Retour sur scène
Au regard de la thématique, le jeu de scène était aussi signifiant que la pièce elle-même. Dans la salle Gérard Philippe, la séance venait de s’ouvrir par Mohammed Seffahi lorsque Jacques Derrida arriva, quelque peu retardataire dans son « envoyage » – à moins que ce ne fut déjà une manière et même involontaire de « déconstruire » l’événement creusant un « écart » dedans (« les événements sont rusés » dira-t-il ailleurs [4] )... Se glissant alors discrètement dans la salle, il se rangea debout contre le mur du fond, en « contre-allée » en quelque sorte... Le conviant à occuper la place qui l’attendait sur l’estrade, il le fit de manière discrète, soucieux de ne pas déranger. Sortant alors de son cartable un cahier d’écolier, il se mit de suite à noter, attentif à la parole qui résonnait dans le silence de la salle, silence hanté par la trace emblématique laissée en ce lieu par les luttes de l’immigration [5] . Notamment La Marche de 83, initiée aux Minguettes, conséquence de la dissimulation politique d’alors : la présence des générations « issues de l’immigration » (confondues encore dans la catégorisation politico-administrative avec les « immigrés », objets d’une politique d’« incitation au retour »). C’en fut la révélation sur la scène publique. Son manifeste, Pour l’égalité et contre le racisme, résumait le procès politique et tout le processus historique qui avait comme décroché cette génération de ses droits comme de son « sol » (comme si imprévus dans le « contrat de travail » de leurs parents, ils étaient devenus, avec eux, « friche » humaine à remiser, de même que la machine qui les avait fait venir)…Cette « trace », la venue de Jacques Derrida en fit comme un « supplément », un après qui n’était pas seulement un post ou un après-coup mais l’horizon même de sa promesse dans un « Autre cap [6] » à tenir : l’hospitalité…

Retour sur une allocution
Dans son allocution spontanée [7] (c’était la carte blanche qui lui était donnée), Jacques Derrida, tout en se disant « inquiet de ne pouvoir être à la mesure de l’hospitalité » qui lui était accordée, dessina d’emblée à cette rencontre un « cap » politique : la « question de l’hospitalité » fait partie des « problèmes urgents de notre société » dans ce monde devenu réticulaire : « disséminant » ses conditions sociales et environnementales, il bouleverse ses frontières et déplace ses sujets. Un enjeu à la fois « testamentaire » et de « responsabilité » : donner lieu et partout aux formes de ses coprésences. Cap contrarié dans son legs par des pratiques politico-institutionnelles réfractaires à la langue de l’hospitalité. Inévitablement : « Un acte hospitalier ne peut être que poétique » en effet, c’est-à-dire créatif, génératif, corrélatif, associatif, inventif, donc aussi subversif de ces pratiques !…Idéalement, c’est un acte qui déborde toute loi ou « droit » distinctifs des « hôtes ». Aussi le relève-t-on d’abord dans le revers de leurs « conditions ». Par exemple, dans le mordant de ce « J’y suis, j’y reste », cogito de la Marche en archi-post-résonance poétique d’un Je pense donc je suis, et « signe » d’un imaginaire rebelle qui invente sa langue, donnant naissance à une subjectivité faisant « vérité » de son histoire… Ce « spectre » hantait donc le lieu-temps de cette rencontre.
Jacques Derrida, mesurant sans doute cette charge, instaura d’abord comme un temps « blanc ». Une sorte de réserve ou de retenue ou une manière de « réduire » le poids des attentes à l’essentiel de la rencontre... Deux assertions lui servirent d’entrée de jeu à le faire. D’une part, sous la forme sensible d’une « confession » : « Je suis donc arrivé ici dans la situation de l’enfant débile qui va essayer d’apprendre un peu la grammaire même de vos problèmes ». D’autre part, sous la forme intelligible d’une hypothèse formulée au conditionnel quant à la question de l’hospitalité : « Dans l’hospitalité sans condition, l’hôte qui reçoit devrait, en principe, recevoir avant même de savoir quoi que ce soit de l’hôte qu’il accueille ».

