Dans les années 1960, le recours à la main-d’œuvre immigrée depuis l’Espagne, le Portugal et l’Afrique du Nord notamment, s’intensifie. Les mobilisations de travailleurs immigrés s’organisent alors progressivement, tandis que les représentations sociales de l’immigration évoluent. Si la question des conditions de travail est centrale, elle n’est pas la seule. L’opinion publique française prend conscience des conditions d’existence de l’immigration hors des usines, tel que le traduit de manière spectaculaire la mort par asphyxie de cinq travailleurs immigrés dans un foyer d’Aubervilliers, dans la nuit du 1er au 2 janvier 1970.
La question du logement synthétise de manière particulièrement évidente les dynamiques à l’œuvre, qu’il s’agisse des conditions de vie des travailleurs immigrés, des logiques paternalistes et discriminatoires qu’ils subissent ou des mobilisations qu’ils engagent. Celles-ci bénéficient du soutien de militants politiques, essentiellement venus de l’extrême gauche non communiste, et associatifs. La question du logement prend un tour public et politique avec les premières « grèves des loyers », menées par les résidents de foyers de travailleurs immigrés dès la fin des années 1960. La grève la plus célèbre est sans doute celle conduite, entre 1973 et 1981, dans les foyers de la Sonacotra (société nationale de construction de logements pour les travailleurs). Société d’économie mixte fondée en 1956 (dont l’État est actionnaire majoritaire), elle loge principalement des travailleurs algériens. Les revendications portent sur le niveau des « loyers », jugé trop élevé au regard de l’étroitesse et de l’insalubrité des locaux, mais également sur le racisme et l’autoritarisme des gérants et le mode de gestion non démocratique des foyers. En lien direct avec le rôle que jouent les militants maoïstes et trotskistes, la mobilisation conduit à une double définition des résidents, à la fois ouvriers et immigrés, et à une critique de l’exploitation et de la ségrégation organisées par une Sonacotra assimilée à la bourgeoisie.

L’arrivée de la question « immigrés » au PS
Outre le soutien d’organisations d’extrême gauche, le Comité de coordination des foyers Sonacotra en grève, qui rassemble vingt-sept foyers de la région parisienne à partir de novembre 1975, bénéficie du soutien du Mouvement des travailleurs arabes (MTA) et des mouvements de solidarité (dont le GISTI, la FASTI ou la CIMADE). Bien que de manière plus locale et individuelle que véritablement collective, c’est également le cas de la CFDT et du Parti socialiste. La contribution de ce dernier à la mobilisation a pourtant été jusqu’ici peu étudiée.
Le nombre de foyers engagés dans la grève des loyers croît de manière importante entre 1974 et 1979, passant de moins d’une dizaine à près d’une centaine. Cette même période correspond à une séquence charnière pour le Parti socialiste. En effet, malgré la défaite de François Mitterrand (49,19%), l’élection présidentielle de 1974 rapproche les perspectives d’alternance. Le PS s’engage alors dans une dynamique d’ouverture visant à diversifier ses champs d’expression et à élargir la base de ses soutiens [1] . En juin 1974, le secrétaire national à la communication, Georges Sarre, annonce le développement de nouveaux thèmes d’action, « sur lesquels nous devrons mobiliser l’opinion et développer les positions et les propositions socialistes » [2] . De nouveaux secteurs thématiques sont alors mis en place en 1975, dont une délégation aux « travailleurs immigrés ». Première structure spécifiquement dédiée à ce thème, elle est confiée à Jean Le Garrec, arrivé du PSU l’année précédente aux côtés de Michel Rocard. Elle devient formellement une « commission » en septembre 1976 et s’engage rapidement dans la question du logement des travailleurs immigrés, qui demeure longtemps l’un de ses principaux sujets d’intervention. Pour saisir le rôle que joue cette commission dans l’audience du conflit et dans l’intérêt que lui porte progressivement la direction du parti, il importe d’en revenir à ses acteurs.
La commission nationale « immigrés », à l’intersection du PS et de l’espace de la cause des immigrés.
