CEUX QUI RESTENT
Célia Cuordifede
2023. éditions du ROCHER

La question : qu’en est-il de ceux qui restent ? est assez rarement posée et plus rarement encore traitée par rapport à celle de ceux qui partent, pour que ce livre qui s’y attelle soit signalé. Célia Cuordifede, journaliste indépendante, a voulu en savoir plus de ce côté-là, du côté de ces parents ou ami.es ou communautés interdites qui continuent de vivre – ou de survivre – après le départ d’un des leurs. Savoir non seulement pourquoi eux, ils sont restés – les raisons sont très diverses – mais pourquoi leurs proches sont partis. Pour ce faire, elle est allée recueillir leurs témoignages dans cinq grands pays de l’émigration : Afghanistan, Liban, Sénégal, Guatemala et Tunisie. « Tout l’enjeu de ce travail, dit l’autrice, à travers près de quarante témoignages de proches d’émigrés, est de rapporter comment ils vivent le phénomène migratoire, ce qu’ils en pensent mais aussi ce qu’ils présument être leurs causes et leurs conséquences ».
Une approche plus qu’originale : juste. Tant toute immigration est aussi et inextricablement une émigration en ses causes et effets aussi bien sur les individus et leurs groupes que sur les sociétés d’émigration et d’immigration. De même donc que le renversement du partir et du rester, c’est un renversement des perspectives et points de vue sur l’émigration, plus rares que ceux, inflationnistes aujourd’hui, sur l’immigration. D’autant qu’on en apprend plus encore sur cette dernière en en apprenant sur les conditions et les motivations de la première. Si partir peut être un « choix », délibéré ou obligé, rester s’impose souvent comme une manière de résister pour que d’autres s’en sortent.
L’autrice a construit la complexité de ces perspectives sur un mode narratif qui conjugue contextes relationnel, économique, politique, social et extraits d’entretiens avec ses enquêté.es. Au fur et à mesure des cas évoqués, c’est une histoire qui s’écrit : de pays, de personnes et, au fond, du monde actuel. Une histoire à vrai dire démente, faite d’espoirs et de violences multiples. L’histoire d’une mondialisation paradoxale, réalisée par les uns et empêchée pour d’autres qui n’y ont droit qu’au prix de leur vie. Leurs rêves d’une vie meilleure, d’une vie libre – aspirations de toute jeunesse qui lorgne sur ce « meilleur » et sur cette liberté ailleurs – hors d’un « pays sans promesse », étranglé économiquement –, ou seulement d’une survie, fuyant une menace ou un enfer dans des pays soumis à des régimes voyous, rétrogrades ou liberticides, y tournent aux cauchemars, naufrages de « pirogues » en mer et bannissements dans le désert. Une histoire qui demeure au fond indéchiffrable dans ses « raisons » hors celles des dispositifs de pouvoirs souverains qui confondent sciemment empêcher d’accéder – à un autre possible de vivre – et laisser mourir ou condamner à pourrir sur place. Il suffit pour cela d’interdire l’accès aux moyens normaux de déplacements dérogeant de manière ségrégative à un droit humain tout en s’en défendant…
Ceux qui restent le savent. Ils dissuadent et après pleurent leurs morts ou disparus et en tiennent par-ci par-là registres et mémoriaux pour ne pas oublier. C’est tout ce qui leur reste précisément, pleurer, parfois déprimer et sensibiliser et supporter les conséquences en effondrements, en l’absence de systèmes sociaux cohérents de prise en charge – des aînés, des enfants orphelins, des veuves... Mais « la portée » du slogan – « Barcelone ou la mort » et tous les équivalents quant à toute autre destination possible – est plus « puissante ». Et le rêve – « mélange de pression sociale et de convictions personnelles » – n’a pas de prix : des petites économies familiales englouties au risque de mourir ; ou simplement un sauve-qui-peut pour fuir un viol ou une torture ou un harcèlement quand on est homosexuel.le…
Quand l’aventure est réussie, de manière légale ou illégale, elle sauve ceux qui partent et soulage ceux qui restent, « prisonniers » d’un joug ou d’une condition. Parfois, elle rapporte en retour à ces derniers de quoi améliorer le quotidien – quand cet apport n’est pas empêché par les sanctions internationales contre un régime de terreur. D’autres fois, elle incite ou oblige ceux qui restent à résister en se saisissant des rares espaces de « liberté » – surveillée, notamment pour les femmes – qui demeurent ou organisent des espaces de luttes et de soutiens au nom des Droits de l’homme – notamment pour les LGBTQI+ – au risque souvent de leurs vies...
« Ce livre raconte la migration par le regard de ceux qui restent ». Des conditions économiques, environnementales et politiques qui vident les pays d’émigration de leur jeunesse et brisent des familles entières. « à la fin, pour ceux qui partent, comme pour ceux qui restent, dans chaque pays, fatalement, il y a de la souffrance ». Mais, au final, nous ne pouvons pas dire aujourd’hui, comme ce fut parfois le cas hier pour d’autres drames et à l’heure où les pays d’immigration repensent leurs politiques migratoires – sous la pression des mouvements des extrêmes droites –, que nous ne le savions pas !