N°141

Marcher pour l’égalité contre le racisme

Le voyage de la chanson de Medhi 1/1974-2021 du folk au rap, dOrléans à Lyon, de Marseille à Paris

par Jacques Mayoud

« Dans ce travail d’artisan, enfants et adultes font des chansons "pour de bon".
Quand elles prendront leur envol, bien malin qui pourra prévoir
toutes les rencontres qu’elles feront hors de leur lieu de naissance »

Renée Mayoud-Visconti

Le mouvement Folk et la chanson à répondre
Dans les années 1970, il y avait très peu de contacts et de collaborations entre musiciens folk et musiciens issus de l’immigration. Mais un lien très fort s’est créé entre le folk et les structures socio-éducatives, lien qui, par rebond, a bénéficié aux enfants des populations défavorisées, notamment grâce à la pratique du chant à répondre très présent dans les techniques et répertoires de chants traditionnels.
La chanson à répondre et à danser fut en effet une des grandes (re)découvertes des folkeuses et folkeux des années 1970-80. Qu’elle vienne du répertoire breton, québécois ou autre, la forme traditionnelle de la chanson à réponse a une structure efficace : une phrase chantée par un.e soliste est reprise par un deuxième chanteur ou par un chœur. Mélodie, rythme et mots sont simples et il n’est pas nécessaire de connaître déjà la chanson. L’apprentissage est quasiment immédiat : on répète ce que l’on vient d’entendre, dans le même style et avec la même énergie. Synthèse de la transmission orale, la chanson à répondre est en elle seule un outil pédagogique remarquable et une incroyable arme de combat culturel, entre autres pour le groupe La Guimbarde.

Le groupe La Guimbarde
Entre 1972 et 1975, en région lyonnaise, un groupe d’intervention musicale, La Guimbarde, se constitue autour de Renée Mayoud avec une vingtaine de chanteurs, chanteuses, musiciennes et musiciens issus du folk lyonnais. L’idée était d’encourager les gens à « chanter leur vie » et de soutenir l’action militante des associations de quartier. La Guimbarde va chanter sur les marchés, sur les terrains de jeux et dans les cours d’immeubles des quartiers populaires, aidés par les animateurs des MJC locales (Maison des Jeunes et de la Culture) ou des mouvements d’Éducation Populaire (Fédération des Œuvres Laïques, Francs et Franches Camarades, etc.)
En écho au protest song américain, incarné quelques années plus tôt, entre autres par Woody Guthrie, Pete Seeger ou Joan Baez, jouer de la musique folk à cette époque est pour beaucoup de ces folkeuses et folkeux se positionner contre : contre la guerre, contre le racisme, contre le nucléaire, contre le show-business, etc., et pour la diversité, le métissage, les minorités, les classes populaires...
Les engagements du groupe La Guimbarde sont pétris par la lettre de Pete Seeger adressée en 1972 aux jeunes européens : « Faites votre musique vous-mêmes et gardez vos oreilles libres », « Ne vous laissez pas coca-coloniser ». Un autre axe du mouvement folk des années 1970-80 affirme que la musique appartient à tout le monde et non pas à une élite, que le savoir se partage quel que soit son niveau de connaissance ou son niveau technique sur un instrument. Pour de nombreux pratiquants, jouer du folk est un acte militant non seulement dans le champ pédagogique et culturel, mais également dans le champ social et politique : il est alors logique d’aller chanter sur divers terrains d’actions, aussi bien sur le plateau du Larzac que dans la ZUP des Minguettes à Vénissieux.

Puisée dans le répertoire traditionnel français ou québécois, la chanson à répondre est à chaque fois au programme de l’action de terrain, avec un triple rôle :

  • établir le contact : elle vient installer le climat plutôt joyeux et faire dialoguer les musiciens-chanteurs avec les habitants.
  • adapter les paroles de la chanson à la cause à défendre : une fois la chanson en tête et en bouche, on la détourne au service de la cause locale. Les membres du groupe La Guimbarde sont habitués à inventer de nouvelles paroles adaptées au lieu où ils chantent ainsi qu’à la problématique des habitants ou des animateurs socio-culturels locaux.
  • faire comprendre ensuite aux participants qu’ils peuvent aussi être des créateurs de paroles et de musique et inventer eux-mêmes une chanson dans le cadre d’un atelier musical, d’une classe d’école, etc. Tout le monde peut faire de la musique et tout le monde est créateur : c’est l’un des messages-refrains que le mouvement folk, et avec lui Renée Mayoud, Steve Waring et bien d’autres, feront passer sans cesse. « Tradition-création » pouvait-on lire sur un 45T enregistré par La Guimbarde.

