N°142

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Entretien avec Camille Louis, philosophe et dramaturge

Propos recueillis par Sébastien Escande

Sébastien Escande : Peux-tu nous présenter ton cheminement quant aux questions relatives à l’accueil des exilés en quelques repères synthétiques ?

Camille Louis : J’ai toujours travaillé ces questions en tant que praticienne d’une philosophie arrimée à des enjeux contemporains de politique et de recomposition politique, de solidarité. La question des alternatives proposées par les dispositifs d’entraide et d’accueil (en particulier en Grèce) était au centre de ma thèse de doctorat. Mais il y a eu un moment de bascule en 2015. Quand, avec Étienne Tassin [1] , nous sommes allés dans la dite « jungle » à Calais, cette visite a été déterminante. Les gens, installés dans des conditions déplorables ne nous ont pas demandé de l’aide : ils nous ont invités à boire le thé dans leurs tentes. C’était une sorte d’hospitalité inversée, c’était nous les accueillis. On a décidé de délocaliser le cours de master que l’on donnait, et d’emmener un groupe d’étudiants, non pas pour faire un travail d’observation, mais au contraire pour s’engager dans de nombreuses actions avec les personnes : apprendre l’arabe, enseigner le français, animer un atelier vélo. Durant deux ans on s’est intégré à cette communauté à la fois des militants et des personnes exilées encampées, jusqu’à ce que la jungle soit démantelée. Toutes les caméras ont déserté mais nous avons continué à y aller sachant que, c’est justement, comme toujours, là qu’il y avait tout à voir. Quand on ne montre plus, ne cadre plus, tout se voit : la violence étatique exacerbée comme les stratégies impressionnantes de résistance. Parce qu’on le sait et on le dit depuis des années : on n’arrêtera jamais les gens de bouger, de tenter les traversées et donc de se poser aux zones frontalières. La jungle démantelée a signifié l’installation des personnes, cachées dans les bois, vivant on ne sait comment mais tenant sur leurs rêves et leurs projets. En même temps que l’on restait en lien avec ces personnes, on rencontrait toutes celles qui continuaient d’agir, au-delà de la sphère visible de la jungle, pour aider les exilés.

Ces rencontres se faisaient aussi dans le cadre d’un projet qu’on voulait réaliser avec Étienne et nos étudiants : une « fabrique du Commun » - un dispositif qu’on a créé avec mon collectif kom.post (co-fondé avec Laurie Bellanca). Il consiste en un long temps de présence sur les territoires. On y mène des conversations avec des personnes très différentes, que tout semble séparer et que l’on essaie de faire se rencontrer à partir justement de ces minimums de communs que l’on a pu repérer en échangeant avec elles et eux. Ce n’est pas un commun identitaire. C’est un commun qui se fabrique par les sujets, par les actes et les gestes dans lesquels ils sont engagés. L’idée du projet est aussi de tordre les représentations-clichés que l’on se fait des situations. En l’occurrence pour Calais, celle disant qu’il y aurait d’un côté les exilés et les militants énervés et de l’autre les calaisiennes et calaisiens tous fachos. C’est évidemment tout autre chose et c’est cette composition d’hétérogénéités-là qu’on voulait rendre visible. Par exemple : les personnes exilées prises comme acteurs et actrices, ou les calésiennes et les calésiens qui accueillaient de manière invisible, comme Brigitte : habitant en face d’un bois où étaient réfugiées beaucoup de personnes, elle a transformé son garage en musée de prises pour qu’ils puissent venir charger leurs téléphones. Ils et elles étaient les héros de toute cette séquence, « Les Justes de Calais » On a rencontré des trajets de vie incroyables, qui ont besoin d’être partagés parce que ce sont ces récits-là qui donnent confiance en la possibilité concrète d’un monde commun.

