A partir des années 1960, la question du mal logement des populations immigrées devient objet de débats à Lyon et dans sa région. Au début des années 1970, le cas du bidonville de Feyzin est largement médiatisé grâce à l’action d’un comité de soutien hétérogène qui lutte pour la régularisation des personnes sans-papiers menacées d’expulsion. Il sera le dernier de cette époque à être détruit. Un demi-siècle plus tard, des collectifs citoyens essayent à nouveau de faire entendre leur voix afin de dénoncer les conditions indignes d’accueil des jeunes migrants dans la ville. Sur le territoire lyonnais, l’histoire repasse les plats ?
Un double nettoyage politique
Le 25 janvier 1973, la police se présente sur un terrain de la commune de Feyzin, au sud de Lyon. Sur celui-ci, un propriétaire, moyennant un droit de location, a autorisé deux cents immigrés à se loger dans des caravanes délabrées, des roulottes vétustes et autres carcasses d’autocar utilisées comme logement, faute de mieux. Il s’agit alors de l’un des “campings-bidonvilles” du département [1] .

La préfecture souhaite le résorber dans le contexte national d’éradication de l’habitat de fortune initiée dès la fin des années 1950. Ce jour-là les forces de l’ordre sont chargées de prévenir les occupants des opérations qui s’annoncent. Elles informent les locataires qu’il leur faudra quitter les lieux au plus vite et accepter un relogement dans des foyers de la SONACOTRA. Toutefois cette exigence suppose d’abord qu’ils soient en capacité d’en payer le prix journalier, beaucoup plus élevé que celui demandé pour le stationnement des caravanes ; plus du triple ! Cela suppose ensuite qu’ils aient des papiers en règle, c’est-à-dire un contrat de travail en bonne et due forme ainsi qu’une carte de séjour valable prouvant la régularité de leur situation sur le sol national en tant que travailleurs étrangers. Or pour la quasi-totalité des Tunisiens concernés, tel n’est pas le cas.
En effet, l’année qui précède, les circulaires Marcellin-Fontanet (émanant des ministères de l’Intérieur et du Travail) entendent imposer une nouvelle réglementation visant à rompre avec les modalités antérieures de gestion des arrivées. Alors que le nombre d’immigrés n’a cessé d’augmenter depuis 25 ans, surtout en provenance des pays d’Europe du Sud et d’Afrique du Nord, il s’agit désormais de subordonner la délivrance d’une carte de résident à l’obtention d’un contrat de travail et d’un logement « décent » afin de combattre plus efficacement l’immigration sauvage. La volonté est également de mettre un terme aux procédures de régularisation « au fil de l’eau » appliquées jusque-là. La mise en œuvre concrète de ces circulaires modifie le cadre législatif et a une conséquence immédiate. Des milliers de travailleurs immigrés se retrouvent presque du jour au lendemain dans une situation irrégulière, synonyme pour eux d’un potentiel refoulement expéditif à la frontière.
Les 150 000 personnes de nationalité étrangère que compte à cette époque le département du Rhône, dont une moitié de Maghrébins, vivent pour la plupart à l’écart des personnes de nationalité française, dans des taudis surpeuplés et des bidonvilles insalubres particulièrement nombreux à Lyon depuis le milieu des années 1950. A Feyzin, lorsque la police arrive, il ne s’agit que de la poursuite d’un long processus précédé d’une multitude d’opérations analogues, à chaque fois présentées dans la presse locale ou par les élus comme devant concrétiser la suppression définitive du « dernier bidonville de la région »… Victoire en trompe-l’œil, comme l’enseigne de façon incontestable l’analyse documentée des faits historiques.
La résorption du bidonville de Feyzin connaît un retentissement inédit, sans doute accentué par le sentiment grandissant que les nouvelles dispositions réglementaires consacrent une régression en matière de droit migratoire. Un peu moins de 10 ans plus tôt (1964), le Premier ministre Michel Debré avait annoncé à la tribune de l’Assemblée nationale vouloir en finir en « 5 ou 6 ans » avec les bidonvilles et les taudis français. Rappelons qu’en 1972, un collectif d’associations (CNL [2] , CIMADE [3] , FASTI [4] , MRAP [5] …) estimait pourtant que 20% de la population de nationalité étrangère demeurait toujours concernée par l’habitat informel.
