N°139

LA REVUE ECARTS D ’IDENTITE A 30 ANS

Seuil

« L’étranger ». L’étranger, qui est-ce ?
Il n’y a pas ici de définition suffisante. Il vient du dehors.
Il est bien accueilli, mais selon les règles auxquelles il ne peut s’astreindre
et qui de toutes manières le mettent à l’épreuve – au seuil de la mort. »

Maurice Blanchot
Après coup

Penser les écarts d’identité, les penser à même leurs traces et en appui sur les éc-arts de penser, scientifiques et culturels, et aussi les manières de les vivre. Penser, c’est-à-dire mettre en relation de com-préhension (les prenant avec). Telle aura été, rétrospectivement, l’intuition première ramassée dans le titre de la revue Écarts identités.

Intuition d’une propension contemporaine qui « ouvre [sur] ces échappées qui accroissent nos horizons » (Cécile Oumhani).
Ce qui est « un projet (sortir de la mise-sous-relation capitaliste et meurtrière pour accéder aux richesses partagées d’une mise-en-Relation) (Patrick Chamoiseau).
Et déjà des expériences vécues dans « l’attente », à la fois vitale et souvent encore « clandestine », de cette mise-en-relation, signes des mutations de notre « rapport au temps et à l’espace » (Smaïn Laacher)...

La revue Écarts d’identité scrute depuis trente ans ces horizons, projets et rapports qui constituent l’une des expériences fondamentales de notre époque. Et peut-être commençons-nous juste à en prendre la vraie mesure : les identités, toutes les identités, sont désormais connectées aux complexités du réel tassé du temps, « intensités » tramées de leurs sédimentations historiques, affectives et narratives et aussi expérientielles. Elles font par essence Lien, Relation, et transforment profondément les imaginaires en « fluidités » et « rapports » dans et hors leurs lieux. Elles ne sont plus seulement entités en juxtapositions ou coalescences.
L’un des miroirs grossissants de ces fluidités, dans leurs déploiements et développements comme dans les rétrécissements régressifs ou les sténoses auxquels ils donnent lieu, est ce à quoi nous appliquons aujourd’hui le nom de « migration ». Expérience aussi vieille que le monde pourtant (elle a fait le monde et continue de le faire), et plurielle dans ses raisons contextuelles comme dans ses effets « imprévisibles » d’interculturalisations ou de « créolisations ». Ils déploient le Divers du monde telle sa « grammaire générative ».

Trente ans, un anniversaire donc, une halte sur cette œuvre collective faite de complicités intellectuelles et « œuvrières ». Un moment d’attardement sur ses mémoires, sur ses archives [1]. Cette disponibilité participe de l’événement anniversaire de la revue. et sur la fonction qu’elle a toujours aspiré à jouer : fondamentalement de « déconstruction » des discours et des « fabriques » des faits « migratoires » [2] . Et selon une méthode dialogique croisant des pratiques pluridisciplinaires d’analyse et des analyses des pratiques de différents acteurs dans ce champ. Un cap rédactionnel qui .« se coltine avec [son] époque » [3] : ce monde qui se mondialise paradoxalement, en fracas des frontières et aussi en nouvelles clôtures, et aussi en nouveaux imaginaires qui affirment en leurs fécondités une nouvelle « mondialité ».

Cette halte, nous avons souhaité la faire en empruntant des chemins en écarts précisément donnant « carte blanche » aux contributrices et contributeurs de méditer comme elles.ils le souhaitaient à partir de deux mots : « revue » et « migration ». Un fil tendu entre deux étendues : une politique et une poétique de la Relation, une politique et une poétique des passages.
Quelques compagnons fidèles de la revue, exemples parmi d’autres, et des artistes ont bien voulu jouer le jeu et l’écrivaine-poétesse Cécile Oumhani s’en est trouvée tentée, et quelle rencontre et quel honneur !
L’écriture de Cécile Oumhani, son œuvre romanesque et poétique (qui a reçu plusieurs prix) aime à fréquenter des lieux et des terres aux couleurs et saveurs différentes. Elle porte en sa langue cette poétique des passages qui ouvre sur des imaginaires pluriels. Les sauts de formes et de styles qu’elle nous suggère ici, tout en nous faisant voyager dans une mémoire poétique de l’exil, incarnent cette métamorphose du réel que seul l’art de dire et d’écrire sait nous faire toucher. Et il en est de même avec ce « frère » en aventures migrantes [4] ; Patrick Chamoiseau. Il nous remet au cœur de ce qui compte dans cette affaire : la Relation. Une perspective à toujours creuser au-delà des évidences pour penser ce qui arrive : « la ‘’créolisation’’ du monde avec un principe actif qui est celui de la ‘’Relation’’ ».
Et c’est comme le la pour toute cette symphonie. La carte blanche aurait comme dessiné, au fil des lectures, une sorte de carte d’identité d’Écarts d’identité. Poétique et esthétique y sont au rendez-vous : ces « ombres des frontières » (intérieures-extérieures) à la fois relâchées et ramassées des photographies d’Anne Bouillot, un monde et aussi ses spectres par-delà toute frontières ! Et ce tracé de ……… qui incarne les mots d’Oumhani et les étire encore plus loin ! Et de même en méditations : cette « attente » des clandestins comme dans un temps parallèle mais qui n’épuise pas l’espoir que nous fait vivre Smaïn Laacher : elle accuse d’elle-même ! Et en rencontres et découvertes avec Catherine Wihtol de Wenden : ses Atlas des migrations nous ont familiarisé avec les mouvements du monde et ses réflexions ont ouvert le cap d’une autre Europe plus juste et plus cohérente avec elle-même. Et en réflexions sur les revues avec Jacques Barou, compagnon de plusieurs et fin observateur ou avec Philippe Hanus, cet historien bourlingueur des frontières lointaines et proches [5]et de la khokhomania des lascars des banlieues [6] . De même ces évocations de Bruno Guichard qui rappellent que « nous ne partons pas de rien » [7]mais de bien des engagements précédents, des ouvriers dans la région ou ailleurs ou de Franz Fanon dans la lutte des Algériens pour leur indépendance, ou de l’éditeur François Maspéro [8]accompagnant ces luttes et de combien d’autres. Ou encore ces mots des porteurs actuels de la revue, compagnons engagés en leurs noms propres et aux noms de leurs « maisons ». Ils œuvrent à la « mise-en-relation ». Et quel florilège !

