« L’accueil fait conflit en France » aujourd’hui serait une autre manière d’examiner les causes profondes du rejet de l’immigration. Au-delà de ses manifestations contemporaines, nous proposons une analyse inspirée de l’approche de la transformation de conflit pour comprendre cette ligne de fracture profondément établie dans la société. Étudier ses causes profondes et ses effets, identifier les intérêts et les stratégies au sein de ce conflit, et enfin distinguer les différentes formes de violence qu’il produit, conduit à ouvrir un nouveau champ d’imaginaires collectifs possibles.
Origine et manifestations du conflit de l’accueil
Tout conflit se définit par la présence de violence, qui se manifeste à travers ses différents types. En amont du déploiement de la violence, qu’elle soit directe, physique ou verbale ou structurelle, le conflit s’appuie sur les constructions d’un Autre hostile. L’État français en tant que société de destination de certaines personnes à la recherche d’un refuge et souhaitant s’y installer, déploie une variété d’actions pour rejeter ces personnes et leur projet.
Les discours « anti-immigration », en plus de s’imposer dans l’espace médiatique, forgent l’idée que l’immigration serait une proposition sur laquelle on pourrait se positionner pour ou contre, et non pas un phénomène social propre à la vie des sociétés humaines : le mouvement, la circulation. Toutes les sociétés humaines se sont construites sur des mouvements d’entrées et de sorties en fonction des épisodes historiques et des conditions plus ou moins favorables à l’existence. Si l’immigration est une idée et non un phénomène social, il est possible de construire des programmes politiques pour la rejeter. Cette opération s’appuie d’une part sur un réveil des idées racistes qui s’installent dans le débat public sans faire scandale. Renouer avec les idéologies qui ont conduit aux pires crimes dans l’histoire de l’humanité semble désormais acceptable dans la diversité de l’offre politique disponible. Et la dernière loi régissant l’immigration et l’asile met d’ailleurs en œuvre la préférence nationale, sans que les garde-fous de l’État de droit ne la condamnent. Des marges du débat public, il y a quelques décennies, les idées racistes ont désormais gagné certaines institutions de l’État. D’autre part, rejeter l’immigration ne peut éviter de construire le rejet des personnes en migration.

On observe ainsi une essentialisation des individus ; elle consiste à réduire ces personnes à une condition migrante, et la migration serait le propre de leur nature, et non pas une stratégie ponctuelle face à un danger. Ainsi on organise une frontière radicale entre les personnes établies et celles nouvellement arrivées ; on construit une altérité absolue sur cette base ; on distingue profondément, on divise. L’usage des mots pour parler de ce sujet fait écho aux stratégies du rejet. L’emploi du terme « migrant » par exemple illustre la fabrique de cette catégorie de personnes définitivement différentes et avec laquelle l’identification est impossible. De même, l’idée – fausse – d’une « invasion » dont serait l’objet le pays se généralise dans les discours médiatiques et politiques, avec un recours à la métaphore liquide : l’immigration est imagée par la vague, le flux, voire la déferlante [1] . Ainsi on peut identifier une violence verbale pour traiter ce sujet, et observer la banalisation de discours de haine.
On voit là les soubassements de la construction de l’immigration comme une menace pour la société, ensuite mobilisée pour justifier des politiques sécuritaires voire violentes : militarisation des frontières, renforcement des contrôles sur la situation administrative des personnes, durcissement du cadre juridique avec la pénalisation et la criminalisation d’une plus grande diversité de situations et leur répression (décisions administratives d’expulsion du territoire, enfermement, déportation des personnes…). Avec ces politiques, la France en suivant de très près les évolutions de la politique européenne, piétine le droit international et ses engagements pris en signant des conventions internationales comme la convention de Genève de 1951 sur le droit d’asile. Elle consacre le principe de non-refoulement à toute personne déclarant venir en France pour y demander l’asile, sans obligation pour elle de fournir des documents d’identité et de voyage.
Avec la banalisation des idées racistes et l’évolution de politiques publiques de plus en plus sécuritaires, la condition des personnes cherchant refuge est violemment frappée par une série de précarités – économique, sociale et administrative – les assignant à la misère, l’isolement et l’instabilité. Au lieu d’être accueillies, elles sont mises dans la dépendance d’un système social qui en réalité ne veut pas les prendre en charge, et refuse de mettre en œuvre leur droits économiques et sociaux. C’est une condition d’assisté·es indésiré·es. Sans autorisation de travailler, elles sont privées de l’autonomie à trouver légalement les revenus nécessaires à leur survie ; et condamnées aux risques d’exploitation du travail dissimulé. Le déclassement social qu’elles expérimentent est vertigineux, à leur arrivée en France, quand on sait que les personnes qui parviennent à quitter leur pays appartiennent à la classe moyenne supérieure [2] . A cela s’ajoute une violence administrative : le déni de droits prend les formes d’impossibilité d’accéder aux guichets avec la dématérialisation des services préfectoraux et la délivrance de titres de séjour courts qui oblige à se présenter régulièrement devant l’administration pour chaque fois devoir rendre compte d’une existence en accord avec des critères administratifs de plus en plus restrictifs.
