N°142

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Les enfants de djihadistes de retour de Syrie - Rapatriements aléatoires et politique d’accueil dysfonctionnelle

par Isabelle Bourdier

Des milliers d’étrangers ont été attirés depuis 2012 par le « caractère utopique » et la « dimension eschatologique » de l’État islamique [1] . Les Français représentent le plus gros contingent des Européens, soit environ 40% des 5000 combattants partis dans la zone syro-irakienne. Aujourd’hui, ces djihadistes sont morts ou ont disparu, sont déserteurs ou sont détenus. Leurs femmes et leurs enfants, nés en France ou en zone de guerre, sont dans une situation inédite qui interroge le droit et la responsabilité de l’Etat français.

Enjeux géopolitiques
À partir de 2014, l’Etat islamique (EI) domine la vallée de l’Euphrate et instaure un proto-Etat par-delà la frontière entre la Syrie et l’Irak, répondant à un idéal transnational. Il apparaît que le régime de Bachar el-Assad a favorisé la mouvance djihadiste dès 2011 en libérant des islamistes radicaux de la prison de Saidnaya afin de ruiner les idéaux démocratiques de la révolution syrienne et de la discréditer aux yeux de l’Occident. Une coalition internationale dirigée par les Etats-Unis entre en guerre contre l’EI dès l’été 2014, soutenue au sol par les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), regroupant des unités arabes et kurdes. Créées en 2015, les FDS sont sous le contrôle du Parti de l’Union Démocratique kurde (PYD) affilié à la branche syrienne du PKK, Parti des Travailleurs du Kurdistan, en conflit armé avec la Turquie, du fait de ses revendications séparatistes. Les FDS fournissent ainsi « une couverture à la fois juridique et politique au soutien militaire étatsunien » [2] dès lors que le PKK est considéré comme une organisation terroriste par les Etats-Unis et leurs alliés européens.
En 2017, l’EI perd Mossoul puis Raqqa, ses capitales en Irak et en Syrie. Le PYD acquiert une légitimité du fait du partenariat avec les Etats-Unis, de son rôle au sein des FDS et des victoires successives contre l’EI, chassé progressivement de son territoire, ce qui vaut aux Kurdes le soutien de l’opinion occidentale. En 2018, l’« Administration autonome du nord et de l’est de la Syrie » est proclamée sur une partie du Kurdistan syrien à la frontière turque. Cette entité territoriale n’est pas reconnue par la communauté internationale.

(Sur)vivre dans les camps
En mars 2019, après le siège meurtrier de Baghouz et la chute du dernier bastion de l’EI, les hommes qui se rendent sont incarcérés dans les prisons du nord-est syrien ; les femmes et les enfants sont emmenés dans les camps d’Aïn Issa, Al-Hol et Roj situés aux frontières turque et irakienne. Dès 2020 pourtant, l’EI qui n’a pas capitulé, se restructure à partir de cellules dormantes, multiplie les actes terroristes dans les zones tenues par le régime ou contrôlées par les FDS, tandis qu’Al-Hol fait figure de proto-califat en miniature dès lors que les femmes détenues les plus radicalisées imposent leurs règles et sèment la terreur.
Le camp d’Al Hol regroupe des réfugiés irakiens, des déplacés syriens ainsi que des femmes étrangères et leurs enfants, venus de 45 pays, dans une annexe entourée de grillage, conçue comme un quartier de haute sécurité. Les femmes françaises et leurs enfants ont été massivement transférés à Roj en 2020, mais il n’existe aucun chiffre officiel indiquant le nombre de détenus par nationalité.
Ces camps tentaculaires ont été maintes fois dénoncés [3] . Au sein de cet amas de tentes s’étendant à perte de vue, sous des températures extrêmes, les conditions sanitaires sont déplorables et propices au développement de maladies infectieuses en l’absence de vaccination. La violence y est quotidienne et endémique, y compris celle exercée par les services de sécurité kurdes, les Asayish, et par les FDS parfois corrompus, incapables d’endiguer une insécurité et une dangerosité extrêmes. Les enfants, qui constituent jusqu’aux 2/3 de la population des camps, sont déscolarisés, désœuvrés, livrés à eux-mêmes, en proie à toutes sortes de dérives et de sévices. Les garçons sont retirés de force à leurs mères dès l’âge de 11 ans et placés dans des institutions carcérales avec les hommes qui ont combattu. Quatre adolescents sont détenus au centre d’Orkesh. Ces structures qui ne sont pas conformes au droit international et dont la gestion sécuritaire est déléguée aux autorités kurdes, témoignent de la sous-traitance de fonctions régaliennes par les pays de la coalition internationale dont l’Etat français, du fait de l’externalisation de la détention de personnes considérées comme prisonnières mais qui n’ont pas été jugées.