C’est assurément le plus beau présent qui est fait ici à Écarts d’identité pour son anniversaire : celui de toutes leurs présences justement, compagnonnages chaleureux, partages généreux et une hospitalité amicale. Et cette incitation cruciale à poursuivre l’œuvre dans les temps incertains que nous connaissons : « Aller en Relation, pratiquer cet écart, élimine de facto de nos imaginaires tout ce qui pourrait subsister de colonialiste, de capitaliste, ou de néolibéral, ou de sexiste, ou de raciste, etc. » (P. Chamoiseau)... Puisse cela être entendu et partagé ! Ne serait-ce que chandelle cependant, sa flemme oriente Écarts d’identité, et elle contribue à l’entretenir en retour...

Comment alors remercier ! Le mot et le geste ne suffiraient jamais. Comment remercier tous les acteurs, contributeurs, artistes, éditeurs, personnes en soutien dans les institutions et les membres du Comité de rédaction, et son parrain. Elles.ils ont concouru, dans un esprit amical et de partage, à faire aboutir cet Écart… Peut-être et d’abord en demeurant fidèles à cet esprit précisément : « Aller en Relation ». Car tant qu’il existe – ou peut se construire –, c’est le politique et le poétique qui ne perdent pas pied et peuvent ainsi continuer à mieux « éclairer » les actions. Vision aussi fondamentale que fragile comme l’on sait. Aussi faut-il persévérer, tant que faire se peut, dans cette voie, ce qui est le rôle des acteurs qui ont cure, soin et souci, de ce qui arrive et de tout arrivant ici et ailleurs dans ce monde... Les revues ne font qu’en témoigner au fond, et aussi en indiquer les chemins de la Relation !
Et comment remercier et tout aussi franchement cet autre, acteur aux multiples visages agissant dans l’ombre : les lectrices et les lecteurs. Le geste et le mot ne suffiraient pas plus à le faire. Sans elles.eux, rien de tout cela ne serait jamais arrivé ni ne pourrait continuer à le faire, lors que tant d’écarts nous arrivent et tant sont encore à venir !... C’est donc et en fin de compte à elles et à eux que nous dédions, en toute amitié et reconnaissance, cet ouvrage. Elles.ils en sont les muses !

[1Archives mises récemment à disposition des lecteurs sur le site d’Écarts d’identité

[2Écarts d’identité, Les mots de l’immigration, n° 111, 2007 (et autres livraisons)

[3« Qu’est-ce qu’une revue ? Assurément une réflexion sur l’époque, une manière de se coltiner avec elle et d’essayer de la comprendre, de l’influencer ». Mathieu Bénézet, Le Roman des revues, Ent’revues, 2012.

[4Patrick Chamoiseau, Frères migrants, Seuil, 2017

[5Entre autres, Philippe Hanus & Laure Teulières (ss.dir.), Vercors des mille chemins. Figures de l’étrenger en temps de guerre, Rochechinar, Un comptoir d’édition, 2013. Ou encore, ce catalogue de l’exposition Un siècle de réfugiés dans la Drôme, Archives départementales de la Drôme & Centre du patrimoine arménien, 2017.

[6cf. entre autres à l’hommage rendue à Rachid Taha par Philippe Hanus et col. Écarts d’identité n° 131, 2018.

[7Collectif, Pour une politique de la Relation, Quel monde désirons-nous ?, Maison des Passages, 2015

[8B. Guichard en a réalisé une exposition et un livre : Pierre-Jean Balzan, Bruno Guichard et Alain Léger, François Maspero et les paysages humains, A plus d’un titre & La fosse aux ours, 2009.