Le 19 septembre 2020, plusieurs dizaines de personnes en précarité administrative débutent une Marche nationale des sans-papiers qui les conduira à Paris, après avoir été rejointes par d’autres marcheur·euses au fil du parcours. Ils et elles seront environ 250 à arriver triomphalement à Paris le 17 octobre 2020, parti·es de Marseille, Montpellier, Grenoble, Lyon, Strasbourg, Rennes, Lille…. Cette marche réclame la régularisation de toutes les personnes en précarité administrative, avec des titres de séjour pérennes, un logement décent pour tous et toutes, et la fermeture des centres de rétention administrative (CRA).
Dans l’imaginaire politique, elle rejoint d’autres marches de revendications de droits organisées par des populations discriminées. Elle raconte un pan de l’histoire de l’immigration en France. Nous verrons ici combien le contexte sanitaire du COVID-19 crée les conditions de cette nouvelle lutte, tout en ne l’expliquant pas entièrement ; et comment elle structure un nouveau paysage de la lutte appelée « des sans-papiers ».
La pandémie du COVID-19 comme catalyseur de la mobilisation
Ce nouvel épisode dans la lutte des personnes immigrées pour l’accès à leurs droits est déclenché par la situation exceptionnelle provoquée par la pandémie de COVID-19. Les mesures sanitaires décidées par le gouvernement pour protéger la population et prévenir la diffusion du virus sont très inégalement accessibles par les différentes catégories dans la société et les populations les plus précaires sont privées de cette protection. Les habitant·es des foyers de travailleur·euses immigré·es dénoncent très tôt leurs conditions de vie et demandent à pouvoir bénéficier de tests, dans le respect du secret médical, ainsi que de matériel de protection (gel, masques, gants). Ce sont là les premières revendications portées, dès avril 2020 [1] , en Île-de-France par des délégués dans les foyers et au sein de collectifs déjà existants, les coordinations de sans-papiers (CSP). Un premier rassemblement a lieu devant le ministère de l’Intérieur, en plein confinement. Il réunit quelques dizaines de personnes, très rapidement dispersées par les forces de l’ordre. Pour ne pas rester sur un tel déni du droit de manifester et avec la fin du premier confinement, un appel à manifestation est lancé, pour le 30 mai 2020 [2] , par les collectifs déjà constitués en Île-de-France. Ils mobilisent dans les foyers et donnent ainsi l’idée de créer des coordinations là où il n’en existait pas encore.
Ce jour-là des manifestations ou des rassemblements sont organisés dans une vingtaine de villes. À Paris, la manifestation n’est pas autorisée, elle se déroule quand même, au prix de plusieurs arrestations.
« Ce n’est qu’un début, l’urgence sanitaire, économique, sociale a fait sortir les sans-papiers dans la rue. Ils et elles demandent justice, égalité, dignité, ils et elles n’en resteront pas là. Ils et elles ont aussi montré que la liberté de manifester est un droit qui se gagne » [3] .
En plus d’être davantage exposé·es au virus du fait de l’hébergement collectif dans les foyers, les travailleur·euses sans-papiers ne sont pas davantage protégé·es sur leur lieu de travail, où iels ne peuvent exercer leur droit de retrait. Comme le rappelle un de leurs leaders, « les sans-papiers sont les travailleurs qui faisaient les corvées pendant que tout le monde était confiné. Et ils n’avaient aucun droit » [4] . D’autres, au contraire, ont perdu leur travail sans possibilité de revenu de compensation comme dans le cadre du travail légal. Iels réclament donc la suspension des loyers pendant la durée des confinements, un accès aux minimas sociaux, au chômage partiel et un accès gratuit à la santé. Enfin, iels demandent l’ouverture de lieux d’hébergement sans condition de papiers et de revenus.
De la mobilisation à une lutte qui s’installe dans la durée
Cette journée de mobilisation, malgré les arrestations à Paris, marque le succès de voir la lutte partagée dans plusieurs villes du pays. Pourtant elle ne donne pas l’impression aux organisateur·ices d’avoir été entendu·es. Aucune suite n’est donnée par les pouvoirs publics. Une nouvelle date de la mobilisation est donc décidée, le 20 juin, journée internationale des réfugié·es. Cette fois, une quarantaine de villes y participent, mais toujours aucune réaction du gouvernement.
À la faveur d’un ancrage de la lutte sur l’ensemble du territoire, et parce que les manifestations successives ne semblent pas suffire, l’idée d’organiser une marche nationale émerge. Elle est désignée comme l’acte 3 de la mobilisation des sans-papiers, après les succès des deux premiers actes, les 30 mai et 20 juin.