Pour autant, et à contre-courant des politiques nationales, de nombreuses communes s’efforcent de développer et imaginer un autre accueil à leur échelle. Actrices de premier plan, les communes sont à la fois des appuis pour la répartition des dispositifs nationaux d’accueil mais font aussi preuve de dynamiques propres en proposant des initiatives pour pallier les insuffisances étatiques. Dans ce contexte, plusieurs villages dont les équipes municipales avaient entrepris des projets d’accueil ont été ciblés par des manifestations de violences directes et physiques de la part d’organisations néo-fascistes. De telles démonstrations de force cherchent à faire peur et à décourager les velléités de solidarité avec les personnes en migration [3]. Des menaces ciblées ont aussi directement concerné des élus locaux avec parfois des attaques directes comme à Saint-Brévin-les-Pins et à Callac. Suite à de tels événements, le silence est souvent adopté ; les projets sont généralement abandonnés et certain·es élu·es ont même démissionné faute de soutien des pouvoirs publics. Si bien que le sujet est devenu sensible, brûlant même au point où il est impossible d’en parler dans certains milieux, comme en témoignent les élu·es de certaines villes alpines qui peinent et hésitent à défendre des projets d’accueil [4].
Pour une analyse structurelle du conflit de l’accueil
Les idées préconçues d’infériorisation et de différenciation préjudiciables aux individus étrangers s’inscrivent dans

les organisations pérennes de la société. La « xénophobie de gouvernement » [5] est à cet égard une illustration prégnante et diffuse dans la société française jusque dans les institutions du pouvoir à travers les discours et pratiques institutionnels jusqu’à les faire exister dans les lois, en particulier depuis le passage de Nicolas Sarkozy au ministère de l’Intérieur. Elle provoque de la violence structurelle pour les individus visés. À cet égard, l’immigration relève du monopole de l’État au titre de ses compétences régaliennes et dépend alors du ministère de l’Intérieur. Ce dernier impose sa propre vision et par suite des contraintes, notamment en termes de répartition des compétences qui freinent les pouvoirs publics décentralisés qui ont une vision différente et veulent agir en faveur de l’accueil.
Ainsi, il existe un conflit de compétences entre les échelons institutionnels. Face aux besoins des personnes venues chercher refuge et parce qu’elles se trouvent sur le territoire des communes, les élus locaux doivent répondre à leurs besoins ; or les enjeux sociaux ici concernés ne relèvent pas de leur compétence : droit au séjour, accueil de la demande d’asile, droit au travail, logement sont toutes des compétences de l’État. Sur cette base, se noue une tension entre les collectivités territoriales qui doivent faire face à des problèmes sociaux créés par l’État ; et autour de leur impossibilité d’intervenir sous peine de poursuite juridique et par manque de financement. Pour ces raisons, les villes cherchent à s’outiller, à se mettre en réseau pour renforcer leur position. Certaines se déclarent villes accueillantes et revendiquent un accueil inconditionnel, en réalité bien difficile à mettre en œuvre [6] .
Faire exister un régime d’exception – le droit des étrangers [7] – à l’écart du droit commun repose nécessairement sur une opération de catégorisation des personnes qui agit aussi comme un vecteur de ce conflit. Les assignations, les injonctions et la fabrique des catégories administratives opèrent un tri entre qui est légitime à être accueilli et qui ne peut pas l’être. Elles entretiennent le rejet des personnes et provoquent au-delà un conflit de concurrence entre publics déjà précaires. Ce dernier repose tout à la fois sur un renoncement de l’État social à répondre aux besoins réels des individus dans la société, et sur une politique de rentabilité économique visant à légitimer la raréfaction des ressources et préférant reconfigurer de manière incessante les instruments de la solidarité et de la protection sociale en France. Cela se traduit par une restriction des dispositifs de solidarité avec des conditions d’éligibilité plus strictes et contraignantes et une spirale régressive des droits pour les personnes concernées.
Les voix de ces personnes sont donc réduites au silence ou à des paroles dominées (victimaires, coupables…) imposées par ces normes sociales qui, au lieu de légitimer leur existence, au contraire, la précarisent. La logique assistancielle des politiques publiques de ces dernières années continue de placer les personnes dans un rapport de dépendance. Ce dernier nourrit à la fois l’idée que ces personnes constituent un fardeau et les empêchent de mener en toute autonomie l’existence qu’elles souhaitent.
