Nous sommes à Dieulefit, bourg situé au carrefour des Baronnies et de la Drôme provençale. Avec ses 3300 habitant·es, rassemblé·es dans le chef-lieu ou dispersé·es dans les hameaux, ses commerces de proximité, son collège et son hôpital local, ses ateliers de céramistes, Dieulefit a le charme d’un village et les commodités d’une ville lovée au pied de ses collines. Dieulefit a toujours été connectée au reste du monde, notamment à travers ses productions de draps et de poterie, mais aussi par la présence de théologiens et pédagogues protestants, sans oublier la reconnaissance de son « bon air » par le monde médical qui en a fait une station climatique particulièrement prisée des curistes et villégiateurs à l’aube du XXe siècle. Ces différentes activités ont favorisé différents mouvements migratoires au cours de l’histoire : ouvrier·ère·s des montagnes alentour, saisonnier·es italien·ne·s, réfugié·e·s espagnol·e·s, antifascistes de toute l’Europe et familles juives persécutées durant la Seconde Guerre mondiale. Ces dernier·ère·s furent accueilli·e·s et protégé·e·s en nombre, si bien que l’on parle du « miracle de Dieulefit » : parmi les 1500 personnes accueillies, aucune ne fut déportée. Lieu privilégié, Dieulefit ressemble au Chambon-sur-Lignon avec un refuge fondu dans la population locale, pasteur et prêtre compris, gendarmes complices et secrétaire de mairie réalisant des faux-papiers en série. En 2014, en hommage à cette expérience, un mémorial à la résistance civile a été érigé avec l’inscription : « À Dieulefit, nul n’est étranger », formule empruntée au poète Pierre Emmanuel, lui-même réfugié à Dieulefit sous l’Occupation [1] . À cette occasion, neuf personnes ont été honorées du titre de « Justes parmi les Nations » par l’État d’Israël et le Mémorial de Yad Vachem. On le voit, cette mémoire d’accueil et de résistance, gravée dans la pierre en 2014, participe de l’identité de Dieulefit et de ses habitant·e·s [2] . C’est donc dans l’héritage de ce “patrimoine éthique ” que nous expérimentons de nouvelles formes d’engagement en faveur des opprimé.e.s.
De nos jours, les politiques migratoires de l’Europe et de la France en particulier, sont de plus en plus restrictives. C’est pourquoi, depuis cinq ans, au sein de l’association Passerelles [3] , nous nous intéressons aux modalités de l’accueil qui découlent de ce contexte et tentons d’informer et de former le plus grand nombre de nos concitoyen·nes ̶ en premier lieu les habitant·e·s du pays de Dieulefit. Pour accueillir dignement, il nous parait essentiel que chacun·e de nos concitoyen·ne·s ait accès aux petites et grandes histoires de ces migrations dans lesquelles nous sommes tous·tes plongé·e·s.
Pour cela, nous nous formons [4] , nous organisons des formations, et nous portons le festival Les Murs ne servent à rien, trois jours de rencontres annuelles sur les questions de migration, à travers des projections de films, des écoutes sonores, des conférences, des tables-rondes, des lectures, des expositions. Par l’intermédiaire du festival et des formations, nous travaillons notamment à l’acceptabilité du projet d’accueil, et à une dédramatisation des questions migratoires. Nous nous mettons notamment en réseau avec divers actrices et acteurs de l’accueil en France, qu’ils soient chercheur·se·s, collectifs d’accueil, élu·e·s, agent·e d’Etat, professionnel·le·s de la santé, de l’éducation, du social… etc. Nous faisons ainsi le grand écart entre la théorie et la pratique.
Nos positions respectives d’accueillant·es et d’exilé·es’inscrivent toutes deux, malgré les corps en présence, d’une part dans nos histoires internationales et partagées qui influent nos imaginaires collectifs et s’immiscent dans nos relations ; d’autre part, nous sommes pris·e·s dans les mailles de nos politiques d’immigration et des entrées juridiques et administratives très complexes qu’elles développent au fil du temps. Prendre conscience de ces structures invisibles nous semble nécessaire pour les déjouer.
Idéal non-atteignable car, de fait, la majorité des exilés ne sont pas bien accueillis officiellement dans notre société, et les rouages internationaux, économiques, climatiques, historiques, etc. des migrations ne sont pas reconnus. Comment faisons-nous, à notre échelle, pour résister, ouvrir des zones de protection, de reconnaissance et de répit pour ces personnes en situation d’exil ?