La délicate question du rapatriement
Dès 2014, la question se pose du rapatriement de ressortissants français partis rejoindre l’EI. L’Etat français s’appuie sur le protocole Cazeneuve selon lequel la Turquie doit informer la France de l’expulsion de personnes signalées et détenues, ayant fui les camps kurdes. A partir de 2017, les femmes, d’abord considérées selon un biais genré comme victimes embrigadées dont il convient d’assurer la protection, sont désormais poursuivies par l’Eta [4] . Cette nouvelle modalité pose alors la question de la prise en charge des enfants, dès lors que les mères sont incarcérées. Mais, en mars 2019, une opération de rapatriement est immédiatement annulée dès lors qu’un sondage révèle que les Français sont majoritairement réfractaires au retour des djihadistes et souhaitent que la Syrie et l’Irak s’occupent des enfants emmenés par leurs parents ou nés sur place. La France s’oriente alors vers une politique du cas par cas, qui consiste à ne rapatrier que les orphelins, les enfants les plus vulnérables, ceux dont les mères acceptent le renoncement à leurs droits parentaux, l’éloignement et la prise en charge par des autorités compétentes. Pourtant, entre juillet 2022 et juillet 2023, quatre opérations sont organisées et permettent le retour de 56 femmes et 169 enfants, soit un total de 230 enfants rapatriés. Il resterait une centaine d’enfants et une quarantaine de mères dans le camp de Roj.
La mobilisation en faveur du rapatriement de l’ensemble des mères et de leurs enfants organisée par le Collectif des Familles Unies et leur avocate Marie Dosé qui a fustigé l’absence de réels critères objectifs et transparents de sélection des enfants et les multiples interpellations au gouvernement, dont celle de la Ligue des Droits de l’Homme publiée dans le journal Le Monde le 29 avril 2021, dénonçant une « sélection arbitraire et injustifiable », peuvent expliquer ce revirement. Les condamnations de la France par le Comité des Droits de l’Enfant, la Cour Européenne des Droits de l’Homme et le Comité contre la torture de l’O.N.U. en 2022 et 2023 vont également dans ce sens. D’autant que le calendrier politique n’invitait plus à la circonspection.
Les instances onusiennes ont souligné la violation des Droits de l’Homme et des Droits de l’Enfant, dont le droit inhérent à la vie, du fait de l’impasse humanitaire dans laquelle se trouvent les enfants et du risque d’endoctrinement. La CEDH, si elle n’a pas obligé la France à rapatrier systématiquement et à titre individuel, a souligné que le contrôle effectif exercé sur la situation par l’Etat français, puisque certains enfants ont pu être rapatriés, induisait une obligation positive de rapatriement puisque le non-respect de l’article 3.2 du protocole n°4 de la Convention entraîne une violation des droits d’entrée des ressortissants français sur le territoire. C’est ainsi que les demandes de rapatriement effectuées par les familles ont dû être réexaminées.
Mais en juillet 2023 la France déclare cesser les rapatriements : ceux des enfants conditionnés à l’accord des mères et ceux des mères qui ne peuvent être effectués contre leur gré. Si leur extradition est impossible, dès lors que l’Administration kurde n’est pas reconnue internationalement, la France pourrait cependant initier des procédures d’expulsion à partir de l’Irak, État auquel les mères et les enfants seraient remis. Car ces femmes qui sont destinataires de mandats d’arrêts internationaux pour association de malfaiteurs à caractère terroriste doivent rentrer en France pour y être jugées, du fait de l’obligation de représentation juridique et de l’impossibilité de la tenue d’un procès équitable tant en Syrie qu’en Irak, puisque ces Etats pratiquent la peine de mort et la torture. L’absence de jugement les place par ailleurs dans « une forme d’impunité en contradiction avec la fermeté des pouvoirs publics sur le territoire national ». Les abandonner accentue les risques d’évasion, de dispersion et de retours incontrôlés, et donc le risque sécuritaire [5] . Et ce d’autant que celles qui ne veulent pas rentrer sont radicalisées, ce qui empêche de leur part toute décision rationnelle. D’autres craignent la lourdeur des peines encourues et la crainte d’être séparées de leurs enfants.