Renée Mayoud et La chanson de Medhi
Auteure, compositrice et interprète depuis les années 1950, Renée Mayoud écrit des chansons pour et surtout avec les enfants, travaillant en collaboration avec d’autres chanteurs et musiciens comme Steve Waring, Daniel Beaume, ses fils Jacques Mayoud et Dominique Mayoud, Michèle Bernard, André Bonhomme... Avec eux et avec La Guimbarde, elle ira dans les rues et les écoles des banlieues populaires de la région lyonnaise pour créer avec les enfants : Lyon 8ème, Saint-Fons, Vénissieux, La Mulatière... Là sont nées les chansons des fameux disques La Baleine Bleue et Le Serpent à Sornettes, encore chantées aujourd’hui dans les écoles de France. Surnommée « Mamy Folk », Renée Mayoud s’est battue pour contrebalancer la « chanson pour enfants » commerciale du type Chantal Goya et a incontestablement impulsé en France un courant de participation des enfants à la création musicale.

En 1979, dans un ouvrage à caractère pédagogique, Les aujourd’hui qui chantent, Renée Mayoud exprime les enjeux d’une telle expérience : « Ce qui pour moi est essentiel : exprimer le refus de la démarche consommatoire par le désir d’être nous aussi des créateurs. Si la chose créée est minime — comme l’est apparemment une chanson — l’important est qu’elle soit collective et transformable à souhait, non figée une fois pour toutes comme le sont tant de créations personnelles ».

La Chanson de Medhi : une création collective
En cela, La Chanson de Medhi est un bel exemple de chanson à répondre créée avec des enfants puis reprise et transformée dans différentes villes depuis 1974 jusqu’à nos jours.
« Le coup d’envoi de cette chanson fut donné par Medhi, un Nord-Africain de six ans dont la famille émigra dans la ville de Jeanne d’Arc », raconte Renée Mayoud. Le début de la chanson est effectivement né à Orléans en 1974 au cours du festival « Jeunes années », organisé par les Francas (Francs et Franches Camarades) autour de la grande halle de la ville. Cinq mille enfants rassemblés, une centaine d’animateurs Francas et une trentaine d’artisans et d’artistes animant des ateliers en tous genres. Renée Mayoud, Steve Waring et ses musiciens ainsi que le groupe La Guimbarde alternent ateliers musicaux et animations de rue. Dans l’atelier percussion, où les enfants sont invités à improviser une chanson de fête à partir de la réalité du moment, une des musiciennes de La Guimbarde, Evelyne Girardon, cueille une petite pousse de mélodie donnée par Medhi : « Lala lala je vais au cirque… ». Cette phrase chantée est alors reprise par le groupe dans la logique du chant à réponse. Medhi développe les paroles avec le reste du groupe, qui se met en mouvement et lance une mini-parade déambulant sous la halle avec la « chanson de Medhi ». La chanson sera reprise dans la grande parade qui clôturera ce festival d’Orléans.

La Chanson de Medhi
sera actualisée et complétée en 1977 par Renée Mayoud avec une classe du groupe scolaire Albert Camus à La Mulatière, en banlieue de Lyon, puis enregistrée en 1978 dans le disque Le Serpent A Sornettes, album collectif conçu et coordonné par Renée Mayoud avec plusieurs artistes de la région lyonnaise [1] .

Les musiciens du folk-club La Chanterelle du groupe La Guimbarde en 1973 aux Minguettes
Les musiciens du folk-club La Chanterelle du groupe La Guimbarde en 1973 aux Minguettes
© Marie-Mad Peillon

La chanson de Medhi
Paroles : collectif, Medhi & Renée Mayoud
Musique : Medhi & Evelyne Girardon

Lalalala lala je vais au cirque (bis)
On y verra des clowns, beaucoup de clowns (bis)

On y trouv’ra peut-être la poule aux œufs d’or (bis)
On y mang’ra d’la barbe, barbe à papa (bis)

Cette chanson est celle de Medhi (bis)
C’est un petit garçon d’aujourd’hui (bis)

Il a trouvé cet air en improvisant (bis)
Un jour de festival à Orléans (bis)

Dans un coin on tapait sur de vieux bidons (bis)
Et c’est comme ça qu’elle est née la chanson (bis)