Suite au décès d’Étienne, j’ai été davantage en Grèce. Je suis allée beaucoup sur l’île de Lesbos, à Mytilène. Le camp de Moria est la mise en lumière très claire du mal que fait la version de l’accueil proposée par l’Union Européenne. Avant la fameuse et mal-nommée « vague migratoire » de 2015, il y avait déjà beaucoup d’arrivées depuis des années et ça se passait bien. Les habitants se sont organisés : des pratiques solidaires, des cuisines collectives, un vrai échange entre les personnes... Quand l’afflux des personnes a été plus intensif et surtout quand l’Europe a pris en main la situation et créé les camps, les « hot spots », tout s’est dégradé. Les possibilités de rencontres entre les exilés et les locaux étaient extrêmement réduites puisque là on enfermait les gens. La convivialité s’est transformée en adversité d’une grande partie des habitants de ces zones parce que leurs îles et leurs espaces de circulation étaient saccagés. Heureusement, des associations se sont maintenues et continuent de créer ces croisements et ces rencontres mais l’Europe a transformé l’accueil politique en une gestion policière des arrivées.

SE : Peux-tu nous raconter l’expérience collective de LA CASA et ce qu’elle devient [2] ?

CL : Au moment où démarre le Covid, lorsqu’on allait tout fermer, j’ai lancé un appel par les réseaux, invitant celles et ceux qui, comme moi, quittaient Paris, laissaient des logements vides et se disaient qu’ils et elles peuvent du même coup aider d’autres en les accueillant dans leurs lieux vacants. Cela a provoqué une vague de solidarité étonnante : au fil des mois de confinement, j’ai réussi à loger plus de 50 personnes. L’idée était de trouver en même temps des voisins et voisines de ces appartements qui pouvaient veiller à l’arrivée des personnes, faire un lien entre les propriétaires des lieux et les personnes accueillies et créer une communauté d’entraide et de gens impliqués. Au final, c’est une communauté de quasi 150 personnes qui s’est engagée.

© Abdul Saboor

Dans ce cadre-là, j’ai rencontré La Casa. Son projet était de trouver des espaces de vie pour les jeunes adultes ou les mineurs en recours [3] . Les initiateurs, Quentin et Manuela, s’appuyaient sur leurs expériences de l’accueil citoyen et de ses limites (fatigues, attachements parfois compliqués…) pour tenter d’imaginer autre chose. L’idée était de trouver un espace où les jeunes pourraient habiter de façon plus autonome, avec leurs propres manières de gérer leurs espaces et leur temps, et avec un appui et l’aide de volontaires de l’association. On se met à collaborer puis je rejoins l’association. Le confinement s’arrête, les propriétaires des lieux rentrent, avec cette problématique de ne pas vouloir chasser celles et ceux qui n’étaient plus juste « un migrant »... Des rencontres réelles entre les personnes avaient pu avoir lieu au-delà des assignations à des catégories identitaires qui empêchent toute relation. À ce moment-là, un ami militant, rencontré à Calais, m’offre de reprendre un squat à Ivry et de l’aménager pour l’accueil. On occupe ce lieu et beaucoup parmi les anciens accueillants s’y mettent. On a relogé beaucoup de monde et toujours en posant la question aux concernés : la vie en collectif n’est pas de fait le souhait de tout le monde, et ce n’était pas à nous de l’imposer. On voulait que ce soit un projet commun, avec une charte pensée ensemble, avec les habitants. On proposait aussi un accompagnement à plusieurs niveaux (juridique, psychologique, etc.), avec l’apport et le soutien de plusieurs associations...

Ça a très bien marché pendant un an et demi, mais à cause des problèmes avec le propriétaire, des questions de salubrité du bâtiment et avec moins de gens pour aider, on est partis de ce lieu en juillet 2022. À Athènes, à l’Hôtel City Plaza, un squat où 400 personnes étaient accueillies dans un vrai lieu d’engagement solidaire, ils ont mis un an à fermer le lieu pour s’assurer que toutes les personnes aient une solution à la suite. On a essayé de faire ça aussi, en disant bien aux personnes, dès le début, la durée temporaire propre au squat. Grâce à ce temps, les habitants ont pu se reposer quelque part, aller au bout de leurs démarches et, quand on est partis, la majorité avaient obtenu des papiers, des cartes de séjour, ou une chose positive pour la suite de leurs dossiers. On aurait pu faire de ce lieu un espace politique, organiser des soirées militantes mais il fallait surtout laisser les gens vivre. Chaque semaine, on faisait juste un dîner tous ensemble. Quand on est partis, le peu de personnes qui n’avaient pas de solution ont pu bénéficier à nouveau de la solidarité de lieux culturels qui nous avaient déjà aidés pendant le confinement : le théâtre de la Commune et surtout la station Gare des Mines. Côté mineurs, on a pu enchaîner avec le Foyer Lénine, un lieu mis à disposition par le Diocèse d’Ivry. Le projet de la Casa a pu se réaliser : 17 personnes, des jeunes gens, habitent là. On loue aussi quelques appartements. Dans chacun habitent 4 ou 5 jeunes.

