
En 1983, alors que j’étais objecteur de conscience [1] à l’antenne de la Cimade à Lyon, j’ai été amené à coordonner la Marche pour l’égalité et contre le racisme. J’ai fait équipe avec Jean Costil, pasteur protestant, et Christian Delorme, prêtre catholique. Je les avais connus lorsqu’ils avaient mené une grève de la faim en avril 1981 en vue d’obtenir la fin des expulsions du territoire français de jeunes de familles étrangères qui faisaient l’objet de condamnations. Cette initiative fut couronnée de succès puisque le président Mitterrand, élu en mai 1981, allait annoncer la suspension de ces expulsions.
Je considérais que la non-violence était un moyen d’expression et d’action politique. J’avais constaté que des personnalités comme Gandhi et Luther King ont obtenu de grandes avancées politiques dans leurs pays. Dans les années 1970, j’ai vu en France les paysans du Larzac défendre leurs terres agricoles face à un grand projet de camp militaire. Leurs armes : grèves de la faim, marches, désobéissance civile… Je faisais partie de ces groupes non-violents de résistance à la militarisation. Refuser le service militaire obligatoire à l’époque et faire un service civil en tant qu’objecteur de conscience s’imposait à moi. En effectuant ce service civil à la Cimade, je pouvais mettre en pratique mes idéaux en défendant les droits des étrangers et en luttant contre le racisme.
Interventions aux Minguettes à Vénissieux
La Cimade travaillait auprès des familles mal logées dans des habitats vétustes du centre de Lyon et participait aux campagnes de mobilisation pour les droits des étrangers, notamment la carte de séjour de dix ans. Au début des années 1980, sous l’impulsion de Christian Delorme, cette association s’investissait aussi dans les quartiers d’habitat social des banlieues lyonnaises, notamment la cité des Minguettes à Vénissieux. Christian Delorme connaissait bien ce quartier et les journalistes le surnommaient, à tort, le « curé des Minguettes ». Il était particulièrement apprécié des jeunes de cette cité depuis sa grève de la faim contre les expulsions.
Aux Minguettes, nous organisions de nombreux débats autour d’un film sur Gandhi, un reportage sur Martin Luther King. Les discours du pasteur d’Atlanta avec des phrases comme « le Noir vit dans un îlot de pauvreté esseulé dans un vaste océan de prospérité » prononcé lors de la marche des droits civiques à Washington en 1963 parlaient à ces jeunes relégués des quartiers populaires. Nous menions également des actions en faveur du droit au logement dans cette cité où beaucoup d’immeubles s’étaient vidés des classes moyennes.
On disait à l’époque que la cité des Minguettes ̶ grand ensemble construit dans les années 1960 où vivaient 25000 habitants ̶ était la plus grande ZUP de France. Dans certains îlots des Minguettes, comme le quartier Monmousseau, les tours de quinze étages sont serrées les unes contre les autres. La ZUP des Minguettes avait mauvaise réputation, le journal local, le Progrès de Lyon, avait publié un article dont le titre « La cité dont le prince est un loubard » en dit long sur les représentations négatives des grands ensembles urbains dans les médias. Les habitants de ce quartier se sentaient stigmatisés, en particulier les jeunes. La plupart d’entre eux, enfants de travailleurs immigrés, n’étaient ni travailleurs (ils étaient majoritairement au chômage) ni immigrés puisqu’ils étaient nés en France. On les appelait à l’époque les jeunes de la « deuxième génération ». Deuxième génération, c’est d’ailleurs le titre d’une chanson de Renaud écrite en 1983 qui exprime bien le « mal de vivre en banlieue ».
1981, l’été chaud des banlieues lyonnaises
L’été 1981 a été qualifié d’été chaud, non pas à cause de la température mais en raison des révoltes urbaines qui ont éclaté à Vaulx-en-Velin, Vénissieux et Villeurbanne. Beaucoup de voitures ont brûlé, des équipements et commerces ont été saccagés… Les évènements les plus spectaculaires étaient les « rodéos » de puissantes voitures volées dans les beaux quartiers avant d’être incendiées.
La Cimade avec d’autres acteurs s’efforce de convaincre les jeunes de s’exprimer autrement que par la violence. Nous tentons aussi de sensibiliser les pouvoirs publics, les médias sur les conditions de vie de ces jeunes discriminés.
La gauche, qui vient d’arriver au pouvoir, met en place la commission Dubedout [2] sur le développement social des quartiers et diverses missions d’évaluation. On préconise la rénovation urbaine qui sera spectaculaire aux Minguettes avec la destruction de trois tours du quartier Monmousseau en juin 1983.