Medhi chantait ce qui lui passait par la tête (bis)
On reprenait en chœur et c’était la fête (bis)

Tu peux continuer sur cet air là (bis)
Inventer des couplets et danser la samba (bis)

Lalalala lala lala lala (bis)
Lalalala lala lala lala (bis)

Notre Medhi à nous il s’appelle Morad (bis)
C’est notr’ petit copain, notre camarade (bis)

Y’a aussi Yasmina, Hamelle et puis Samir (bis)
Qui tapent la derbouka et le bendir (bis)

Lalalala lala lala lala (bis)
Lalalala lala lala lala (bis)

Réappropriation des paroles en région lyonnaise puis à Marseille
La mélodie de Medhi et la structure à réponse donnent ensuite naissance à de multiples versions de paroles en région lyonnaise, au gré des animations de quartiers et d’écoles par Renée Mayoud et La Guimbarde, toujours sur la musique de Medhi et Evelyne : à Vaulx-en-Velin, quartier de la Grappinière, à Oullins, quartier de la Saulaie, à l’Isle-d’Abeau, quartier de Villefontaine et d’autres… A chaque fois, enfants et adultes inventent leurs paroles, parlent de leur quartier, de leur école, de leur vécu.
Dans la version de l’école Jean Jaurès de La Saulaie, quartier d’Oullins au sud de Lyon, les enfants parlent autant de la pollution que des diverses origines des enfants, dont des Laotiens :
« J’habite à La Saulaie, tout près de Lyon (bis)
Ma ville s’appelle Oullins, on y fait des chansons (bis)
Vers l’école Jean Jaurès on voit beaucoup d’voitures (bis)
Aux feux rouges des camions qui ne sentent pas bon (bis)
En classe, Tchou, Dao et la petite Cho (bis)
Disent qu’elles voudraient revoir leur pays, le Laos (bis)

En 1982 une émanation de La chanson de Medhi fit date dans les quartiers Nord de Marseille.

Daniel Beaume et La chanson des quartiers Nord

Daniel Beaume, pianiste et accordéoniste, fut un compagnon de route de Renée Mayoud. Il mit en mots et en actes l’esprit de sa démarche pédagogique et collabora activement aux actions urbaines sur Saint-Fons et Vénissieux. Quand, dans les années 1980, il se retrouve enseignant la musique en collège dans la région Aix-Marseille, c’est tout naturellement qu’il reprend les outils créatifs développés par le folk. Au collège Albert Camus dans les quartiers Nord de Marseille, il reprend la Chanson de Medhi et donne la parole à ses élèves.
Un couplet de la chanson originale disait “Tu peux continuer sur cet air là (bis)
Inventer des couplets et danser la samba (bis)”
. Daniel Beaume propose donc aux jeunes de sa classe d’écrire de nouvelles paroles sur cette musique pour parler de leurs quartiers, de leur vie quotidienne, et ainsi naît "La chanson des enfants des quartiers Nord". Elle figure dans l’album «  Les enfants des quartiers Nord brisent la glace » sorti en 1982.

Pour Daniel Beaume, pour le rappeur Soso Maness et pour beaucoup d’autres habitants de Marseille, la Chanson des enfants des quartiers Nord fait partie du patrimoine marseillais : « C’est une chanson qui a été importante à Marseille parce qu’elle ne parlait pas de pétanque ou de pastis, mais de la vie des gens, on donnait la parole aux gens des quartiers Nord, et c’est ce qui a marqué à l’époque en ville. Elle fait partie du patrimoine et beaucoup de jeunes se sont approprié ses mots », dit Daniel Beaume.

La Guimbarde aux Clochettes à Saint-Fons en 1973
La Guimbarde aux Clochettes à Saint-Fons en 1973
© Marie-Mad Peillon

La Marche pour l’Égalité et contre le racisme
A l’été 1983, des habitants du quartier des Minguettes à Vénissieux, conduits par le prêtre Christian Delorme et le pasteur Jean Costil, exaspérés par les violences urbaines et les bavures policières, lancent l’idée d’une marche pacifique, qu’ils définissent comme « un rassemblement de tous les habitants, de toutes les origines, pour construire une société solidaire ». La Marche pour l’Égalité et contre le racisme est publiquement présentée à la Maison des Jeunes et de la Culture de Saint-Fons. Pour lancer l’information, c’est sur le plateau du Larzac que les organisateurs de la Marche iront diffuser des milliers de tracts, sachant qu’ils trouveraient là les relais de militants associatifs, dont de nombreux folkeux. La Marche part de Marseille le 13 octobre 1983 avec une trentaine de personnes et en rassemble cent mille le 3 décembre à Paris. « Nous sommes les enfants des quartiers Nord » chantent les marcheurs lors du grand défilé parisien du 3 décembre… C’est ainsi que la chanson des quartiers Nord devient un hymne pour la Marche pour l’Égalité.

