACB (Association Culture Berbère et sa revue du même nom). Il rassembla une vingtaine de revues aux approches diverses (scientifiques, littéraires, culturelles), des plus modestes aux déjà prestigieuses et des plus fragiles à celles appuyées sur un centre de recherche ou une institution connue (et déjà un débat organisé par les revues. Y participèrent autant que je me souvienne le regretté Abdelwahab Meddeb pour le revue Dédales et Fathi Benslama pour la revue Intersignes)... Un tour de manège et de magie comme André et son compère Yannick Karavec savent en faire : Lille, Grenoble, Lyon, Strasbourg, Toulouse, Limoges, etc. et même le Luxembourg. Et ces séminaires inoubliables à l’IMEC (Institut Mémoires des Éditions Contemporaines) à l’Abbaye d’Ardenne !... Affables, aimables et à l’esprit ironique quand il le fallait, André et Yannick, mentors des revues, savent insuffler une dynamique tout en restant en retrait... Je me souviens encore de ma première rencontre avec André, à Paris, venant, novice en la matière, lui demander quelques conseils. Je n’en sortis pas rassuré sur l’affaire mais bien déterminé à poursuivre l’aventure !
Un autre cheminement s’était ainsi ouvert dans cet horizon, en réseau comme on commençait à dire : échanges de savoirs et savoir-faire, mutualisation des moyens pour organiser ces salons, édition de l’ouvrage collectif Allers-Retours (Téraèdre / Revues Plurielles, 2008), et beaucoup d’amitié et de convivialité où l’on racontait tant d’histoires et de mésaventures des revues qui faisaient supporter à chacun, à chacune, les moments plus longs de solitude, de bouffées d’angoisse et parfois de découragement.
Le temps des revues est comme le temps des cerises : enchâssé de rêves, d’émerveillements, de joies et aussi des tortures des doutes, parfois de déprimes dont on garde « une plaie ouverte »… Mais c’est en ces plaies mêmes et béances que les revues fleurissent et mûrissent !
En 1999, André Chabin, en bon prince ou en agitateur des aventures revuistes, consacra un numéro de La Revue des revues (revue d’Ent’revues qu’il pilote lui-même) aux Revues de l’intégration et l’immigration (N° 27, 1999). L’enquête fut menée par José M. Ruiz-Funes. La revue Écarts d’identité y fut classée sous la rubrique « Revues transculturelles ». L’auteur y écrit : « le grand intérêt de cette publication découle des deux axes qui la définissent. Le premier est l’acuité de l’approche transculturelle qu’elle instaure, et qui lui permet d’analyser les manifestations et répercussions précises du subtil exercice de l’intégration chez les différentes communautés immigrées qui s’y trouvent confrontées. De la mise à contribution d’une telle pluralité d’expériences émerge ainsi une vue d’ensemble qui n’est faite ni de fades généralités ni de la conversion d’un seul cas particulier en expérience significative : Écarts d’identité n’est plus une revue de l’immigration mais des immigrations. Le deuxième axe est le recours systématique à une multiplicité de points de vue ou, comme ladite charte rédactionnelle l’énonce, la volonté de « faire dialoguer de manière vivante analyses et témoignages de chercheurs, de praticiens associatifs et d’acteurs concernés par l’expérience de l’immigration »... Si cela fut bien vu et bien conté, la cerise sur le gâteau fut particulièrement amène, et aussi quelque peu amère : « nous ne pouvons pas ne pas évoquer le seul désavantage d’Écarts d’identité, une hypothèque qui, la décentralisation aidant, finira par être levée. Oui, son seul vrai handicap est de ne pas être une revue parisienne pouvant compter sur des réseaux plus facilement accessibles et mobilisables. »… Ce temps des cerises, oui !
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L’hypothèque ne fut pas levée (et même ayant eu l’honneur, grâce à André et Yannick, d’en causer à France Culture avec Christine Goémé dans son émission « Les idées en revue »), au contraire : le FAS disparaissant, les subventions aux revues se sont effondrées avec !... Le temps des cerises s’était ainsi transformé en temps de crises (cette « disparition » d’une voyelle – Georges Perec, La disparition, Gallimard 1969 – transforma tant d’Almanach des Muses, revue consacrée à la poésie au XVIIIe siècle, en silence). Sans doute les revues étaient-elles devenues (déjà !) « inessentielles » aux yeux des nouveaux gestionnaires. Je pense à Accueillir (la revue du SSAE, Service Social d’Aide aux Émigrés), je pense à Latitude (belle revue franco-portugaise), je pense aux difficultés traversées par Africulture, cette magnifique aventure de l’extension d’un continent et des îles et à tant d’autres... Subsistent les acharnées et les chanceuses (appuyées sur une maison d’édition, une institution ou une association). La SAID et l’ADATE jouèrent ce rôle pour Écarts d’identité qui continua ainsi son chemin malgré les obstacles qui s’y accumulaient. Hommage leur soit donc ici rendu !