Les mouvements citoyens s’emparent donc du sujet face au durcissement de la politique migratoire. Sur les deux cents résidents du bidonville, près des deux tiers sont en situation irrégulière selon l’estimation faite par la police. Dès le mois de février, avec l’appui d’un comité de soutien composite (qui réunit notamment l’Union locale CFDT, la CGT, le PSU, l’Association des familles, le Comité de soutien à la révolution palestinienne, Front rouge…) des tracts sont rédigés en français et en arabe, des réunions d’information sont organisées, une pétition est lancée afin de demander la régularisation des sans-papiers. Début mars, une grève de la faim est entamée. Mi-mars, la presse locale et nationale se fait écho du mouvement et face à l’ampleur que prend cette mobilisation, la préfecture accepte finalement le principe d’un réexamen des dossiers. Les grévistes finissent par obtenir gain de cause : une promesse d’embauche émanant de l’Agence Nationale Pour l’Emploi, un titre de séjour provisoire ainsi que l’assurance de régularisation, à terme, de leur situation. Cet épisode va clore provisoirement 50 années d’existence des bidonvilles sur le territoire.
La répétition : un réflexe politique
Le vendredi 10 novembre 2017, à la demande de la Métropole, la police de Lyon intervient pour procéder à l’évacuation de ce que l’Agence France Presse a nommé « la plateforme des Africains ». Située à quelques dizaines de mètres du cœur de la gare de la Part Dieu, sur une terrasse aux dalles cassées, contiguë à un quai d’où arrivent et repartent les TGV, elle accueille depuis plusieurs mois de jeunes migrants dans des conditions misérables, à l’écart des voyageurs internationaux qui transitent à quelques mètres de là par dizaines de milliers chaque jour. A plusieurs reprises, les forces de l’ordre sont intervenues les semaines précédentes pour faire partir ceux qui survivent là tant bien que mal, sans succès. Il faut dire que faute de solution, où peuvent-ils bien aller ?
Parmi ces personnes, certaines se sont déclarées mineures, et sont en attente d’un rendez-vous à la MEOMIE [6] depuis de nombreuses semaines. Elles devraient pourtant bénéficier de la mise à l’abri prévue par la loi [7] en matière de protection de l’enfance. Les services concernés se déclarent débordés et le dispositif administratif de prise en charge est saturé. Ce jour de novembre, l’expulsion a donc lieu sans qu’aucune solution d’hébergement ne soit proposée. Des grilles métalliques sont scellées afin de fermer le passage et éviter une installation ultérieure. Désormais un agent de sécurité va veiller. Poussière de jeunesse cachée sous le tapis… Les carences répétées de la collectivité, aussi dérogatoires soient-elles au regard du droit national et international, sont considérées par beaucoup de responsables locaux comme inévitables au regard de la hausse des arrivées : des adolescents relevant, au titre de l’enfance en danger, du cadre législatif relatif à la protection de l’enfance, voient leurs droits bafoués car de nationalité étrangère et d’abord considérés comme tels.
Cette année-là, plus d’une centaine de jeunes originaires du Mali, d’Albanie, de Guinée, de Côte d’Ivoire ou encore d’Algérie sont à la rue selon les chiffres de la Direction locale de la Prévention et de la Protection de l’Enfance. En effet, la minorité de certains a été mise en question au terme de l’évaluation menée. En procédure de recours pour la reconnaissance de leur minorité, ils se trouvent dans un flou juridique et institutionnel : non considérés mineurs, la Métropole part du principe qu’il n’est pas de sa responsabilité de les prendre en charge ; de son côté, la préfecture, représentante de l’État, estime que seule une décision de justice fait foi sur la minorité ou la majorité, et que ces jeunes sont donc sous la responsabilité du Grand Lyon en attendant une décision du juge des enfants. Ainsi, par exemple, l’accès aux dispositifs d’hébergement d’urgence (115) leur est refusé.
L’augmentation des situations d’urgence engendrées par ces multiples flottements est la conséquence directe d’un non-respect du droit puisque les pratiques dérogent ici au principe de présomption de minorité prévu par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant. Cette réalité a d’ailleurs été relevée par l’Organisation des Nations Unies qui avait appelé la France à se mettre en conformité avec ses engagements avant le 25 juillet de cette année (2023). Néanmoins, malgré ce rappel, malgré la jurisprudence du Conseil d’Etat, l’avis du Conseil constitutionnel ou encore l’article 375 du code civil qui impliquent que l’appréciation de l’âge soit entourée de l’ensemble des garanties nécessaires en matière de protection, ce principe ne s’applique que partiellement, avec de lourdes conséquences pour les jeunes eux-mêmes.
Les mobilisations citoyennes contre les défaillances institutionnelles
Afin de suppléer aux multiples défaillances des institutions, des citoyens se mobilisent et se structurent en “collectifs”. Ils pallient notamment comme ils le peuvent le manque de solutions d’hébergement. Dans le paysage urbain actuel, la multiplication des tentes dans plusieurs squares de la ville de même que l’existence de squats dans différents arrondissements sont un stigmate du défaut institutionnel. Ainsi, dans le square Sainte Marie Perrin, à quelques dizaines de mètres du siège de la Métropole, une centaine d’adolescents survivent en n’ayant eu d’autre choix que d’établir un campement autogéré. Presque tous ont entamé une procédure de recours afin que leur minorité soit reconnue par un juge. Cette procédure, au terme de laquelle les collectifs constatent que la minorité de 80 % des jeunes qui verront le Juge des Enfants sera effectivement reconnue, dure en moyenne 6 mois ; une longue période durant laquelle ils sont abandonnés à leur sort, sans accompagnement qui leur permettrait de procéder à l’exercice effectif de leur droit au recours.