© Abdul Saboor

Quel accueil pour les « enfants de Daech » ?
« Enfants de Daech », « lionceaux du Califat », « bombes à retardement » : ces enfants suscitent des représentations contradictoires entre fascination, crainte et rejet [6] , confirmées par le sondage de mars 2019 selon lequel 69% des Français sont partisans de leur abandon dans la zone syro-irakienne. Cette opinion peut être comprise au vu des crimes commis par les parents et du refus de certaines mères endoctrinées d’être jugées en France dès lors qu’elles rejettent les lois de la République ou parce que l’EI appelle à l’instrumentalisation des enfants. Mais un Etat de droit ne peut se soustraire au respect des normes juridiques.
Ainsi les enfants nés sur le territoire de l’EI n’ont pas été reconnus et sont sans état civil. L’établissement de la filiation entre le ressortissant français et l’enfant doit donc être établie, afin d’écarter tout risque d’apatridie. La France est de plus signataire de la Convention Internationale des Droits de l’Enfant qui souligne la vulnérabilité de l’enfant, d’où l’obligation de protection par l’Etat qui ne peut le rendre comptable des choix, fussent-ils les pires, de ses parents, dont il est ici victime. « Être en devenir et sujet éducable », il est donc « susceptible de se modifier » [7] . De fait, un cadre normatif définit l’accueil des enfants dans le respect des valeurs démocratiques et républicaines, selon un dispositif de prise en charge et de suivi, établi à toutes les échelles du territoire. Il suppose la coordination entre les différents services de l’Etat, l’intervention d’un juge pour enfant et sa collaboration avec des structures hospitalières, la P.J.J et l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE), si le placement de l’enfant est ordonné. Interrogé par le Sénat en octobre 2022, E. Dupont-Moretti, garde des sceaux, témoigne de la position de la France « conciliant humanité et prudence ». Lors d’un entretien au journal Libération en août 2023, Charlotte Caubel, secrétaire d’Etat à l’Enfance souligne « la mobilisation de toutes nos institutions ».
Si des exemples témoignent de nombreux cas de réinsertion et de réintégration efficaces et apaisés qui montrent l’investissement sans faille des professionnels et l’adaptation des enfants, des dysfonctionnements du système d’accueil ont été signalés dans un rapport de Human Rights Watch en aout 2023 qui accentuent les traumatismes subis. La brutalité de la séparation entre la mère et l’enfant effectuée soit dans les camps, soit à l’aéroport, dès l’arrivée sur le territoire français, est renforcée par la séparation des fratries pourtant interdite. La mission de la protection de l’enfance est une compétence des départements qui ont la charge de mettre en œuvre la politique d’accueil, ce qui a longtemps relevé de la seule responsabilité de la Seine-Saint-Denis, du fait de l’arrivée par l’aéroport de Roissy. Or, l’Etat n’a débloqué aucun budget supplémentaire et semble se décharger de la prise en charge de ces enfants sur les acteurs locaux. L’extension de la zone d’accueil au département des Yvelines, puis à l’ensemble du territoire français, pose le problème du manque de familles d’accueil formées alors que l’ASE peine à recruter, entraîne le placement des enfants dans des structures collectives non adaptées et rend difficile l’organisation des visites médiatisées, dès lors que les lieux de prise en charge des enfants sont éloignés des centres de détention des mères et du domicile des membres de la famille d’origine. Le rapprochement de l’enfant avec ces derniers est par ailleurs conditionné à une vérification de la filiation et une investigation afin de garantir leur probité dont la durée varie entre deux et quatre ans.

En mars 2024, des familles et leurs avocats se sont rendus dans le nord-est syrien. Les autorités kurdes ont

© Abdul Saboor

réitéré leur demande de rapatriement des ressortissants français, du fait de leur incapacité à assurer la sécurité des camps, renforcée par les frappes turques et la résurgence de l’EI dans le désert syrien. Par ailleurs, un rapport d’Amnesty International du 17 avril 2024 dénonce les violations des droits humains et actes de cruauté commis par les FDS dans les lieux de détention. La décision d’un rapatriement général appartient désormais à l’Etat français.

Bibliographie

Elodie Cartier, « La (ré)intégration des enfants de retour de la zone irako-syrienne : principaux enjeux juridiques », Cahiers de la sécurité et de la justice, 2023.
Coralie Charlot, Pierre-Alain Clément, Alison Decostered, « Femmes et enfants français retenus en Syrie. Où seront-ils en 2030 ? », Cahiers de la sécurité et de la justice, 2022
Firas Kontar, L’instrumentalisation de la guerre contre Daech, dans C. Coquio et alii (dir.), Syrie. Le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), Seuil, 2022.
Loïc Robert, « Enfants de « djihadistes » retenus en Syrie : vers une obligation de rapatriement en droit européen des droits de l’homme ? », Revue trimestrielle des droits de l’Homme, 2019.

Sitographie
https://www.famillesunies.fr/
https://www.legifrance.gouv.fr/circulaire/id/43128

[1Thomas Pierret, Les mouvements djihadistes. Fragmentation et résilience, dans C. Coquio et alii (dir.), Syrie. Le pays brûlé. Le livre noir des Assad (1970-2021), Seuil, 2022.

[2Joseph Daher, Syrie, Le martyr d’une révolution, Syllepse, 2022.

[3Rapport Médecins Sans Frontières, 7 novembre 2022. Rapport Save The Children, novembre 2022. Rapport Human Rights Watch, novembre 2022.

[4tCe changement s’explique du fait de l’implication de quatre femmes dans une tentative d’attentat manqué à proximité de la cathédrale Notre-Dame de Paris le 4 septembre 2016.

[5Edith Bouvier, Céline Martelet, Le cercle de la terreur, Plon, 2022.

[6François Giraud, « Avec les « petits revenants ». Enjeux contre-transférentiels dans la prise en charge d’enfants de djihadistes », L’Autre, 2020.

[7Thierry Baranger, Caroline Eliacheff, « Les enfants de retour de la zone irako-syrienne. Un défi pour la société », Le Débat, 2019.