En 2000, la revue participa à la fondation du Forum Traces en Rhône-Alpes, premier réseau régional dédié à l’Histoire-mémoire des migrations, avec les ami.e.s Warda Houti, Moustapha Najmi, Lela Bencharif, le regretté Daniel Pelligra, Benjamin Vanderlick... Un numéro hors-série (Traces en Rhône-Alpes. Des mémoires d’immigrés, avril 2000) accompagna la première biennale de ce réseau et d’autres suivirent : Faire mémoire, Traces des migrations en Rhône-Alpes (2006) ; La chanson maghrébine de l’exil en France 1950-1970 (N° spécial 2009) en partenariat avec Traces et la regrettée Association Génériques (cette immense perte pour les mémoires de l’immigration !),.. et aussi à la collaboration à l’ouvrage Lyon, Capitale des outre-mers (sous la direction scientifique de Achac, La Découverte, 2007), pièce maîtresse de la biennale 2008.
Entre-temps, après son vingtième anniversaire, la revue confirma sa vocation déjà annoncée par cette devise en sous-titre : Migration-Égalité-Interculturalité. L’enjeu était de contribuer à forger une représentation des migrations non plus comme aventures autonomes mais intégrées dans le processus généralisé d’une « mondialité » en cours et les générant, et de la nécessité d’un traitement égalitaire, en droit et dans les faits, des migrants à cette échelle. Le N° 106, Trente ans d’accueil des étrangers en France (paru en 2005), en signifia le virage. Il reprit les actes des troisièmes assises de l’ADATE et au moment où, politiquement, la circulaire Gorce, créant le réseau national d’accueil a été abrogée (Abdellatif Chaouite, ss. Dir., Mémoire de l’accueil des étrangers, co-édition Écarts d’identité - La fosse aux ours, 2014), et où la Cour des comptes diffusa au même moment son rapport critique sur la politique de l’accueil en France ! Catherine Wihtol de Wenden, Jacques Barou, Anne Gotman, Joël Roman, Abdelkader Belbahri (toutes et tous fidèles compagnons de la revue) en furent… « Écarts d’identité fait peau neuve, écrivais-je alors dans l’édito... Nouveau format, nouvelle couverture… Elle gagne en cohérence… et en esthétique sobre ». Elle gagna aussi en profondeur, ce à quoi nous avions œuvré avec mon compère, chargé de communication et de développement, Achour Ouamara (universitaire et écrivain).
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Paul Bron prit à son tour sa retraite de l’ADATE en 2008 mettant fin aux leadershipx des deux Paul, les plus longs. D’autres directeurs se succédèrent mais les temps avaient changé et se rythmaient désormais moins aux saisons des cerises qu’à celles des tensions sociales et à leur zapping... Aucun cependant ne remit jamais en question l’action revue, jusqu’à ce que la « raison gestionnaire » rattrape le monde associatif devenu dans les discours des managers le monde de « l’entreprise sociale » (bel euphémisme qui cachait sous son apparence « sociale » son intention « entrepreneuriale » : ces « cahiers des charges » qui hypothèquent le devenir : faire à leurs manières ou mourir. Dorénavant, c’était eux qui contaient la seule version et la « bonne », comme si Shéhérazade avait changé de camp !).
Il fallait alors trouver une solution qui pérenniserait la revue sans qu’elle ne soit plus portée, financièrement, seulement par l’ADATE... Et, comment dire, dans le langage du conte, ces nuits blanches à ruminer ! Elles « se prolonge[aient] entre le crépuscule et l’aube, là où s’effacent tout commencement et toute fin. » (Abdelkebir Khatibi, De la mille et troisième nuit, Arrabita, 1996), et apportèrent conseil comme il se dit... Le troisième temps de la revue, son troisième écart ou sa troisième genèse démarra avec le directeur de l’époque. De volonté composante, il accepta le projet et le temps d’une transition afin de transférer sur d’autres acteurs de la région le portage de la revue... La passion et la complicité firent le reste.