On crée également le premier Conseil communal de prévention de la délinquance qui sera mis en place à Vénissieux en 1983. On favorise enfin le développement social : politique d’emploi et de formation des jeunes, activités sportives, culturelles, de loisirs, etc. C’est le début de ce que l’on appelle maintenant la politique de la Ville.
Dans le contexte des rébellions, la droite instrumentalise le thème de la sécurité, désigne les « jeunes immigrés » comme « fauteurs de troubles » et accuse le gouvernement de laxisme face à l’immigration. Du coup la réponse des pouvoirs publics est aussi policière : augmentation des effectifs et des moyens des forces de l’ordre. Les années 1982 et 1983 seront très tendues entre une police de plus en plus agressive et des jeunes qui se disent harcelés car systématiquement et souvent violemment interpellés. En mars 1983, à Monmousseau, lors d’une opération de maintien de l’ordre, des agents doivent reculer face aux jets de projectiles. La réponse policière sera virulente les jours suivants : arrestations, locaux de jeunes dévastés, mères de famille molestées par la police. C’est dans ce contexte qu’un groupe de jeunes décide de mener une grève de la faim.
Des jeunes en grève de la faim
Il s’agit là d’un évènement fondateur : pour la première fois des descendants d’immigrés vont faire entendre leur voix sans violence. Avec mes collègues de la Cimade, nous les aidons alors à s’organiser et à faire en sorte que leur message soit entendu. Nous mettons en place un comité de soutien composé d’avocats, de syndicalistes et de personnalités politiques. Ils vont servir de médiateurs entre ces jeunes grévistes et les autorités. Nous rédigeons une sorte de manifeste de la Marche et préparons un dossier de presse. Je mets à la disposition de cette action mon propre compte bancaire (pour les personnes qui veulent la soutenir financièrement) afin de ne pas trop publiciser l’engagement de la Cimade.
Les grévistes de la faim s’adressent aux représentants de l’autorité légitime : Premier ministre, préfet, maire de Vénissieux. Ils disent vouloir instaurer de nouvelles relations entre police, justice et jeunes d’origine immigrée. Ils réclament une commission d’enquête sur les événements récents survenus lors des opérations policières. Ils demandent également d’être associés à la réhabilitation de leur quartier et que l’on reconnaisse le droit au logement pour tous. On voit à travers ces revendications leur proximité avec les objectifs de la Cimade qui reconnaît la nécessité d’installer de nouveaux rapports entre les jeunes, la police et la justice ainsi que de favoriser la réhabilitation du quartier et le droit au logement.
Toutefois, la revendication des grévistes de la faim de créer des commissions d’enquête sur les événements et d’instaurer des nouvelles relations avec la police ne fait pas l’unanimité : d’autres jeunes refusent le dialogue avec une police qui les opprime et l’autorité policière n’est pas prête à accepter des enquêtes.
À travers la mise en œuvre de cette action non violente, les jeunes entrent progressivement dans l’action politique, même s’ils n’en ont pas nécessairement conscience, car ils ne sont pas politisés et craignent même la récupération.
En avril 1983, l’association SOS Avenir Minguettes est créée. L’un des grévistes de la faim, Toumi Djaidja, âgé de 23 ans, en est élu président. Sa personnalité calme et posée me rassurait par rapport à d’autres jeunes du groupe plus véhéments et impulsifs. Toumi avait bien compris l’impasse de la violence lors des conflits entre jeunes et policiers. C’est lui qui a entraîné les autres dans cette grève de la faim. En tant que président de cette association, il est désormais invité à siéger au Conseil communal de prévention de la délinquance qui vient d’être mis en place. Or, des policiers refusent de s’asseoir à la même table qu’un « délinquant ».
Le 20 juin, Toumi Djaidja est gravement blessé par une balle tirée par un policier. Malgré la grève de la faim et la mise en place de nombreuses mesures, les tensions restent vives entre policiers et jeunes. C’est sur son lit d’hôpital, lors d’une visite de Christian Delorme et des jeunes des Minguettes que Toumi a lancé l’idée d’une marche pacifique, comme l’avait fait Martin Luther King aux États-Unis vingt ans plus tôt.
Marche pour l’égalité...