Cette marche prendra le départ le 19 septembre, et s’organisera sur quatre axes, avec des départs de Montpellier/Marseille, Rennes, Strasbourg et Lille. Tous les cortèges convergeront à Paris le 17 octobre pour une grande manifestation nationale qui les conduira à l’Élysée. En effet, le 16 septembre une lettre ouverte est adressée à Emmanuel Macron. Elle expose les motivations de la mobilisation politique et contient la demande qu’une délégation des marcheur·euses soit reçue à l’arrivée de la marche.
« Monsieur le Président, nous ne marchons pas pour demander un cadeau ou implorer votre générosité. Nous savions depuis longtemps, avant même les milliards que vous distribuez actuellement, que la question des moyens n’était pas le problème. Nous marchons pour gagner l’égalité » [5] .
Après les premiers départs festifs de Montpellier et Marseille le 19 septembre, des départs successifs viennent grossir les rangs : le 29 septembre de Grenoble, le week-end des 3-4 octobre de Strasbourg, Lille et Rennes et le 5 octobre de Lyon. Tout au long des parcours, le passage des marcheur·euses a donné lieu à des actions de solidarité où les marcheur·euses sont accueilli·es par des organisations locales. Ailleurs, des événements de soutien s’organisent sous la forme de manifestations (Bayonne le 3 octobre), de chaînes humaines (devant le CRA de Toulouse), de tournées dans les foyers de travailleur·euses (Saint-Denis). Tous et toutes les marcheur·euses entrent ensemble au matin du 17 octobre dans Paris depuis les portes de La Chapelle, d’Italie et de Montreuil, pour se rendre place de la République.
Si les parcours de la marche dans chaque département ont été acceptés par les préfectures et protégés par les forces de l’ordre, à Paris le dépôt du parcours de la manifestation du 17 octobre pose problème. Reçue à la préfecture de police, une délégation de la marche s’entend dire que la manifestation ne peut pas avoir lieu. Le 15 octobre un communiqué de presse informant d’un arrêté d’interdiction de la manifestation est publié. Après avoir convergé place de la République, les cortèges devaient se rendre place de la Concorde, d’où une délégation se rendrait à l’Élysée. Malgré une condamnation qui semble sans appel, la préfecture propose un parcours alternatif conduisant au ministère de l’Intérieur. Cette alternative est catégoriquement refusée par la coordination, arguant que la question des personnes sans-papiers n’est pas une question de sécurité mais d’égalité de droits. Par ailleurs la lettre ouverte adressée au Président de la République est restée sans réponse ni réaction.
Le dialogue ne permettant pas de trouver une issue, c’est finalement grâce à la solidarité admirable des organisateur·ices de la marche pour l’emploi, prévue ce même jour au départ de République, que les marcheur·euses peuvent terminer leur longue marche : la marche pour l’emploi leur cède l’ouverture de leur cortège sur le parcours qu’iels avaient déposé. La marche nationale des sans-papiers réunit ce jour-là 60 000 manifestant·es et s’arrêtera dans le 9e arrondissement, à la Trinité, sans réponse à leur lettre ouverte au Président de la République et avec une très faible couverture médiatique, les principaux médias nationaux étant pour la plupart absents.
Marcher pour se rendre visibles
Si le contexte propre au COVID exacerbe la condition de précarité administrative et semble créer une opportunité aux revendications de régularisation, des luttes des travailleur·euses sans-papiers existaient déjà depuis plusieurs mois avant la pandémie.
Dans la longue histoire des luttes des sans-papiers, la crise sanitaire de 2020 ouvre un chapitre important, aux côtés de celui de l’église Saint-Bernard en 1997 et des grèves de travailleur·euses sans-papiers de 2008. Pourtant il serait plus juste de le faire débuter au 18 décembre 2018. Cette année-là, en Île-de-France, la journée internationale des migrants connaît une mobilisation d’une ampleur sans précédent depuis 10 ans. Les soutiens dans les associations l’expliquent par le fait que les demandes de régularisation déposées en préfecture aboutissent très rarement. Ils font également remarquer que depuis 40 ans, aucun gouvernement n’a réalisé de régularisations collectives. Les syndicats témoignent en effet de l’épuisement des travailleur·euses sans-papiers dû au cumul des maltraitances et aux dénis de droits. Ces constats convainquent une vaste coalition de centaines d’associations et de syndicats d’organiser la campagne « Égaux-Égales-Personne n’est illégal » [6] , au début de l’année 2019. Plusieurs grèves de travailleur·euses sans-papiers en Île-de-France s’inscrivent dans cette campagne et peuvent remporter certains succès. Si elle démontre que l’action collective paie davantage que le cas par cas, ces mobilisations souffrent d’isolement et de manque de visibilité pour créer un véritable rapport de force.