D’emblée, ce fut une parole qui invitait à évacuer la place de toute autre préoccupation afin de fonder la rencontre ; une parole hospitalière en acte. Elle instaura au préalable la feinte d’une innocence d’un côté (d’un « enfant débile ») et, de l’autre, celle d’un non-savoir : la double condition à la base de l’hospitalité idéale ou « sans condition »... D’emblée, c’était comme une méthode qui suspend toute méthode, toute velléité (de savoir ou de pouvoir) ramenant à l’essence première de la rencontre : la relation nue ou de « visage à visage ». Là réside la « chance » première de l’hospitalité : donner d’abord lieu à l’autre en tant qu’autre... Un écho à l’esprit qui présida pacifiquement à la Marche : on arrête tout – toutes les violences – et on recommence tout sans préjugés...
Une fois le terrain de la rencontre ainsi désobstrué et son horizon d’attente rendu ouvert à ce qui peut « arriver »,le travail d’hospitalité devient « possible » et même potentiellement immédiat : « Il doit être possible de parler immédiatement à partir de ce non-savoir ». Peut alors se produire le possible d’une création, car « Là surgit la parole poétique : il faut inventer une langue ».
Retour sur une « politique »
Le travail d’hospitalité est un travail poétique et aussi une politique qui invente sa langue. La feinte ou le voile d’ignorance (on pourrait dire aussi d’une in-conscience lucide ou « non naïve » comme disait Edouard Glissant) est ce qui permet d’abord de parler la langue d’une hospitalité franche. L’hôte et son hôte doivent se mettre dans cette disposition première, oblique, de s’écouter et ainsi d’inventer une langue commune.
Telle pourrait être la Loi de l’hospitalité idéale dont Pierre Klossowski disait que « le maître de céans recherche avec l’étranger une relation non plus accidentelle, mais essentielle […] une relation substantielle entre lui et l’étranger, qui en vérité sera un rapport non plus relatif, mais absolu, comme si, le maître étant confondu avec l’étranger, sa relation avec toi qui vient d’entrer, n’était plus qu’une relation de soi à soi-même [8] ». Le verbe rechercher indique là encore cette volonté que devrait avoir le maître du lieu à la recherche d’un rapport « substantiel » avec l’étranger – ce qui ne pourrait être au fond que celui que l’on a avec soi-même. L’étranger devient ainsi pour l’hôte un miroir où il se reflète (ou s’accueille) lui-même et réciproquement...
La poétique-politique de l’hospitalité défait les rigidités imposées des prédéterminations « généalogiques » (catégories en oppositions : maître du lieu vs l’étranger, soi vs l’autre, dominant vs colonisé, etc.)…Une relation hospitalière n’est pas de ce fait accidentelle. Elle feint de « confondre » soi avec l’autre, de même que le fait la langue désignant du même mot l’hôte (accueilli et accueillant). En quoi, elle indique ce qu’hospitalité veut dire : un rapport d’équivalence qui rassemble et associe ses composantes en une organique relationnelle.
Évidemment, ce dépouillement est impossible à atteindre dans la réalité des rapports dits « normaux » (formatés conditionnellement), mais tout aussi bien « possible » en intention. S’il est impossible d’effacer les imaginaires historiques (intérêts, calculs ou enjeux de pouvoir), encore moins l’accidentel intrusif de l’autre (ce qui fait pourtant son altérité même !), il est toutefois possible d’inventer une langue
relationnelle, « réglée sur l’autre et sur l’accueil de l’autre ». Une langue qui s’efforce de s’élever au-dessus des contingences du moment et disposer en offrande d’un lieu où l’autre peut se poser tel qu’il est.
Cependant, la Loi de l’hospitalité idéale est également son « aporie ». Le réel s’y trouve « pris entre cette idée (cette poétique de pure hospitalité, cet événement sans grammaire préalable), et les problèmes des conditions, des frontières »...Une aporie qu’il faut garder dans l’acte d’hospitalité comme son élément dynamique ou l’aiguille de sa boussole. Elle indique le point magnétique du « cap » auquel la relation aspire. Rien n’y est sûr hormis la possibilité d’inventer sa geste...Elle est à la fois plurielle et singulière : marcher, s’adresser, aller vers, échanger, inviter, inventer, accompagner… Autrement, guette le penchant de « l’hostilité » (auquel la « sécurité » sert de cache-sexe idéologique) !
