INHOSPITALITÉ
Jacob Rogozinski
2024, Cerf

INHOSPITALITÉ, un mot, un titre qui sonne comme une devise de ce temps ! Comme si l’hospitalité n’en était plus ou ne peut plus en être une valeur ou un attribut… La photo de la couverture redouble cet effet : un corps emmailloté dans une couverture sur un banc. Et tout invoque ainsi pour le moins une indifférence sinon une hostilité envers l’étranger.
L’époque serait à « un accroissement apparemment irrésistible de l’inhospitalité » nous dit l’auteur – le qualificatif irrésistible sonne ici comme une sinistre fatalité. On le constate malheureusement chaque jour dans les faits et les discours et on le mesure dans les législations qui durcissent les velléités dérogatoires aux Droits, et dans les politiques qui refusent de porter aide et secours aux « migrants », du moins à ceux qui sont considérés comme des indésirables, les migrants du Sud… Comment comprendre ce « dispositif d’inhospitalité » ? C’est la question que tente d’élucider l’auteur dans une « perspective philosophique ». Elle n’est certes pas nouvelle – beaucoup de travaux ont déjà creusé nombre de ses sillons –, mais « demeure une énigme ».
Jacob Rogozinski est philosophe (professeur à la Faculté de philosophie à Strasbourg). Il philosophe donc – avec grande clarté et ce n’est pas le moindre de ses mérites – et avec les philosophes qui se sont attaqués à la question de l’hospitalité, Kant et Derrida notamment auxquels il avait déjà consacré deux de ses ouvrages. Avec le premier, il revisite la notion de Cosmopolis, c’est-à-dire de ce « droit de résider là où l’on vit » comme condition d’une « paix mondiale » et d’une « hospitalité universelle » – mots qui résonnent dans les temps présents comme éléments d’un paradigme perdu ! Avec le second, il tente de dénouer de manière critique la fameuse aporie de la conditionnalité/inconditionnalité de l’hospitalité qui lui semble risquer de mener à une « impasse » – aporie qui semble elle devenir le vrai paradigme de ces temps : le principe (devenu quasi-éthique, quasi-juridique, en tout cas politique) de l’inhospitalité l’y dispute sans plus aucun complexe à toute raison hospitalière !
Une fois le cadre conceptuel posé, c’est le morceau de résistance : « analyser le principal foyer de l’inhospitalité, l’obstacle majeur à l’avènement de la Cosmopolis : la nation ». Et plus précisément sans doute la « souveraineté nationale » qui a transformé l’idée révolutionnaire, émancipatrice et hospitalière de nation en son contraire : une « identité » excluant l’étranger – dont la figure emblématique est aujourd’hui le « migrant » – et ayant pour « fonction de légitimer l’autorité de l’État ». La nation-dèmos s’est ici transformée en nation-ethnos. Constat imparable : même « les États démocratiques sont souvent tentés (aujourd’hui) de recourir à la prérogative fondamentale du Souverain en premier prétexte d’une prétendue menace externe ou interne pour autoriser des mesures d’exception ». Et ce malgré les « révolutions démocratiques » qui « désincorporent » la société dans des dynamiques de contestations de tout type de domination, de luttes pour la reconnaissance et pour l’égalité des droits, dans et hors le « Grand Corps » de la nation, et de fait « démocratisent » les frontières en faisant des « lieux de passages » – malgré les « murs » que les États continuent à élever –, et peut-être annoncent tout de même cette fameuse Cosmopolis.
L’inhospitalité est dans ce mouvement de résistance qui tente de réincorporer la société-nation en restaurant son « corps » supposé en décomposition. Et là, le fantasme n’est pas loin d’un corps « pénétrable », « envahissable », « remplaçable » et toute la panoplie des rengaines des extrêmes-droites qui sévissent par ces temps…
L’analyse de l’auteur glisse ici vers des lectures plutôt psychanalytiques. « Angoisse de castration », « image du

corps », « incorporation », « corps morcelé », « intrusion », « projection », « mauvais objet »… toute une série de transpositions de certains traits de notre corps-psyché sur un « corps collectif », « figure imaginaire » et surtout schème qui « a pour fonction de légitimer des dispositifs de pouvoir ». Il leur suffit de déclarer – un de leurs attributs – ce « quasi-corps » en danger pour « motiver le rejet et la haine de l’étranger »… « Moi-peau » et frontière se tiennent ici la main dans des paranoïas de persécution… Au fond, « Le dispositif d’inhospitalité reproduit sur le plan collectif ces pathologies de l’enveloppe qui accentuent la fonction de barrière du moi-peau au détriment de sa fonction d’interface ». Ce dispositif agglomère en fait des constructions historiques – guerres, rivalités et dispositifs de domination – liées au pouvoir à des formations fantasmatiques singulières...
Pour aller plus loin dans la compréhension, l’auteur nous invite à revisiter Husserl et sa « réduction phénoménologique » qui nous révèle cette « chair du monde », entrelacs multiple en lui-même, qui permet les transferts entre ses « corps » les faisant accéder à la représentation de la ressemblance sans en effacer les dissemblances constitutives. Une dynamique sans laquelle aucune communauté ne serait possible ni aucune hospitalité qui en élargit les contours…
Reste ce « restant » ou cette « part maudite » en tout soi qui fait toujours trébucher cette dynamique en projetant illusoirement son insupportable sur l’autre, noyau de l’inhospitalité… Comment s’en délivrer ? En découvrant sa vérité (il est de notre propre chair), ce qui permet d’interrompre sa projection…
« Bien entendu, ce n’est pas aux philosophes […] que revient la tâche de créer les dispositifs » adéquats pour ce faire. L’auteur relaie seulement deux propositions qui lui semblent aller dans ce sens : « la création d’un Parlement des migrants qui faciliterait leur intégration dans la vie politique et celle d’une citoyenneté européenne, distincte de la citoyenneté nationale, qui leur serait accordée ». Agir dans le sens de telles initiatives, « c’est ce qui donne sens au combat pour l’hospitalité ».