N°141

Marcher pour l’égalité contre le racisme

Introduction

par Abdellatif Chaouite, Olivier Chavanon, Philippe Hanus, Lison Leneveler

« On est obligés de mettre nos vies en jeu pour
qu’on soit entendus, pas écoutés, entendus seulement ».

Un gréviste de la faim contre la « double peine », Lyon 1997.

En se saisissant du 50e anniversaire des premières grèves de la faim de « travailleurs sans-papiers » (1972-1973) et du 40e anniversaire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme [1] (15 octobre-3 décembre 1983), la revue Écarts d’identité interroge la mémoire des mouvements sociaux qui ont accompagné le fait migratoire en France à la fin du XXe siècle. Ces deux temps forts s’inscrivent en effet dans la longue série des luttes des immigré·es qui forment la trame d’une histoire politique de l’immigration. Celle-ci ne s’appréhende pas seulement par en-haut, et notamment par l’État (l’appareil législatif et les politiques publiques), mais aussi par en-bas, au sein du monde du travail et à travers les mobilisations locales contre les actes racistes et les violences sécuritaires ou encore dans l’engagement de personnes exilées en précarité administrative et sans logement pour revendiquer leurs droits.

À partir de 1968, en France, les marches civiques, grèves de la faim et occupations de sites symboliques (églises, usines, administrations, musées, etc.) constituent des modes de protestation et d’action collectifs dans l’héritage de la désobéissance civile et de l’action non-violente mise en œuvre en Inde par Gandhi (Marche du sel du 12 mars au 6 avril 1930), puis aux États-Unis, notamment par Martin Luther King (Marche pour les droits civiques du 28 août 1963 à Washington). De telles initiatives témoignent de la prise de parole de groupes dominés qui ne disposent pas d’organisations pérennes aptes à représenter leurs intérêts. Vont s’y agréger des militant·es de la « cause immigrée », engagé·es dans diverses organisations humanitaires, chrétiennes, syndicales ou politiques, qui participent à la légitimation et à la reconnaissance de la « voix des sans voix ».

Faire mémoire, cependant, ce n’est pas mettre le « passé en conserve », mais bien plutôt réfléchir aux enjeux du temps présent à partir des expériences d’hier. C’est pourquoi, outre des travaux d’historiens, certaines contributions rassemblées dans le présent volume d’Écarts d’identité rendent compte de l’actualité des luttes de la migration, exemplaires ou méconnues. Celles-ci prennent la forme de témoignages, portraits, analyses, retour d’expérience de terrain, mais aussi de représentations artistiques, etc.
En 1966, Martin Luther King choisit la ville de Lyon comme étape de sa tournée européenne, parce qu’elle symbolise, à ses yeux, la « résistance à toutes formes de racisme » rappelle Nadine Halitim-Dubois. Cette figure charismatique semble avoir stimulé de futurs engagements dans l’action non -violente, notamment chez les protagonistes de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, dont témoigne Jean-Pierre Maurin qui en fut l’un des organisateurs.

Ce sont les difficultés inhérentes au « militantisme de solidarité » que met en lumière Pierre-Nicolas Baudot à travers l’exemple du soutien du Parti Socialiste à la lutte des immigrés pour des conditions de vie décentes dans les foyers de 1973 à 1981. La question de l’accès au logement et des combats contre des conditions de vie indignes, mettant en danger de jeunes personnes migrantes particulièrement vulnérables, est analysée dans une perspective socio-historique par Olivier Chavanon et Mathilde Delarue.

Certaines de ces luttes, comme celles menées par les personnes en situation irrégulière contre les circulaires Marcellin-Fontanet dans toute la France, entre 1972 et 1975, se sont montrées particulièrement créatives. L’une d’entre elle a même pris la forme d’une improbable candidature à la présidence de la République en 1974, celle de « Djellali Kamal le sans-papiers », qu’a rencontré Philippe Hanus. Performances artistiques, théâtre et musique sont au cœur des mouvements sociaux, ce que rappellent Jacques Mayoud et Daniel Beaume, qui ont suivi les pérégrinations dans l’espace et le temps, d’Orléans à Paris en passant par Marseille entre 1974 et 1983, d’une comptine enfantine composée par des musiciens de la scène folk dans les quartiers populaires, devenue l’hymne de la Marche pour l’égalité : « La chanson des enfants des quartiers Nord ».

De nos jours, les actions de nouveaux collectifs ̶ mêlant exilé.es et militant.es du monde associatif ̶ s’inscrivent dans l’héritage revendiqué des grandes marches civiques du passé. Karine Gatelier revient sur les modalités de mobilisation d’un mouvement de marcheuses et marcheurs dits « sans-papiers », qui ont organisé, en septembre 2020, une grande marche vers Paris, au départ de plusieurs villes, et ainsi tenté de faire prendre conscience à l’« opinion publique » de leur précarité administrative, mais aussi et surtout de faire pression sur les pouvoirs publics. De telles mobilisations se conjuguent avec celles des grèves des femmes de chambre de l’hôtel IBIS des Batignolles, l’occupation d’établissements scolaires ou universitaires abandonnés ; jusqu’aux manifestations de rue, plus récentes encore, portant sur l’exploitation par le travail non déclaré, ou encore la « présomption de minorité » pour l’accueil des jeunes migrants ou sur leur mise à l’abri effective au regard de ce qu’exige la réglementation européenne.

En conclusion de ce dossier, Abdellatif Chaouite et Mohammed Seffahi reviennent sur un événement ô combien symbolique : la venue, en 1998, du philosophe Jacques Derrida à Vénissieux, l’endroit d’où a jailli l’esprit de la Marche pour l’égalité. La résonance des « noms » Minguettes, Derrida, hospitalité... déjoue les « frontières », réelles, symboliques et imaginaires, et ouvre le territoire des possibles hier, aujourd’hui, demain.

[1Le 40e anniversaire de la Marche pour l’égalité a donné lieu à de nombreux colloques à Lyon, Paris ou Saint-Etienne, des expositions (« Là où il y a eu oppression, il y a eu résistance » au Musée d’histoire de Marseille ; « Battre le pavé des rues contre le racisme et pour l’égalité des droits » au CPA de Valence) ainsi qu’à une grande collecte nationale initiée par le MNHI, sans oublier des créations dans le champ de l’art contemporain (une installation de Cindy Bannani présentée au CNAC de Grenoble) ou du théâtre (la création « 1983 » de la compagnie Nova).