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Déjà compagnons de l’aventure et désireux de la continuer, Bruno Guichard (alors responsable de La Maison des Passages à Lyon) et Dominique Raphel (président d’ISM-Corum à Lyon) relevèrent le challenge, tous deux militants associatifs et anciens compères dans l’une des plus belles aventures revuistes des années 1990 , Diagonales Est-Ouest, qui analysa la transition en œuvre en Europe après la chute du mur de Berlin, revue mise en hommage par Edgar Morin dans un de ses livres... Bruno Guichard œuvra en outre dans la maison d’édition engagée FEDEROP et Dominique Raphel en tant que militant syndicaliste… Enfin Traces Auvergne-Rhône-Alpes rejoignit également l’initiative, l’ADATE demeurant toujours un des acteurs de cette transition et un appui solide, en la personne notamment de sa directrice actuelle Sonia Le Groumelec. Et une poignée d’amis, adjuvants incontournables de cette aventure, Farid Rigui (sociologue), Philippe Hanus (historien), Marcel Beauvoir, bougonnant toujours dans sa barbe mais à l’œil correcteur infaillible, qui furent d’une implication et d’un soutien indéfectibles... et les membres d’un Comité de rédaction reconstitué menant son concert polyphonique (parfois discordant et critique, d’autres fois concordant et magnanime) mais toujours vigilant sur le respect de la ligne rédactionnelle... Et, de sa lointaine Martinique et de sa hauteur poétique, le geste combien amical de ce grand autre frère (Frères migrants, Seuil, 2017) qui parraina la revue, Patrick Chamoiseau (mon amitié reconnaissante lui sera éternelle).
Ce fut une presque nouvelle renaissance, un (mille et) troisième écart ou le retour du battant de sa cloche. L’ensemble du projet a été repensé, dans son format, dans son esthétique et dans son organisation gagnant ainsi en attractivité adéquate aux sensibilités du moment et épousant par la même occasion et plus fermement sa vocation régionale. Cette démarche aboutit à l’autonomisation de la revue, portée dorénavant par l’association qui porte elle-même son nom : Association Écarts d’identité… Le N° 127, Globalisation et migrations, paru en novembre 2016, en donna le nouveau tempo : un concert de nouvelles voix dans l’horizon de cette « nouvelle région du monde » (E. Glissant) à bâtir, une fraternité migrante. Et contre les cortèges des violences, qui font tourner à tous les vents les coefficients du « vrai » et du « faux » des expériences migratoires, les confondant avec le programme de leurs intérêts spéculatifs (un cortège qui risque bien d’engloutir dans ses girouettes affolées toute région !).
Les revues comptent parmi les voiles majeures qui font tenir le cap et la distance dans ces turbulences, ce cap sans lequel les questions sociales et mémorielles ne pourraient prendre leur souffle ni promettre une vision (aussi les « inessentialiser » confine à une régression de l’imaginaire politico-institutionnel)... Écarts d’identité n’en est qu’une voile mineure, mais participe au final et à sa propre échelle, je me permets de le penser, au maintien de ce cap...
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Le moment de conclure ce conte. Comme il se doit, il doit se clore par une formule de même qu’à son ouverture. « Voilà ce que les gens de bien m’en ont raconté et ce que j’en raconte à mon tour » dit l’une dans sa langue, « Et la nuit est venue, le coq a chanté et mon conte est terminé » dit l’autre dans la sienne. Mais n’est-ce pas plutôt un autre jour qui pointe au chant du coq et la promesse d’un autre conte !? Une promesse qui annonce une longue traversée dans cette époque qui « déterritorialise » et « dissémine » à tout va... Un autre conteur en fera et en son heure le récit. Écarts d’identité continuera à y aménager de belles haltes, j’en suis persuadé, une conviction plus qu’un souhait au sens conventionnel... A cette table de faiseurs de « goûts », d’artisans bricoleurs des libertés et des fraternités et de « guerriers des imaginaires » (P. Chamoiseau) qui font aujourd’hui légions, il faut savoir cependant laisser la place aux nouvelles initiatives en nouvelles saveurs et savoir-faire dans les turbulences actuelles… L’heure de ma propre retraite a sonné et il se peut que ce soit donc là « ma dernière séance » ou mon dernier « chant », du moins en tant qu’officiant en première ligne. Aussi je ne voudrais pas en terminer le récit « à mon tour » sans dire ma grande et profonde gratitude aux contributrices et contributeurs, lectrices et lecteurs que j’ai pu croiser sur mon chemin, et aux multiples compagnons, tous « gens de bien » dans cette aventure. Elles et ils en ont tissé, et continuent de le faire, la vraie trame : une identité singulière et aux écarts au pluriel (un rapport à soi-même et aux autres) qui témoignent des tensions du présent vivant et annoncent expressément et à tout horizon le Divers comme voie (ou voix) commune et, peut-être et comme dit un autre conte, seule véritable arche de salut… Ma grande et profonde gratitude, oui !