L’idée est retenue, les jeunes étaient prêts à démarrer aussitôt. Nous leur demandons de prendre du temps pour s’organiser. La Marche démarrera le 15 octobre à Marseille. Les deux associations SOS Avenir Minguettes et la Cimade sont coorganisatrices de cette traversée de la France à pied. Au niveau de l’équipe de la Cimade, il est décidé que Christian Delorme et Jean Costil seront marcheurs, et moi-même, avec d’autres, assureront la coordination nationale de cet événement. Dans un premier temps, nous choisissons de l’appeler « Marche pour l’égalité ». Dans les premiers tracts et documents nous écrivons « cette marche veut rassembler les habitants de toutes origines pour la constitution d’une société solidaire ». Ces habitants de toutes origines sont symbolisés, par notre graphiste, par les pieds d’un marcheur chaussés d’une babouche et d’un chausson. Nous choisissons un itinéraire qui va de Marseille à Paris en passant par Lyon. Il est également envisagé quelques trajets en train pour rejoindre d’autres régions : les Alpes, (Grenoble, Chambéry) l’Est (Nancy, Metz, Strasbourg), le Nord et la Picardie (Lille, Amiens) et de nombreuses villes de la région parisienne… L’itinéraire des marcheurs passe par les banlieues.
...Et contre le racisme
En France, l’année 1983 est marquée par de nombreux événements et crimes racistes visant les maghrébins. Par exemple, dans une cité voisine des Minguettes, à Bron, un jeune de 20 ans, Ahmed, a été tué. Son assassin est remis en liberté après quelques mois de détention provisoire. Une telle décision accroît le sentiment d’injustice ressenti par les jeunes : les auteurs de crimes racistes seraient impunis alors que les jeunes écopent de prison ferme pour outrage et rébellion lors des interpellations policières. Un autre événement marquant est l’assassinat de Tewfiq, un enfant de dix ans, le 14 juillet dans la cité des 4000 à la Courneuve. On dénombre une trentaine de crimes racistes dans les mois précédents la Marche.
Dans un tel contexte, notre initiative est finalement baptisée « Marche pour l’égalité et contre le racisme ». Le slogan « rengainez, on arrive » sera souvent repris tout au long de la marche. Le 14 novembre, alors que la Marche se poursuit vers Nancy, un crime raciste va choquer la France entière : quatre futurs légionnaires ont jeté d’un train un homme parce qu’il était maghrébin : Habib Grimzi. Suite à cet événement horrible, beaucoup de sympathisants de la cause antiraciste vont se mobiliser avec les marcheurs. Lors de l’arrivée de la Marche le 3 décembre à Paris, juste derrière les marcheurs permanents, il y aura les familles des victimes d’actes racistes avec les photos de leurs proches assassinés.
Coordination et logistique
Au départ, cette marche n’avait pas de revendication particulière, l’événement voulait rassembler les habitants autour de ces grandes questions : l’égalité (entre habitants de toutes origines) et le racisme. Les marcheurs sont majoritairement des jeunes des Minguettes et d’autres quartiers populaires, accompagnés de deux équipiers de la Cimade et d’autres militants non violents ainsi que deux éducatrices en formation. C’est le noyau de base des 17 marcheurs permanents partis de Marseille auxquels se joindront quelques personnes au cours des premières semaines de marche. À chaque étape, des sympathisants locaux rejoignent le cortège. Mais nous constatons que le nombre de personnes voulant rejoindre les marcheurs permanents est en augmentation. Nous percevons que cela pose des problèmes logistiques. En effet, il faut nourrir et loger un groupe dont les effectifs ne doivent pas trop fluctuer. Cette augmentation du nombre de marcheurs pose également des problèmes politiques : certaines personnes veulent rejoindre la Marche pour y adjoindre leurs revendications. Nous décidons donc de limiter le nombre de marcheurs permanents à 32 personnes, parmi lesquelles il n’y avait pas que des enfants de la migration.
En tant que coordinateur de cette Marche, je ne marchais pas… je courais. Je courais entre les différents comités de soutien qui se mettaient en place dans les villes-étapes. En 1983, n’existaient ni le téléphone portable, ni internet. Les réseaux sociaux de l’époque, c’étaient tout bonnement des tracts, des affiches, des courriers que je transmettais aux associations que nous connaissions. Grâce aux dons, plus de 200 000 affiches seront éditées ainsi que des tracts et cartes postales, sans compter celles des comités locaux. Dans les mois précédant la marche, grâce au réseau national de la Cimade composé de militants non violents, de groupes chrétiens, d’associations de soutien aux travailleurs immigrés, de mouvements anti-racistes, etc., nous avons réussi à mobiliser de nombreuses personnes dans les comités de soutien chargés d’accueillir et d’héberger les marcheurs, mais aussi à organiser des soirées festives, débats et conférences.