La nécessité d’ouvrir le débat et de désamorcer les peurs
En décembre 1996, lors d’une soirée de soutien aux sans-papiers en lutte, Derrida invente l’expression « délit d’hospitalité », et appelle à la désobéissance civile. Il invite à défier le gouvernement « en jugeant par nous-mêmes l’hospitalité que nous voulons apporter aux sans-papiers ». C’est un acte de transformation de l’opposition binaire du conflit entre l’État et les immigrants en un triangle avec l’intervention des citoyen·nes. Les acteurs du conflit ne seraient désormais non plus deux mais trois. Au passage, il s’agit d’une politisation de l’hospitalité : elle ne peut plus être conçue dans une démarche personnelle qui ne met en jeu que l’espace privé du foyer. Désormais, elle gagne une dimension collective à travers une démarche concertée et choisie au sein d’une lutte, et ce faisant, elle investit l’espace public.
« En effet, ce n’est qu’en novembre 2018 que le sujet a été ouvertement discuté lors d’une réunion du réseau « Villes des Alpes de l’année » à Chambéry. Présente lors de cette discussion, Cristina Del Biaggio se rappelle les précautions prises pour aborder un sujet jugé important, mais qui était perçu par celle·ux qui coordonnent le travail du réseau comme « brûlant » et potentiellement conflictuel. La réunion a toutefois démontré la nécessité pour les représentant·es politiques d’échanger des opinions, des idées et des pratiques : « Enfin, nous en parlons ! », a déclaré le représentant de la municipalité de Brixen/Bressanone, tandis que les représentantes de Chamonix ont exposé leur projet d’accueil en familles et les tensions qu’il a suscitées dans la ville. Celui d’Annecy a été témoin de la « panique urbaine » provoquée par l’arrivée de 200 demandeurs et demandeuses d’asile Soudanais·es dans leur ville. D’autres ont témoigné qu’il était impossible de discuter de la question avec l’administration de la ville ».
Dans le Trièves, territoire rural au sud de Grenoble, l’équipe de Modus Operandi est engagée dans un processus pour porter une réflexion collective [8] sur ce que pourrait être une politique locale d’accueil, avec des élu·es locales et acteur·ices associatives. Une des demandes formulées par les partenaires dans ce projet est d’installer la question de l’accueil dans l’espace public pour la discuter sereinement.
En effet, une des observations issues de l’enquête en cours sur ce territoire montre que la question de l’accueil suscite du rejet, voire de la violence verbale, de la part de certain·es habitant·es, mais qui ne s’exprime que dans les relations inter-personnelles et dans l’espace privé (rencontres inter-individuelles ou en équipe au sein de conseils municipaux). En revanche les rares fois, où la question de l’accueil a été portée dans l’espace public – une réunion publique à la fondation d’un collectif citoyen en 2016 ou lors de la distribution de prospectus de ce même collectif sur les marchés – le débat n’a pas été ouvert, les expressions d’opposition ou de désaccord n’ont pas été entendues. Celles-ci sont réservées aux relations privées.

Ces lignes conflictuelles de l’accueil ne sont pas à invisibiliser ou à dénier mais il s’agit plutôt de les identifier, de les nommer pour agir dessus et prévenir la rhétorique de la peur et le surgissement de la violence directe. L’enjeu repose à la fois alors sur la compréhension de ces éléments qui sous-tendent le conflit et la nécessité de les mettre en discussion dans le débat public. Ainsi, organiser la confrontation des idées et des positions sert aussi à appréhender le conflit de l’accueil et à prendre en compte les expressions de la peur dans leur diversité. Les habitant·es d’un territoire manifestent différentes formes d’hostilité sans qu’il y ait pour autant de surgissements violents. Il s’agit donc de rapprocher ces habitant·es depuis leurs diverses positions et complexes sociaux et de les amener à dialoguer entre elleux pour dépasser les distances établies. Ce débat conduit spécialement à casser les idées fausses et liens de causes à effets qui font de l’étranger un bouc émissaire et de l’immigration une menace puisque c’est bien sur cela que se construit la rhétorique de la peur. La représentation de l’accueil des déplacé·es d’Ukraine n’a, par exemple, pas fait l’objet d’une construction hostile vis-à-vis de la population établie alors que d’autres réfugié·es fuyant la guerre de leur pays comme les Afghan·nes n’ont pas bénéficié de la même réceptivité sociale et de ce fait, des mêmes conditions d’accueil.
Le travail sur le conflit donne donc l’opportunité d’une organisation collective qui permet d’exprimer ses positions et ses besoins, et de les mettre en dialogue pour penser la co-présence de chacun·e dans la société et mettre en œuvre davantage de justice sociale.