La première étape consista à créer un collectif pour pouvoir accueillir concrètement des exilé·e·s ; expérience dont témoigne le journal de Chloé qui évoque la genèse de l’association Passerelles en 2019 : « Je revois cette première soirée, comme un embryon, ces personnes autour d’une table basse dans notre salon, souhaitant « faire quelque-chose » face à la situation des personnes exilées en France. Certains sont des amis, d’autres sont des personnes rencontrées dernièrement, sur le festival Les murs ne servent à rien, que nous avons créé à Dieulefit deux ans auparavant. Après une première rencontre avec les personnes exilées lors du mouvement No Bunker, à Genève, puis sur le camp humanitaire de Grande Synthe, et dans la « bulle » à Paris, avec Utopia 56, je suis au moment de cette soirée dieulefitoise bénévole de façon régulière au Refuge solidaire de Briançon. Je m’y rends tous les trois mois environ, pour quelques jours d’aide. Je suis affectée au bureau d’accueil. Nous y recevons toutes les personnes arrivées dans la nuit depuis l’Italie, et faisons un point avec elles sur leur situation. A cette place, on a une vision claire du nombre de personnes qui arrivent, et entrent en France par cette frontière, chaque jour. A cette époque, c’était en immense majorité des hommes seuls, venus d’Afrique de l’ouest, souvent francophones, parfois mineurs. Pour eux, ils étaient arrivés, la France étant leur destination souhaitée. Mais nous, nous savions que quelques semaines plus tard, ils seraient dans une tente, sous un pont, sur un trottoir, dans un squat d’une grande ville, sur le canapé temporaire du salon d’un ami, car ils ne seraient pas prioritaires dans le dispositif national d’accueil (DNA), et donc non hébergés par l’Etat pendant leur procédure de demande d’asile. Je passais ces jours là-bas, je voyais toutes ces personnes arriver, je m’inquiétais pour eux, pour la suite ; puis je rentrais chez moi, à Dieulefit, et je passais devant cet hôtel, un ancien Club Med de 90 chambres, vide depuis 16 ans. C’est dans cette confrontation de réalités qu’est née l’idée de l’association Passerelles. Et si on transformait l’ancien Club Med en maison d’accueil ? Ou en tout cas en lieu de mise à l’abri ? C’était bien entendu totalement naïf, mais cela nous a donné l’impulsion. Quelques semaines plus tard, Passerelles était enregistrée en préfecture, l’assemblée générale avait eu lieu. L’hôtel, passé de mains en mains plusieurs fois, ré-ouvrait. Cette option n’en était plus une, et de toute façon comment aurait-on pu y accéder ? Nous parlions donc de notre projet, nous cherchions les lieux vides, demandions qui était le propriétaire, espérions rencontrer un mécène, ou quelqu’un qui nous mettrait son lieu à disposition. Nous étions des rêveurs.
Parallèlement nous étions devenus le deuxième cercle d’accueil pour une famille kurde syrienne, prise en charge par le Diaconat protestant de Valence, et hébergée dans un des appartements de la ville de Dieulefit. Première expérience d’accueil pour notre association, pour plusieurs bénévoles, et premières difficultés. Après plusieurs mois passés à Dieulefit, cette famille décide de partir sur Valence. De notre côté, nous sommes régulièrement sollicités, par l’ASTI (association de solidarité avec tous les travailleurs immigrés), pour des familles mises à la rue par le 115 (hébergement d’urgence) à Montélimar. Ne voyant rien bouger côté maison vide…des bénévoles de l’association émettent le souhait de rentrer dans le concret, et de prendre en charge une de ces familles. C’est un couple avec quatre enfants, débouté du droit d’asile, en situation irrégulière, que nous nous engageons à héberger et accompagner. Cet accompagnement d’une famille socialement compliquée a éprouvé l’association et ses bénévoles. Des conflits ont eu lieu, notamment autour de l’aide que les personnes accueillies acceptent, ou pas. La question de « l’obligation » des cours de français, du soutien scolaire, mais aussi de notre aide sur les questions de santé, d’alimentation, question de ce que l’on croit savoir « bon » pour l’autre…tant de questions éthiques de l’accueil que nous n’avions pas anticipées et dans lesquelles nous étions projetés. Il y a eu des bénévoles déçus, de la frustration, de la colère, il y a eu des départs… Autant de discussions qui ont fait évoluer notre association avec entre autres l’écriture d’une charte éthique et la volonté d’un projet associatif plus structuré et outillé. Nous créons donc le groupe projet Maison Accueillante au sein de l’association, sous-groupe qui se réunit tous les 15 jours. Il réunit des personnes du conseil d’administration de Passerelles, mais aussi des personnes que nous sommes allé chercher pour leurs compétences associatives, sociales, humanitaires, éthiques, transculturelles. Ce groupe bénévole est d’une solidité assez rare, les complémentarités sont fécondes, et nous construisons le projet de Maison pas à pas. Mais surtout nous faisons le constat clair de nos besoins de formation, et insufflons, en plus du festival, un mouvement de formations au sein de l’association, en zoom, en présentiel, par des lectures de livres, d’articles, visionnage de films. Nous créons des liens avec de nombreuses associations, institutions d’accueil et de soin des exilés, ainsi qu’avec le monde de la recherche. Nous comprenons combien nous avons besoin d’être réflexifs tant le sujet est complexe ».