Les premières étapes ne drainent pas encore des foules importantes, mais on commence à parler de cette Marche dans les journaux locaux et dans quelques médias nationaux (grâce aux dossiers de presse que nous leur transmettions). L’étape de Lyon verra beaucoup de personnes accompagner les marcheurs des Minguettes à la place Bellecour. De plus en plus de personnalités viennent à la rencontre des marcheurs. Le 20 novembre à Strasbourg, la secrétaire d’État « chargée de la famille, de la population et des travailleurs immigrés », Georgina Dufoix, vient à la rencontre des marcheurs. Cette ministre, protestante, connaissait bien la Cimade. Elle avait demandé à des membres de son cabinet à être en lien avec nous dès le début de la marche. Ces hauts fonctionnaires ont permis discrètement que la Marche soit sécurisée tout au long de son parcours.
Marcher, débattre, rassembler
Je peux témoigner qu’il y avait beaucoup de débats au sein des comités de soutien, constitués de jeunes des banlieues et de vieux militants de la cause immigrée ou antiraciste qui menaient campagne pour la carte de séjour de dix ans ou le droit de votes des étrangers. Ces thèmes, qui n’étaient pas portés par les jeunes des Minguettes au départ de la Marche, apparaîtront petit à petit grâce à ces militants actifs dans les différents comités locaux. J’ai constaté que les marcheurs ont apprécié les rencontres et les débats avec ceux qui les accueillaient. Il y a eu aussi quelques tensions entre les différents acteurs des comités de soutien : j’ai vu dans certaines villes des groupes de jeunes, souhaitant emmener les marcheurs dans leur quartier, s’opposer aux militants de gauche désireux d’organiser un meeting politique. Ces débats feront la richesse de cette initiative plurielle chez ses acteurs. Je me souviens également d’une rencontre entre les marcheurs et des ouvriers syndicalistes dans une usine, ceux-ci reprochaient aux marcheurs de ne pas être engagés syndicalement et politiquement. Les marcheurs justifiaient leur autonomie en parlant de la vie dans leurs quartiers et du manque d’écoute des responsables politiques.

Pour préparer l’arrivée de la Marche à Paris, plusieurs comités de soutien se créent dont un « collectif jeunes » constitué de « beurs » de Paris et des banlieues. Il concurrence et bouscule le comité de soutien composé des traditionnelles organisations associatives, syndicales, politiques. Les jeunes craignent et refusent la récupération politique. En tant que coordinateur de la Marche, j’ai fait le pont entre ces différents collectifs. En tant que militant non violent et membre de la Cimade j’étais proche des acteurs des grandes organisations et j’estimais que nous avions besoin de leur capacité à mobiliser et à organiser une grande manifestation. Mais en tant que jeune de 23 ans, qui accompagne les jeunes des Minguettes depuis plusieurs mois, je considérais qu’il fallait donner une grande place aux jeunes des collectifs lors de l’arrivée à Paris. Je n’oubliais jamais que l’idée était de rassembler des habitants de France de toutes origines pour la constitution d’une société solidaire.
On estime qu’environ 100 000 personnes ont accompagné les marcheurs dans Paris, parmi lesquelles de très nombreux jeunes. Le 3 décembre, une délégation de marcheurs est reçue par le président Mitterrand qui leur annonce la mise en place de la carte de séjour unique de dix ans pour les étrangers. C’est une bonne nouvelle pour les travailleurs immigrés et ceux qui menaient cette campagne depuis plusieurs années Mais la grande victoire de cette Marche c’est cette mobilisation importante pour dire non au racisme et l’émergence dans l’espace public, médiatique, politique de cette génération de jeunes dits de banlieue qui réclame l’égalité. Les médias ont qualifié médiatiquement cet événement de « Marche des beurs » [3] , je ne suis pas d’accord avec cette appellation, car les marcheurs et les nombreux sympathisants étaient de toutes origines.
Par la suite, je me suis investi dans les quartiers dans lesquels j’ai vécu, la cité de Agnettes à Gennevilliers, puis le quartier de la Villeneuve de Grenoble. J’ai participé, en tant qu’habitant ou en tant que travailleur social, à cette Politique de la Ville que j’ai vu se mettre en place à partir de 1983. Force est de constater que ces actions demeurent insuffisantes et que la réelle participation des habitants demeure un vœu pieux. Quarante ans plus tard, en matière d’emplois, de logements, de relations avec la police : les discriminations perdurent et les tensions sont encore vives. La Marche a révélé la « crise des banlieues » et cette crise est encore bien présente.