De Medhi à Soso Maness
En 2020, le rappeur marseillais Soso Maness annonce la sortie de son deuxième album, Mistral, avec un sample de La chanson des enfants des quartiers Nord. Né en 1987 cité Font-Vert, un des quartiers Nord, Soso ne connaît rien de l’histoire de cette chanson. « Je la chantais au centre social quand on était petits (...) Cet air je le fredonnais et avec le temps c’est resté dans un coin de ma tête. J’ai décidé d’ouvrir cet album avec ces paroles-là, ensuite j’ai connu toute l’histoire de cette chanson et j’ai trouvé ça tellement en adéquation avec ce que je fais aujourd’hui ».

Le rappeur dit aussi vouloir faciliter l’accès à l’éducation et à la culture : « Apprendre, se cultiver, ça c’est des vraies armes. La culture, ça m’a sauvé. L’envie de découvrir, l’envie d’apprendre d’autres langues, l’envie d’aller de l’avant, le savoir-vivre. Quand tu es capable de t’élever intellectuellement, tu peux casser des barrières ».

Tube et mektoub, un podcast de Marie Guérin
En 2021, Marie Guérin, artiste sonore qui traque les traces laissées sur les ondes et sur les disques, signe pour l’émission de France-Culture L’Expérience un podcast intitulé La chanson de Medhi, tube et mektoub. Tombée par hasard chez un disquaire d’occasion sur le vinyle Les enfants des quartiers Nord brisent la glace, elle décide de partir à la recherche des acteurs et actrices de cet album. Elle découvre l’existence du disque Le Serpent à Sornettes, de Renée Mayoud, du groupe La Guimbarde… Elle s’entretient avec plusieurs acteurs de cette période, dont Daniel Beaume et quelques anciens élèves ayant participé à la création de la chanson des enfants des quartiers Nord. Elle donne aussi la parole à des rappeurs de la scène locale actuelle.
A la fin de l’émission, quand Marie Guérin dit aux jeunes rappeurs marseillais que la chanson des enfants des quartiers Nord est plus vieille qu’ils ne pensent, que c’est un petit Medhi qui a lancé ça en 1974, ils disent avec douceur « Ah… Merci Medhi ! ».

Orléans, Lyon, Marseille, Paris…
En 1974 à Orléans, les jeunes artistes qui défilaient dans la rue avec les enfants en chantant La Chanson de Medhi ne pensaient qu’au présent, qu’à transmettre l’énergie de ces musiques traditionnelles, qu’à être dans la joie du moment. Qui pouvait imaginer que, cinquante ans plus tard, on suivrait encore le fil de cette chanson voyageuse ? Au fond, les chansons, c’est comme les oignons : derrière la première peau il y en a une autre, et une autre, et une autre encore… Oui, comme aimait à dire le regretté chanteur drômois Hal Collomb « Et tout laisse à penser que ce n’est pas fini ! »
Qu’est-il important de retenir de tout ce voyage ? Peut-être que la Chanson de Medhi, puis La chanson des enfants des quartiers Nord et la Chanson pour une marche n’ont pas été faites en un seul jour ni par une seule personne : elles sont l’émanation d’un Nous, d’un collectif et de personnes ne venant pas d’un milieu favorisé. Leur création a été souhaitée et soutenue par des valeurs d’éducation populaire autant que de respect de l’altérité, valeurs plus que jamais indispensables aujourd’hui.

Bibliographie

  • Renée Mayoud-Visconti, Les aujourd’hui qui chantent, inventer des chansons avec les enfants, Ed. Le Centurion, 1979.
  • Renée Mayoud-Visconti, Dites-le en chantant, recueil de chansons pour petites voix et grandes oreilles, édité par l’auteure,1987.

Liens :

[1Edité en 33T par Le Chant Du Monde, le disque sera repris en K7 audio par Enfance & Musique, ré-édité en CD par les Editions Fuzeau, puis en 2012 par les éditions Lugdivine.