Soulignons qu’à l’échelle métropolitaine, ce sont environ 250 jeunes migrants qui se retrouvent aujourd’hui à la rue après leur évaluation. Les conditions de vie indignes qu’ils subissent mettent en danger ces jeunes de surcroît vulnérables, pour une grande part survivants de la traversée du désert, de la Méditerranée, des potentielles multiples expériences traumatiques du voyage. Parmi eux, plus d’une centaine trouve actuellement refuge dans des lieux gérés par ces collectifs citoyens qui, depuis 2018 et une première banderole déployée lors d’un conseil métropolitain où l’on pouvait lire “On ne fera pas le travail à votre place”, se sont mobilisés au quotidien afin de fournir aux jeunes de la nourriture, un accompagnement dans les procédures administratives, du soutien scolaire, un accès aux soins mais aussi afin de dénoncer les manquements des institutions. En octobre 2020, suite à l’évacuation du squat “Collège sans frontières Maurice Scève” [8] , la création par la Métropole d’un dispositif de mise à l’abri et d’accompagnement des jeunes en recours, intitulé “Station”, géré par l’association Le Mas, constitue une reconnaissance du droit à la protection de ces derniers en amont de la décision d’un juge ainsi que du bien-fondé du plaidoyer porté par les collectifs. Pour autant, co-financé aujourd’hui par la Métropole et la Préfecture et doté d’une centaine de places, ce dispositif demeure insuffisant pour répondre aux besoins.

Outre l’exposition aux atteintes à l’intégrité physique et psychique, la grande précarité dans laquelle sont placés ces mineurs au long du parcours pour un accès effectif à la protection impacte fortement leurs droits à venir en tant que jeunes majeurs. Il en résulte notamment parfois que les conditions exigées pour leur régularisation administrative ou l’accès à un hébergement à la sortie de la prise en charge par l’Aide Sociale à l’Enfance ne sont pas remplies, du fait d’une reconnaissance de minorité survenue tardivement et du temps trop limité de leur accompagnement. Ces jeunes, souvent alors en cours de formation ou déjà travailleurs, peuvent ainsi devoir de nouveau recourir à diverses démarches juridiques pour bénéficier de droits et/ou se retrouver à la rue. La diversité des collectifs existants reflète cette multiplicité de problématiques dont nombre d’entre elles sont directement générées par les conditions d’accueil des mineurs. L’actualité nous montre par ailleurs que ces dernières s’aggravent. En effet, au cours de l’été 2023, à l’encontre des politiques d’hospitalité pourtant annoncées par la Métropole de Lyon, la situation des jeunes arrivant sur le territoire se détériore : le CMAE [9] ne procède plus à la mise à l’abri immédiate des primo-arrivants [10] contraints d’attendre à la rue parfois plusieurs semaines que ce droit s’applique enfin [11] .
Collectif Soutiens/Migrants Croix-Rousse, Collectif AMIE, Collectif de Soutien aux réfugiés et migrants Lyon-69, Collectif Agir Migrants, Collectif Intersquats Exilé.es Lyon et Environs, Collectif des étudiantEs étrangerEs de Lyon sans papiers et solidaires, Réseau Education Sans Frontières Jeunes 69, Coordination Urgence Migrants, L’Appartage, L’Ouvre-porte (pour ne citer qu’eux), sont autant d’organisations citoyennes qu’il est complexe de cartographier ou de recenser tant le paysage des mobilisations évolue. Néanmoins, depuis le Comité lyonnais de secours d’urgence aux sans logis créé dans les années 50 (dans le sillage de l’Abbé Pierre) jusqu’à la Coordination Nationale Jeunes Exilé-e-s en danger, cette continuité des luttes sur un demi-siècle interroge quant aux multiples incohérences des politiques publiques successives conduites en matière d’accueil. Des incohérences que ces divers collectifs essaient de révéler et de contrecarrer, pointant ce faisant à juste titre que cette “crise” est en partie suscitée par les manquements du système. A l’heure où, amplement écrasées par une doctrine de la gestion des “flux”, les logiques politiques, institutionnelles et administratives peinent à s’émouvoir des effets délétères qu’elles engendrent directement sur ces jeunes, le rapport de force est à nouveau engagé.