À la différence de certaines des commissions les plus prisées du PS, sur les enjeux d’économie ou d’éducation notamment, la commission nationale « immigrés » (CNI) n’est pas composée d’élus, ni de figures politiques de premier plan. Au-delà de Jean Le Garrec, qui la dirige et qui siège au Comité directeur du parti, et des quelques hauts fonctionnaires sollicités dans la perspective des élections législatives de 1978, les membres de la commission sont de « simples » militants. Ils ne possèdent pas de responsabilités partisanes et exercent une activité professionnelle hors de la politique. Ils ont adhéré au PS dans le courant des années 1970, en suivant principalement deux types de trajectoires qui, tout en se recoupant par endroits, ne se confondent pas totalement. Il s’agit, d’une part, de militants venus à la politique par un engagement anticolonial et tiers-mondiste forgé dans l’opposition à la guerre d’Algérie. La plupart d’entre eux ont connu leur première expérience partisane au PSU. D’autre part, il s’agit de militants dont la trajectoire est marquée par la socialisation religieuse et l’appartenance à des mouvements confessionnels, dans le syndicalisme étudiant, à la JEC ou au Mouvement des cadres chrétiens par exemple. Certains ont également transité par le PSU, mais d’autres ont entamé leur trajectoire politique à droite. Ce sont les questions d’immigration qui les ont redirigés vers le PS, dans un mouvement indissociable du concile Vatican II, notamment via les enjeux d’alphabétisation et de logement. Ces deux types de profils se sont souvent retrouvés à la CFDT. Bien que tous n’y aient pas appartenu, celle-ci constitue indéniablement un point de rencontre important.
Au-delà de ces différents itinéraires, tous ont en commun un engagement personnel dans le soutien à la cause des immigrés. Par exemple, le premier secrétaire de la commission, Ramon Casamitjana, participe à l’association de soutien aux travailleurs immigrés (ASTI) de sa ville, où il est entré via la paroisse. Son successeur, Jean Perraudeau, s’est engagé dans l’alphabétisation, avec l’association Rencontre et Échange entre Travailleurs Immigrés et Français (RETIF) puis aux côtés de la CFDT, également par l’intermédiaire de sa paroisse. Alain Parmentier, membre de la CFDT, entre à la CNI en 1978 après le PSU et travaille au CLAP, le Comité de liaison et d’alphabétisation notamment présidé par Robert Buron et André Jeanson. Il s’agit donc avant tout de militants de la cause des immigrés, ensuite venus au PS, et non l’inverse. Cette caractéristique permet de comprendre que, dès ses premiers temps, la commission s’engage dans le conflit des foyers et vise à attirer l’attention de la direction partisane sur cette mobilisation et sur ce qu’elle révèle de la condition des travailleurs immigrés.
Le 18 mars 1976, Jean Le Garrec signe une tribune au journal Le Monde dans laquelle il reconnaît, au nom du PS, la légitimité du comité de coordination des foyers. Il y précise que « les travailleurs immigrés ne sont pas seulement exploités dans leurs entreprises, confrontés à un environnement indifférent ou hostile, soumis à tous les arbitraires, ils sont aussi “broyés”, car tout ce qui constitue leur personnalité est ignoré, souvent même méprisé ». Peu après, alors que deux délégués des résidents d’un foyer de Champigny-sur-Marne sont expulsés pour « trouble à l’ordre public », Jean Le Garrec dénonce une « imposture » et annonce que le PS « mettra tous ses moyens en œuvre pour donner un coup d’arrêt au développement de la politique répressive du pouvoir ». Le délégué national parvient à mobiliser plusieurs dirigeants du parti, dont le premier secrétaire lui-même, François Mitterrand, qui l’accompagne le 21 mai 1976 à la rencontre des travailleurs immigrés au siège de la fédération socialiste de Seine-Saint-Denis pour évoquer leur situation et le conflit dans les foyers. François Mitterrand propose même à l’un d’eux, « si nécessaire », de l’héberger chez lui.