C’est le contexte propre au COVID qui va permettre un changement d’échelle. En parallèle des premières mobilisations de personnes sans-papiers, on observe l’expression publique d’une certaine opinion en faveur de la régularisation. En témoignent des tribunes, lettres ouvertes ou pétitions qui circulent au printemps 2020 dans la presse [7] . Bien souvent elles citent, elles aussi en référence, les régularisations décidées par des gouvernements européens voisins – Portugal et Italie notamment. Le ras-le-bol des travailleur·euses de l’ombre, les luttes déjà en cours et une expression publique en soutien créent la synergie qui explique le mouvement social qui naît à ce moment-là. Il a cependant du mal à s’imposer dans l’actualité et à se faire entendre.
Dans ce contexte, le choix d’une marche nationale se comprend par l’objectif de rendre visible la condition des personnes en précarité administrative, en suscitant la rencontre avec elles tout au long des parcours, et en se montrant nombreux·euses. En creux, le choix d’une telle stratégie témoigne aussi de la capacité de notre société à invisibiliser leur existence. Cette opération se réalise par la production d’un droit qui criminalise la présence sur le territoire sans titre de séjour. En refusant d’ accorder ces titres ou en ne donnant pas suite aux demandes déposées, l’administration produit les situations d’irrégularité de personnes installées. Puis elle les sanctionne à coups de décisions administratives – Obligation de Quitter le Territoire (OQTF) et Interdiction de Retour sur le territoire (IRTF) – d’arrestation, d’enfermement dans un système carcéral dédié (CRA) et d’expulsion du territoire. Nous voyons ici une responsabilité inversée : en rendant les personnes étrangères sans titre de séjour responsables de leur situation, on efface la responsabilité de l’État qui prend de telles décisions.
Marcher ensemble c’est afficher une condition commune, c’est chercher à s’imposer par la puissance du nombre. C’est enfin partager ensemble une épreuve physique. L’exaltation de la dernière étape parisienne de la marche a été décuplée par l’incertitude de son issue. Jusqu’au dernier moment, le parcours n’était pas connu. Une délégation serait-elle reçue ou pas à l’Élysée ? En plus de la fin des souffrances de la marche, cette arrivée faisait entrevoir la possibilité de mettre un terme à la condition de sans-papiers ; elle contenait la promesse de la régularisation des marcheur·euses, l’espoir de l’écoute du Président de la République et la conviction qu’il réparerait cette situation tellement injuste. Cette promesse-même qui avait donné le courage de se lancer dans cette épreuve folle de marcher plus de trois semaines.
Cette journée du 17 octobre se termine sans aucune réaction du côté de l’Élysée. Lors de l’assemblée générale de tous les collectifs de marcheur·euses qui s’est tenue au lendemain, la déception cède la place à la colère et la détermination. Se voir à nouveau nombreux·euses et uni·es a permis de fixer de nouveaux objectifs stratégiques de lutte, plus engagés encore. Il a été question de grève de la faim, d’occupation de lieux institutionnels…
Trois années plus tard, cette lutte se poursuit. Les coordinations de sans-papiers (CSP) existant avant la marche et celles créées à l’occasion de celle-ci maintiennent leurs actions et leur mobilisation pour la régularisation de toutes les personnes en précarité administrative. Certes, une partie des marcheur·euses a été régularisée mais leur lutte politique collective n’a pas été reconnue. Iels ont dû déposer des dossiers dans la préfecture de leur département et subir un examen individuel de leur situation.
« Personne n’a besoin d’espoir pour lutter si sa lutte est foncièrement liante et collective, empuissantante pour elle-même. La qualité de nos luttes ne se mesure pas à ce qu’elle obtient mais à ce qu’elle fait de nos vies et dans nos vies : un tissage, une fierté immanente, la noblesse de se tenir debout et d’avancer. Le bonheur de défendre ensemble des valeurs partagées » [8].
Le sens politique des luttes portées par les populations immigrées
La lutte des personnes en précarité administrative est aussi notre lutte à tous et toutes. Elle porte un commun politique ; celui des oppressions systémiques qui concernent l’ensemble de la société qu’elles structurent. En rendant visibles les dominations, la lutte construit un nouveau récit, celui des violences systémiques. Nous devons collectivement l’affronter et le porter. L’éviter n’est que la manifestation de privilèges.
« Le privilège, c’est donc aussi le droit à l’insensibilité, voire à l’inconscience, c’est même un trait caractéristique des dominant·es » [9] .