n°137
Editorial
par Abdellatif ChaouiteDepuis les entreprises de la conquête occidentale du monde, nous rappelle ici P. Chamoiseau, celui-ci « précipite ses horizons, ses partitions et ses cadres les uns contre les autres ». Cette précipitation connaîtrait-elle aujourd’hui son paroxysme ? Tous ses démons semblent désormais sur le pied de guerre, qui n’est plus seulement froide ou chaude mais fait du « mépris » et partout sa règle (Alice Cherki).
Ce paysage, on pourrait le dire d’un parachronisme total : plus le monde devient monde, de fait, plus son théâtre élève ses décors, et de « droit » semble-t-il (droit souffrant lui-même d’anachronisme entre le formel et le réel), selon une tectonique auto-légitimée toutes les fois et cependant fort inquiétante : partout poussent édiles et régimes dits « forts » et font pousser murs supposés protéger leurs prés carrés et, dedans, d’autres encore qui « séparent » leurs composantes ! « identité », « race », « genre », « culture », « religion », « migration », et de même « histoire » et « mémoires » y deviennent des armes, manipulées à hautes fréquences et tensions. Une guerre autant symbolique que réelle dans ce théâtre et toujours à l’avantage des discours qui l’autorisent. Ils instillent leur poison et les plus chevronné.es même s’y prennent parfois les pieds !
Chaos donc et bel et bien orchestré, lors que ce monde est en quête de sa nouvelle vision : les identités, les races, les genres, les cultures, les religions et les mémoires et les histoires n’y connaissent pas de frontières. Ce sont les souverainetés et en tant qu’elles échappent aux droits humains et dérivent, qui les érigent en murs et procédures séparant, en leurs dedans et en leurs dehors, les humains. Tout le parachronisme actuel tient en cela : séparer pour mieux régner. Règle d’or et de longtemps de tout Pouvoir comme l’on sait, et aussi la complexité politique des temps présents : comment en faire « autorités » justes plutôt que « Puissances » arbitraires des plus forts ?
Reste ce qui échappe aux griffes des Pouvoirs : la Relation. Ses « lignes de force [qui] se devinent parfois, pour se dérober aussitôt » (E. Glissant). La Relation n’est ni déterminée ni déterministe, elle se façonne et façonne en cours de sa réalisation même. En cela, elle nous donne la latitude de « rêver ou agir », une forme de liberté. Et il faut les deux : rêver et agir contre les pensées (celles dites d’États comme celles des forces aveugles qui entretiennent en arrières pays leurs foyers crépusculaires). Elles enterrent toutes les valeurs conférées par l’ensemble des peuples et de leurs traditions à la pensée. Et aussi contre les murs qui dérogent à tout droit humain ; contre les lois et les procédures qui érigent en délit ce droit ; contre les privations des libertés, de se mouvoir, de croire ou de ne pas croire et de choisir collectivement ou individuellement là même où le non-choix est le plus souvent imposé et où l’indécidable (confié à l’arbitraire des algorithmes) semble de mise…
Il faut, pour penser et agir, mobiliser continuellement les forces vives, résistantes et créatives, et en cela relationnelles (la Relation ne se décrète pas, elle se construit). Ce à quoi s’attache nombre d’acteurs, chacun dans son champ et selon sa perspective. Il y faut de la science et du savoir, il y faut de l’histoire et de la mémoire, il y faut de l’action et de la transmission, et il y faut de la poétique.
Ce numéro offre un mélange de toutes ces approches : le sensible en itinéraires y dialogue avec l’intelligible, et l’expérientiel, en institutionnel ou en création, avec le poétique, tous registres dans lesquels se décline la Relation, du moins les lignes de force et les vivacités où elle se devine et qui en en accueillent les imprévisibles. Il est introduit par le texte argument qui l’a lancé et en décline le recueil d’une floraison tel que chacun.e des contributeurs et contributrices en a entendu l’appel...
On le lira directement dans ces contributions ou on le devinera entre leurs lignes : aucun arc ne « sépare » en fait ni ne fait pont entre Chaos et Relation. Celle-ci est chaotique en ses mobiles et élans et celui-là en fait matière. Ils forment tout ensemble un tourbillon et un mouvement perpétuel de transformation. La relation est réfractaire à toute « généralisation d’absolu ». Elle est « la possibilité [même] pour chacun de s’y trouver, à tout moment, solidaire et solitaire » (E. Glissant).