N°142

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Dans la forêt de Briançon : une manifestation particulière des tensions liées à l’accueil des personnes exilées à la frontière Haute-alpine

par Daphné Velay

À Briançon, les questions de l’exil et de l’accueil ne sont pas d’emblée arrivées par la montagne. En 2015 et 2016, la commune initie la création de deux centres d’accueil et d’orientation (CAO), dans la continuité d’un riche passé territorial d’immigration [1]. . Des demandeurs d’asile arrivent de Calais pour s’y installer temporairement, suscitant de nouvelles pratiques de solidarité et d’accueil [2]]].

Peu de temps après, à partir de l’hiver 2016, des jeunes hommes franchissent le col de l’Échelle depuis Bardonecchia dans le Piémont pour redescendre dans la vallée de la Clarée, non loin de Briançon. Les habitant·es de Névache et plus largement du Briançonnais s’organisent alors pour secourir et accueillir ces personnes arrivant d’Afrique subsaharienne, tandis que la militarisation de la vallée prenait forme, présageant d’un dispositif de contrôle renforcé à la frontière, encadré par une mesure dérogatoire à la libre-circulation dans l’espace Schengen, le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures. Des herbergeur·euses solidaires s’organisent ainsi pour accueillir quelques jours les personnes arrivant d’Italie avant qu’elles ne poursuivent leur parcours. Rapidement les hébergeur.euses sont dépassé·es et la ville de Briançon est sollicitée pour mettre des

© Abdul Saboor

locaux à leur disposition. La caserne désaffectée de la compagnie de CRS du Secours en montagne sera mise à disposition et deviendra le Refuge Solidaire qui ouvrira ses portes en juillet 2017. Ces initiatives de la population sont encouragées et soutenues par le Mouvement citoyen Tous Migrants créé en septembre 2015.
Au cours de l’été 2017, la maison « Chez Marcel », située sur les hauteurs de Briançon, au Puy-Saint-Pierre, est rénovée pour accueillir les demandeurs d’asile en cas de fermeture du CAO, puis des personnes exilées de passage dans le secteur. Dans le même temps, l’association Refuges solidaires est créée par un ensemble d’acteur·ices de la solidarité pour accueillir pour quelques nuits au Refuge Solidaire ces personnes en exil avant qu’elles ne poursuivent le voyage vers d’autres villes en France et en Europe, tandis que le dispositif de contrôle de la frontière se fait plus discret et ciblé [3] . En 2020, l’élection d’un nouveau maire, Arnaud Murgia (Divers droite), renouvelle le paysage politique du territoire. En effet, ce dernier affiche rapidement son hostilité aux associations de soutien aux personnes étrangères. En été 2021, le Refuge Solidaire déménage dans un bâtiment privé des Terrasses solidaires, acquis par une SCI créée à l’occasion, lieu d’accueil hébergeant également d’autres associations, Tous Migrants, Eko !, Médecins du Monde, le collectif Maraudes [4] . Depuis son ouverture, le Refuge Solidaire a accueilli plus de 27 000 personnes, avec des moments forts à plus de 150 personnes par nuit, et d’autres, plus calmes, au gré des saisons et des variations des contextes migratoires plus en amont sur les parcours.

Avant Briançon, la montagne
Avant Briançon, il y a la montagne, cet espace frontalier que les personnes « illégalisées » [5] doivent traverser – ce qui représente un effort de quatre à vingt-quatre heures de marche selon le chemin parcouru, la présence policière, la saison, et la condition physique des personnes. Il convient également de prendre en compte les risques liés à cette traversée : hypothermie, gelures, déshydratation, blessures aux membres, sans oublier le stress, la peur… Autant de conséquences, directes ou indirectes du rétablissement des contrôles aux frontières. Un tel dispositif d’entraves à la mobilité produit ainsi un espace dans lequel les personnes étrangères sont ciblées par la police [6] . Ces personnes subissent une double violence : celle des politiques migratoires discriminantes à laquelle s’ajoute celle de la traversée des montagnes, qu’elles doivent arpenter pour rejoindre Briançon.
Le collectif Maraudes, formé dès l’hiver 2016, avec le soutien de Tous Migrants, s’organise pour aller au-devant des personnes en difficulté et réduire les risques, principalement l’hiver. Dans un premier temps au col de l’Échelle, puis plus largement dans le secteur de Montgenèvre, des personnes s’équipent pour sillonner la montagne et proposer aux personnes qui en ont le besoin de les mettre à l’abri. Le collectif sera rejoint dès 2019 par Médecins du Monde, avec un véhicule médicalisé.
Or, la dangerosité de la montagne n’est pas uniquement liée à la saison hivernale. La fonte des neiges et l’arrivée des beaux jours augmentent les possibilités de passage en altitude. Aussi les personnes en exil peuvent-elles parcourir de vastes espaces durant de nombreuses heures, sans équipement adéquat, ce qui peut favoriser les accidents. En outre, depuis l’été et l’automne 2023, la militarisation de toute la zone-frontière est renforcée avec l’instauration de la Border-Force : des policier·es et des gendarmes patrouillent alors jours et nuits autour de Montgenèvre, au col de l’Échelle, et dans toute la vallée de Cervières.
En août 2023, un jeune homme est retrouvé mort sur un chemin d’altitude, puis deux hommes meurent par noyade à l’automne, l’un dans la Cerveyrette, l’autre dans la Durance, sans que les enquêtes judiciaires ne mettent en lumière les conditions précises de ces décès. Ces trois morts s’ajoutent à la liste des septs personnes décédées et trois disparues en tentant de franchir la frontière par la montagne [7] .