Retour sur la réalité
Si la question de l’hospitalité fait toujours partie des « problèmes urgents de notre société » (des impasses de ses schèmes politiques), son éthique et sa poétique ne sont jamais absentes de son horizon social et culturel. Et pour cause : « l’hospitalité est la culture même » !...Tant d’actes et de gestes en témoignent jusqu’au tragique qui occupe désormais quotidiennement le devant de la scène : « désobéissances civiles », « délinquances solidaires », maraudages, secours à personnes en danger... et tant de « guerriers de l’imaginaire » (Patrick Chamoiseau) en inventent les mots et les images appelant à une effectivité des lois dans le tournant des réalités de ce monde. Les phénomènes migratoires contemporains y bouleversent les significations mêmes des mots politique, culture, identité, loi, histoire, etc. leur ouvrant un « Autre cap » dans sa mondialité... La Marche n’en fut au fond qu’un épisode, exemple ou contre-exemple forçant les aveuglements et appelant à une nouvelle socialité.

L’aporie hospitalité/inhospitalité n’est pas que théorique, elle met le politique à l’épreuve de réinventer sa « langue », entre ses promesses et le dit pragmatisme de ses pouvoirs… Or, le « tragique » du pragmatique, c’est qu’en même temps qu’il voudrait « traduire » les traditions de l’hospitalité (il en existe dans toutes les sociétés) en « droit » positif d’accueil ou d’asile, supposé universel, il les déborde perversement en fonction des intérêts dits « pragmatiques » du moment. Les usages politiques et institutionnels, conditionnels, du mot accueil en témoignent ainsi que les pratiques des guichets qui les traduisent [9] ... « Apparaît là une aporie politique qui réclame une responsabilité à prendre, non pas entre une hospitalité pure et une hospitalité conditionnelle, mais à l’intérieur de l’hospitalité conditionnelle, de façon que celle-ci soit la meilleure possible ». Jacques Derrida faisait entendre ainsi que l’hospitalité concrète est le « don » possible de la « meilleure conditionnalité » (optimale dans le registre du possible). Ce qui correspondrait à une politique responsable : qui « répondrait de » l’hôte accueilli tout en garantissant les pleines conditions de cette responsabilité à l’hôte accueillant. En transposant l’aporie de l’hospitalité dans le champ politique, Jacques Derrida ouvre une voie à son dépassement entre possible et impossible, entre le droit et la justice... C’est l’acte politique même en tant que tel, si l’on comprend par là que tout acte politique est par essence responsabilité de et partage avec l’autre... « Pour l’égalité et contre le racisme », signifiait-il autre chose ?...
Retour sur une leçon
Ce que Jacques Derrida proposait ici en fin de compte, c’était une topologie de la figure de l’hospitalité qui ne se résorbe pas dans des éléments politiques prédéterminées (du « national », de l’« appartenance », de l’« identité », etc.), mais recombine autrement leurs ingrédients en « déconstruisant » les catégories mêmes de l’entendement qui les produit : le dedans et le dehors, la partie et le tout, le propre et le non-propre, le moi et l’autre, etc. Concrètement, « C’est là, dans ce dilemme, que l’invention politique est nécessaire ; car il n’y a pas de règle préalable, il n’y a pas de norme pour me dire quelle assignation appliquer. Il faut que dans chaque cas, moi-même, j’invente seul devant tel autre, tel hôte, la meilleure invitation possible. »
Leçon limpide : l’hospitalité est une grammaire générative de l’idiome relationnel. Elle déborde toute « politique » conjoncturelle car elle est « la culture même »… Le slogan de la deuxième « marche » (Convergence), en mobylettes, le disait symboliquement dans son propre idiome : « La France, c’est comme une mobylette, pour avancer, il lui faut du mélange » !...
Les résonances des « noms » Minguettes, Derrida, hospitalité... déjouent les « frontières », réelles, symboliques et imaginaires ouvrant dedans des « espaces potentiels » [10] . La leçon à en retenir est qu’« il n’y a pas de culture ni de lien social sans un principe d’hospitalité ». Enjeu dont il suffit de renverser la formulation pour mesurer le danger qui guette les temps actuels : sans principe d’hospitalité, c’est le lien social et la Culture mêmes qui risquent de s’effondrer !