La rencontre avec Renée Mayoud et les actions que j’ai partagées avec les « folkeux » lyonnais, axées sur l’éducation populaire par la musique et la chanson, auront constitué la matrice de mon parcours personnel de musicien, de pédagogue et d’auteur-compositeur. J’ai pu impulser à mon tour la création de chansons avec les élèves du collège Albert Camus de Marseille, travail qui aboutit à la réalisation de deux disques 33T durant la période 1982-1985. Je réalise à quel point écrire avec les enfants a contribué à me construire comme auteur compositeur de chansons [1]
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La chanson des enfants des quartiers Nord
Tout a commencé au collège avec la « Chanson des enfants des quartiers Nord » :
Nous sommes des enfants des quartiers Nord (bis)
Et à pied ça fait loin jusqu’au vieux port (bis)
Il y avait des vaches et des cochons
A l’endroit où se trouvent nos maisons
Pierrette partait avec son bidon d’lait
Dans une ferme tout près de la forêt
Adieu vaches et cochons, ferme et forêts,
Pierrette achèt’ son lait au supermarché
Si tu veux te construire un’ belle villa
Va la construire ailleurs, ici c’n’est pas pour toi
On dit qu’c’est un quartier mal fréquenté
C’est rempli d’ouvriers et d’immigrés
Les immigrés travaillent sur des chantiers
Et construisent des maisons pour des français
Les flics nous font monter dans leurs fourgons
Et nous font ressortir à coups d’bâton
Si ton ballon s’égare dans un jardin
Il ressort tout troué par le voisin
Nous sommes des enfants des quartiers Nord
Et à pied ça fait loin jusqu’au vieux port
Celle-ci fut la première de trente-deux chansons enregistrées au cours d’un processus créatif très riche d’implications musicales et poétiques, mais aussi d’implications éducatives, sociales et politiques dans le sens noble du terme.
Aujourd’hui encore les énergies du passé irriguent notre présent. Le temps révèle en effet la dimension historique de ces actions. Il n’était pas anodin que ce travail se fût déroulé auprès d’enfants et d’adolescents issus pour beaucoup de l’immigration, et qu’il fût intégré dans des démarches et projets dits « interculturels ». Comme n’était pas anodin le titre chargé de sens du disque 33T « Les enfants des quartiers Nord brisent la glace ». Le texte qui ouvrait la pochette du disque résonne en effet avec l’actualité : « On ne fait pas entrer la vie à l’école. Elle y est. On ne peut la chasser. Elle couve sous la braise. Ou on l’étouffe, ou on la prend en compte. Quand elle surgit, elle éclate au grand jour, elle se déchaîne, casse, saccage, déclenche l’alarme. Mais elle peut aussi éclater de rire, elle peut chanter » (…)
Dans ce même texte nous reprenions la belle idée de Renée Mayoud : « Une chanson c’est quelque chose qu’on fait « pour de bon ». On ne peut l’enfermer. Une fois la chanson achevée, bien malin qui pourrait prévoir ses trajectoires ».
Effectivement, quarante ans après, dans le flux et reflux des jours, la « chanson de Medhi » revient comme une vague dans sa version marseillaise, la « chanson des enfants des quartiers Nord ».
Remarquons cependant que les mots ont pris un sens plus large. Dans la phrase « Nous sommes des enfants des quartiers Nord », le terme enfants, pris initialement dans son sens premier lorsqu’il fut écrit par des collégiens en classe de 6ème, prend aujourd’hui un sens symbolique comme dans l’expression enfants de la Patrie : « Nous sommes des enfants des quartiers Nord » devient l’affirmation d’une identité et même d’une fierté. C’est ainsi sans doute qu’il faut comprendre ce moment étonnant où tout le public du stade Vélodrome de Marseille entonna a cappella ce refrain, à l’invitation de Soso Maness qui donnait là un concert.