Ce qui se joue dans la forêt
Au cours de l’été 2023, un phénomène inédit s’est produit dans les bois, à proximité de Briançon. Des flèches et autres marquages, indiquant la direction de la ville, ont été recouvert·es avec de la peinture noire. A nouveau peint·es en rouge, ou en orange fluo, ils·elles ont été effacé·es derechef, sans que soient identifié·es les auteur·es de cette détérioration. Des pierres, balisées, ont aussi été retournées. Puis, au début de l’hiver, des pancartes qui avertissaient de l’extrême dangerosité d’un sentier en bordure d’une falaise, ainsi qu’un morceau de rubalise posé pour condamner ce même chemin, ont été, à de multiples reprises, arrachées.

© Abdul Saboor

Or, ces inscriptions avaient été posées pour dissuader les personnes de prendre un sentier vertigineux en bordure de falaise, et réduire le risque de tomber et de mourir, a fortiori dans la pénombre, la nuit. En novembre, une personne venait justement de chuter à cet endroit et s’était noyée. Remises en place, ces indications ont une fois de plus été arrachées, si bien qu’on peut observer, sur certains arbres, les successions de couches de peinture, effacées puis repeintes à plusieurs reprises. Parfois, c’est l’écorce des arbres qui a été grattée, et les morceaux colorés par la peinture vive gisent au pied de leurs troncs, rendant compte de ces rapports conflictuels, moins visibles que les tags en ville, mais bien présents.
Lors de discussions avec des habitant·es du village, il a été formulé que ces balises étaient trop nombreuses, et qu’elles abîmaient la montagne, ou que leur utilité réelle était contestable. Il s’avère en effet, que cette lutte autour du marquage des sentiers a pris des proportions importantes, et qu’une zone spécifique est parfois saturée d’indications, visiblement recouvertes ou non. Cependant, le fait de s’opposer à la sécurisation d’un sentier au risque mortel en arrachant les rubans en barrant l’accès, parait autrement grave.
Il faut souligner que l’hostilité affichée, mais non assumée, contre la sécurisation des sentiers provient d’une poignée de personnes, et ne semble pas être représentative de l’ensemble des habitant·es du village. De manière emblématique, une minorité hostile à l’accueil et à la solidarité se manifeste ainsi dans la forêt, et capte l’attention. Simultanément, des gestes plus furtifs et invisibilisés, se produisent aussi, l’été parfois quotidiennement, de la part des habitant·es et des promeneur·euses : indiquer la direction de Briançon, offrir de l’eau, échanger quelques mots.

Baliser les sentiers, réduire les risques
Il est intéressant de revenir à la fonction de ces indications. L’espace-frontière autour de Montgenèvre est en effet empreint de balises ̶ flèches, points, inscriptions – peintes sur les arbres, les rochers, les panneaux et les infrastructures ̶ disséminées sur les chemins reliant l’Italie à Briançon. Ces indications se joignent aux balises officielles des chemins et randonnées définies par la Fédération française de randonnée pédestre. Ces balises, inscrites par des militant·es à destination des personnes en exil, ont une fonction très opérationnelle : les aider à se repérer dans la forêt, éviter qu’elles ne prennent un mauvais chemin qui les mènerait dans une zone dangereuse ou qui les dévierait de la direction de Briançon.