L’activité de la CNI consiste alors principalement à sensibiliser les élus et les militants socialistes à cet enjeu. En 1977, elle rédige un rapport de présentation de la situation dans les foyers à l’adresse des premiers secrétaires fédéraux, des membres du Comité directeur et des parlementaires socialistes. Elle y présente les origines et les raisons de la lutte et rappelle son soutien aux revendications du comité de coordination. Alors que le conflit se durcit encore, en 1978 puis en 1979, Jean Le Garrec convainc à nouveau plusieurs responsables socialistes de soutenir le mouvement. Le 8 juillet 1978, Pierre Mauroy et Georges Sarre l’accompagnent à la manifestation organisée à Barbès en soutien à la mobilisation. De la même façon, en 1979, la CNI prépare la venue de François Mitterrand aux foyers de Chilly-Mazarin et de Garges-lès-Gonesse. La présence de ces acteurs nationaux, dont la portée symbolique est forte, ne doit pas occulter l’activité des militants locaux, qui soutiennent plusieurs foyers en grève comme à Nanterre, Chilly-Mazarin, Bondy, Élancourt ou Nancy par exemple. Par la CNI, le PS publie également plusieurs communiqués, dénonçant par exemple « l’acharnement actuel du pouvoir contre les immigrés » en mai 1979, et procède à des actions symboliques, comme en invitant l’un des résidents du foyer de Garges-lès-Gonesse à s’exprimer sur « Radio-riposte », la radio libre créée par le parti.
Entre visibilisation de la cause des immigrés et opposition au gouvernement, l’inégale attention socialiste
L’activité de la CNI se situe donc à un double niveau. D’un côté, elle vise à assurer l’expression du PS dans les mobilisations liées aux immigrés. De l’autre, elle tente de légitimer celles-ci au sein du parti. Cette position la conduit à entreprendre une mise en lien systématique entre la situation des travailleurs immigrés et les axes centraux du programme socialiste. Dès 1978, elle appelle à éviter une approche trop locale des enjeux et, à l’inverse, à « faire le lien avec l’analyse politique du capitalisme et la spécificité de notre projet ». C’est, de fait, ce à quoi s’évertue principalement Jean Le Garrec, qui représente l’acteur le plus « politique » de la commission. S’il investit fortement son rôle et permet à la CNI d’obtenir une audience interne, il ne revendique aucune expertise des questions d’immigration, pas davantage qu’il n’a connu d’engagement passé dans les associations de solidarité. Il dispose cependant de ressources partisanes et d’un accès au Comité directeur. Dans une nouvelle tribune au Monde en juillet 1978, il lie la mobilisation dans les foyers à la situation générale des immigrés, présentés comme des « boucs émissaires de la situation de l’emploi qui se dégrade de jour en jour, et cela au mépris de toute analyse sérieuse des causes structurelles du chômage ».
Lors d’une réunion, le 12 novembre 1979, la CNI explicite cette stratégie. Ses membres estiment que « il ne faut pas marginaliser le problème des foyers, mais constamment le replacer dans le problème global du logement social ». Cette position s’incarne dans l’image qu’elle utilise à de nombreuses reprises, celle du « conflit-vitrine ». Elle vise à ériger la situation des foyers en « symbole de la situation de ghetto et de précarité de l’immigré » dans lequel « s’exprime tout un ensemble de problèmes concernant la situation du travailleur immigré dans notre société ». Cette position conduit la CNI à une montée en généralité où la mobilisation est pensée en lien avec l’opposition au gouvernement : « Répression au niveau des foyers qui est un des aspects de la politique globale vis-à-vis de l’ensemble des travailleurs, français et immigrés ». Ce faisant, elle retrouve l’atmosphère générale qui entoure la politisation du conflit et qui lie les revendications dans les foyers à la critique de la bourgeoisie et du gouvernement. Si cette stratégie expose à un éloignement de la spécificité de la mobilisation, elle apparaît comme la condition de l’attention socialiste à l’enjeu. En effet, à cette période, l’agenda socialiste est déterminé par l’opposition au gouvernement sur les questions économiques et la mise en cause des structures du capitalisme. La montée en généralité qu’opère la commission vise alors à intégrer les travailleurs immigrés au discours partisan. En mettant en évidence leur place dans le rapport de production et la proximité de leur situation avec les travailleurs français, la CNI tente de les inscrire dans le « front de classe ». Il s’agit donc de les faire apparaître en tant que tels, sans les réduire aux seuls travailleurs français. Et de fait, l’activité de la CNI permet indéniablement d’attirer l’attention de la direction du parti sur leur situation.