Au fil du temps, l’histoire de Passerelles a progressivement évolué, d’un engagement personnel vers un projet collectif que nous souhaiterions voir devenir en partie public, au sens de res publica, chose commune.
Depuis 2021, nous sommes fédéré.e.s autour d’un ambitieux projet de Maison accueillante à Dieulefit, au sein d’un groupe de travail qui se réunit toutes les deux semaines. Ce lieu de vie, nous le pensons comme le point d’ancrage de toute la dynamique mise en œuvre depuis la création de Passerelles, mais aussi comme un appui aux nombreux collectifs d’accueil de la Drôme. Nous l’imaginons lieu-ressources sur les questions d’hospitalité, lieu dont la porte est ouverte à toute question, de personne solidaire ou personne exilée. Nous voulons que ce lieu porte notre travail d’accueil, en hébergeant des personnes, mais qu’il porte aussi notre approche réflexive, ce fameux cercle « faire-penser-faire ».
Ce projet ambitieux, tant dans sa portée sociale que dans les moyens financiers recherchés, nécessite un très grand travail d’ancrage territorial, de coopération avec les institutions, ainsi qu’avec les structures existantes, les acteurs de la solidarité, mais aussi les financeurs. Ce partenariat avec l’État nous inscrit officiellement dans la dynamique de l’accueil public, à savoir celui encadré par le dispositif national d’accueil. Notre ambition est de démontrer que bien accueillir permet de transformer la problématique de l’immigration en ressource pour nos territoires, qui font face à diverses problématiques sociétales (économiques, démographiques, environnementales, sociales…). Dans cette perspective, nous avons bâti un partenariat de qualité avec les élu·e·s et représentant·e·s des pouvoirs publics, en inscrivant le projet de Maison Accueillante dans le programme de développement local « Petite Ville de Demain », convention signée par la Ville de Dieulefit, le Département, la Communauté de communes Dieulefit-Bourdeaux et la Sous-préfecture.

Aujourd’hui, les freins à cette initiative demeurent nombreux et nous ne sommes pas encore certain.e.s de voir aboutir ce projet en partenariat avec l’État. Pour autant, en parallèle de cette construction de projet d’accueil public à Dieulefit, nous poursuivons nos actions d’accompagnement, de formation, de lien inter-collectifs, de recherches et de mobilisation citoyenne. Les ressources sont maigres, les enjeux énormes. De plus en plus, ces enjeux se complexifient, les luttes se durcissent, et l’accueil se trouve au cœur des écarts. Écarts entre le local et le global, entre soi et l’autre, entre le quotidien et le politique, la théorie et la pratique. Nous revendiquons le fait que s’engager dans une démarche d’accueil est un acte particulièrement dynamisant pour un pays et ses habitant·es. Une telle entreprise doit se faire dans la réflexivité, et collectivement entre les nouveaux·elles arrivant·es et la société qui accueille. Nous entendons ainsi participer à la construction d’un territoire de l’accueil fondé sur des valeurs de solidarité et d’hospitalité, dans la continuité d’actions menées par les habitant·es des vallées drômoises depuis des siècles.