© Abdul Saboor

Une double lecture de ces balises est possible. Visuellement, la cohabitation de ces éléments de signalisation officielle des chemins avec celle, « dissidente », destinée aux migrants illégalisés matérialise aussi dans le paysage les effets de la frontière. Une différenciation des usager·es de l’espace est ainsi rendue visible : pendant que des individus peuvent occuper la montagne en toute légitimité et y sont encouragés, comme les touristes, les vététistes, et les randonneur·euses, d’autres n’ont pas le droit d’y être présent·es, et doivent se cacher, marcher la nuit, éviter les contrôles [8] . Citant Zygmunt Bauman (1998), Cécile Eschebrenner évoque la claire distinction opérée par le régime frontalier entre les touristes évoluant « in a borderless world » et les « vagabonds », ici les personnes en situation « irrégulière » [9] . Ces deux types de balises rendent ainsi tangible un ordre spatial excluant pour un ensemble de personnes qui doivent prendre de nombreuses précautions pour ne pas être repérées par les moyens techniques à disposition de la police et des gendarmes : jumelles thermiques, torches puissantes, drones etc.
Or, les personnes exilées, les solidaires, les militant·es entendent bien se jouer de ce dispositif, pour parvenir en France, protester contre des politiques migratoires répressives, ou les deux à la fois. Si certains travaux ont montré comment l’espace et ces éléments topographiques ̶ ̶ la montagne, le relief, mais aussi les mers, les déserts, ̶ sont utilisés comme éléments à part entière du dispositif de contrôle [10] , l’appropriation de ce même espace peut aussi constituer un outil de résistance. Ainsi, le balisage des sentiers, s’accompagne également de leur entretien. Des militant·es peuvent mettre en place des petits ponts de fortune sous forme de palettes, pour faciliter le franchissement d’un ruisseau formé sur un sentier lors de la fonte des neiges. La sécurisation des sentiers peut aussi passer par la mise en place de cordes fixes temporaires sur des courts passages périlleux. Dans un contexte de répression de la mobilité des

© Abdul Saboor

personnes exilées, ces actions sur le paysage et l’espace frontalier, afin de sécuriser les passages, prennent un sens particulier : celui de s’opposer à la frontière biopolitique [11] qui vise à contrôler, à hiérarchiser les vies d’êtres humains.
Finalement, la question est de savoir si le conflit cristallisé par les balises permettra de (re)politiser le sujet de la présence de personnes exilées dans la montagne, qui n’ont d’autre choix que de contourner les contrôles de police, au risque de voir leurs droits bafoués [12] .

[1Philippe Hanus, « Par les sentiers de la montagne enneigée… Perspectives historiques sur les parcours migratoires à travers la frontière franco-italienne (1945-1960) », Revue de géographie alpine, no 1082, 2020 https://doi.org/10.4000/rga.7037. René Siestrunck, « Histoire et mémoire de l’immigration en Briançonnais », Ecarts d’Identité, 108, 2006, p. 49-52

[2Aude Vinck-Keters, Briançon  : ville-refuge à l’heure de la criminalisation de la solidarité, Transhumances, 2020.[[

[3Sarah Bachellerie, « La traque policière des étranger·es à la frontière franco-italienne (Hautes-Alpes) comme «  maintien de l’ordre  » social et racial », Revue de géographie alpine, no 1082, 2020 https://doi.org/10.4000/rga.7208.

[4Agnès Antoine et al., « Hautes-Alpes françaises  : la solidarité associative et citoyenne aux prises avec une idéologie sécuritaire », Alternatives humanitaires, no 18, p. 3648, novembre 2021 https://hal.science/hal-03957700/.

[5Harald Bauder, « Why We Should Use the Term Illegalized Immigrant », RCIS Research Brief, no 1, p. 17, 2013

[6Sarah Bachellerie, art. cit.

[7Border Forensics, The Death of Blessing Matthew – a Counter-Investigation on Violence at the Alpine Frontier : https://www.borderforensics.org/investigations/blessing/.

[8Sarah Bachellerie, art. cit.

[9Céline Eschenbrenner , « Footprints : Mobility, Clutter, and Activism along a European Migrant Trail », Current Anthropology, vol. 64, no 6, p. 73035, décembre 2023 https://doi.org/10.1086/728004.

[10Cristina Del Biaggio, « Oplopoiesi del confine alpino. Come le politiche migratorie trasformano la montagna in uno spazio ostile e letale », GEA paesaggi territori geografie, no 42, p. 1017, septembre 2020 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02936874.

[11Michel Foucault, La Naissance de la biopolitique. Cours au Collège de France (1978-1979), Seuil, 2004.

[12Le 2 février 2024, le Conseil d’Etat a rendu une décision (arrêt ADDE) supprimant la possibilité de refouler systématiquement les personnes exilées à la frontière sans respecter un ensemble de disposition. Les pratiques ont ainsi été modifiées dans la foulée et les demandeur·euses d’asile sortent libres du poste de la police aux frontières. Les associations et militant·es s’interrogent sur la pérennité de cette évolution au regard de la future application de la loi asile-immigration.