Cependant, dans le même temps, il en résulte que, hors de la CNI, l’expression des principaux responsables socialistes porte en réalité moins sur la Sonacotra ou le conflit des foyers en lui-même, que sur une mise en cause de la politique générale du gouvernement. Lors de la manifestation du 8 juillet 1978 évoquée précédemment, le parti observe à travers la situation des foyers, « la solidarité entre les travailleurs français et immigrés victimes tous ensemble de la politique antisociale du pouvoir ». Lors de sa visite au foyer de Garges-lès-Gonesse, François Mitterrand avance : « On ne peut pas résoudre le problème des immigrés en France par des mesures de police. […] La responsabilité est au niveau du gouvernement ». En définitive, tout en prenant part à la visibilisation du conflit, les principales voix partisanes participent moins à relayer des revendications précises, ni même la spécificité du conflit des foyers, qu’à dénoncer, plus généralement, la politique d’oppression du gouvernement. Le 15 novembre 1979, Libération peut ainsi accuser le PS d’être « resté cantonné dans un soutien publicitaire ».
Ce constat s’éclaire en considérant la position du PS dans l’opposition, mais également la nature conflictuelle de l’immigration au sein du parti et de la gauche durant les années 1970. Tout d’abord, la CNI note à de nombreuses reprises l’importance des réactions racistes de la part de militants socialistes. En 1978, elle réfléchit à une « riposte contre les pratiques racistes dans le parti ». À cela s’ajoute le constat d’une « méconnaissance par nombre d’élus des problèmes de l’immigration, peu rentables du reste au plan électoral ». Ces observations se répercutent directement sur l’expression du parti, dans le sens d’une approche pédagogique et d’une justification de l’action en faveur des immigrés par la mise en avant de la proximité avec les travailleurs français. Ensuite, l’immigration, et la question des foyers elle-même, est source de tensions au sein de la gauche. Le PCF et la CGT font l’objet de critiques de la part de nombre des travailleurs engagés dans la lutte au sein des foyers. Cela tient notamment à la présence des organisations gauchistes et à la défense communiste de négociations foyer par foyer, ainsi que, plus largement, aux rapports problématiques entre les organisations communistes et les travailleurs immigrés [3]]] . Les socialistes observent à plusieurs occasions des désaccords. En 1979, la commission fédérale « immigrés » de Seine-Saint-Denis déplore, au sujet des foyers, une action très limitée en expliquant que « nos interventions dans ce domaine, peut-être plus encore que dans d’autres, se situent dans un contexte de difficultés et de divergence avec le PCF ». Alors que le comité des résidents de foyers de Seine-Saint-Denis reçoit le soutien des sections séquano-dionysiennes du PS, de la CFDT, du PSU et de la LCR, ni celles du PCF, ni de la CGT ne se manifestent. La CNI observe alors que « le conflit des foyers était très révélateur des contradictions potentielles que nous rencontrons ».

La grève des loyers dans les foyers Sonacotra constitue un temps important de l’histoire longue des mobilisations de travailleurs immigrés. Elle conserve d’ailleurs durablement une dimension mémorielle non négligeable. Bien qu’il n’en constitue qu’un soutien marginal, le Parti socialiste s’est bien engagé dans cette mobilisation. Dans certaines des villes concernées par les grèves, les militants socialistes ont souvent apporté leur soutien, tandis qu’au plan national, l’arrivée de militants de solidarité a permis l’existence d’une commission directement engagée dans la légitimation de ce conflit au PS. Son activité a indéniablement permis d’attirer l’attention des principaux dirigeants qui, mobilisant cette lutte dans leur opposition au gouvernement, ont contribué à sa visibilité. Cependant, ceux-ci ont surtout investi la critique du gouvernement, davantage que les revendications des grévistes, tant et si bien que le soutien socialiste est apparu plus individuel que collectif.
Bibliographie
Bernardot, M., Loger les immigrés. La Sonacotra 1956-2006, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2008
Gastaut, Y., L’immigration et l’opinion en France sous la Ve République, Paris, Seuil, 2000
Hmed, C., Loger les étrangers « isolés » en France. Socio-histoire d’une institution d’État : la Sonacotra (1956-2006), thèse de doctorat en science politique, université Paris-I, 2006.
Noiriel, G., Les ouvriers dans la société française, Paris, Seuil, 2002 [1986].
Schlegel, J-L., Pelletier, D. (dir.), À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 2012
Siméant, J., La cause des sans-papiers, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.
Stangler, C., La solidarité et ses limites. La CFDT et les travailleurs immigrés dans « les années 68 », Nancy, Arbre Bleu, 2022