La chanson des enfants des quartiers Nord a fait un nouveau bourgeon lorsque, afin de célébrer justement les 40 ans de cette chanson en 2022, je retournai à l’école en proposant à des enfants des quartiers Nord d’aujourd’hui d’écrire leurs propres paroles. Nouvelle moisson de couplets où ces enfants imaginent le futur de leur quartier ̶ très défavorisé :
« J’ai rêvé d’mon quartier dans 40 ans/
Y’aurait des toboggans pour mes enfants
Notre cité serait modernisée/
les transports en commun n’seraient plus cassés
(...) Je rêve d’un nouveau monde, un monde en paix/
On vivrait tous ensemble dans le respect ... » (extrait)
Cette nouvelle version est désormais devenue la chanson de l’école de la Maurelette ! Dans le même mouvement, des élèves du collège Massenet voisin ont écrit, toujours à partir de la structure de la chanson de Medhi, des couplets en rap qu’ils ont chanté en spectacle au théâtre Toursky.
La chanson pour une marche
Parmi les chansons créées et enregistrées au collège Camus, il en est une dont l’histoire est particulièrement émouvante. Vers la fin de l’année 1983 une élève de 4ème, Raouda, sachant que nous étions tous dans une dynamique de création de chansons, avait écrit avec sa sœur une chanson sur la Marche pour l’Égalité et contre le racisme, marche qui venait d’avoir lieu et avait abouti à une grande manifestation à Paris. Elle me montra son cahier où le texte de la chanson s’ouvrait sur ces paroles :
Enfants de toutes les couleurs
Rassemblez vos peines et vos joies
Unis pour la première fois
Nous serons vainqueurs(...)
Je me mis au piano et, sûrement porté par la situation et le contexte, je trouvai rapidement une mélodie que la classe s’appropria aussitôt. On avait là un beau refrain. La suite des couplets fut trouvée en atelier d’écriture, en associant documentation dans la presse et recherche poétique :
Ils n’étaient rien/ Qu’une poignée de copains
Se tenant par la main
Toumi, Christian et Rachida, Malika
Et c’est l’espoir/ Qui marchait dans leurs baskets
Ils allaient, solidaires
Comme les rubis d’une grenade
(refrain)
D’où venaient-ils ? De la Cayolle, la Busserine
Des Minguettes / des Quatr’ Mille
Un envol d’oiseaux migrateurs vers Paris
Et c’est la foule/ Qui leur ouvrait le chemin
Relançait le refrain
Et qui reprenait la Bastille
(Refrain)
Enregistrée avec une grande ferveur, cette « Chanson pour une marche » a été reprise par bien des chorales scolaires [2]
Il se trouve qu’en 2023 la Marche pour l’Egalité et contre le racisme a, comme les chansons des quartiers Nord, quarante ans. Le 15 octobre 2023 ̶ date anniversaire du départ de la Marche ̶ , en ouverture des nombreuses célébrations organisées à cette occasion, les enfants de l’école de la Maurelette ont chanté la « Chanson pour une Marche », devant le maire de Marseille, Benoît Payan. Puis c’est tout le public présent avec les anciens marcheurs (dont Christian Delorme) qui entonna avec eux la chanson des enfants des quartiers Nord qu’ils connaissaient tous ! Après la cérémonie je remis à Benoît Payan, un exemplaire du disque « Les enfants des quartiers Nord brisent la glace », qui fera désormais partie du patrimoine des archives de la Ville de Marseille.
La boucle semble bouclée. A moins qu’une nouvelle version ne renaisse quelque part... Qui sait ?
Références
Référence à la « chanson des enfants des quartiers Nord » dans ce podcast de RFI
1983, la marche pour l’égalité et contre le racisme - La marche du monde (rfi.fr)
Sur l’historique des chansons des enfants des quartiers Nord, un article de référence sur le site de Marsactu
https://marsactu.fr/ainsi-chantaient-les-enfants-des-quartiers-nord/