SE : Toutes ces expériences portent-elles une quête d’égalité radicale et de réciprocité dans l’accueil ?

CL : Il n’y a pas une égalité radicale de fait, mais c’est ce à quoi on doit tendre en permanence. On est constamment au travail, y compris quand on est à l’endroit de l’accueillant. C’est déjà beaucoup de pouvoir mettre en place un espace pour accueillir chez soi, l’hospitalité logistique. Mais il y a aussi, à mon sens, une possibilité de véritable école politique des deux côtés de la relation. Elle consiste à reposer à chaque fois les conditions par lesquelles la personne que j’accueille, avec qui je suis en relation, n’est pas en dessous de moi, n’est pas juste dans un rapport de dépendance. Il faut se dire que le lieu de l’accueil comme la place de l’accueillant ne préexistent pas à la situation : quand quelqu’un arrive chez moi « la maison tremble », c’est à dire que tout se reconfigure, tout doit se recomposer, ce n’est plus le même espace. Il y a en cela un apport des deux côtés. Le quotidien va être réagencé. Par cette égalité travaillée avec les personnes qu’on accueille ou aide, on a cette chance de pouvoir recevoir des nouvelles du monde que l’on a nulle part ailleurs, grâce

© Abdul Saboor

auxquelles on peut se dire citoyen du monde. Par le partage de nos histoires, on obtient une idée des combats qu’il faut continuer à mener. Les personnes qui nous arrivent ici sont des partenaires essentiels sans lesquels je me sens à côté du monde. Il y a aussi quelque chose pour moi d’une impossibilité totale de tenir sur mes jambes en sachant qu’à côté, des personnes n’ont pas le droit à un minimum de considération. Dans mon rapport aux personnes exilées que j’accompagne, je suis aussi dans un rapport de besoins : j’ai besoin d’être en proximité de ces existences-là et de faire avec elles l’espace d’un commun qui ne nous préexiste pas. Sans ça, je ne suis pas un sujet politique.

SE : Dans le contexte actuel d’explosion des discours xénophobes et de montée de l’extrême-droite, comment te représentes-tu l’évolution de l’accueil ?

CL : Il y a un énorme épuisement. On parle aussi de criminalisation des solidaires. Je me rends à Calais pour le travail que je mène au sein d’un groupe intitulé « Mémoire de la frontière ». Il essaie de produire une contre-histoire de la frontière franco-britannique que celle diffusée par les politiques et les médias dominants. À Calais, les solidaires sont matraqués et ce en plus de faire un travail rendu de plus en plus difficile par la diminution du nombre des engagés. Le travail invisible que font les gens là-bas est remarquable. Je pense notamment au « groupe décès » qui se mobilise à chaque fois qu’un décès est connu à la frontière. Une partie du groupe est en charge de contacter les familles, l’autre de contacter les autorités, pour rapatrier les corps, donner une sépulture. Et même quand les corps disparaissent, il reste la possibilité d’inscrire les noms des disparus quelque part, d’honorer les morts mais aussi de raconter toutes les histoires dont on ne parle pas, c’est-à-dire les histoires de solidarité, de luttes politiques menées entre exilés et locaux, les histoires qui redonnent leur dignité à tous les acteurs et actrices politiques d’un monde commun. Il faut qu’on se passe ces histoires-là qui donnent de la force, vu la violence policière et la répression qui ne cessent d’augmenter.

Ce qui nous tient, c’est d’être en rapport avec les personnes qu’on accompagne, qui ont parfois plus de courage et de ténacité que nous. Il faut trouver les manières de se redonner du courage et de l’espoir, remettre en circulation entre nous les principes de vie, parce que la mort rôde partout, à la fois très concrètement, mais aussi très pernicieusement en mettant à mort toutes les dynamiques de possible, tous les horizons qu’on s’ouvre ensemble. La seule manière de tenir, c’est de continuer à se partager des espaces de travail de cette égalité radicale et des espaces de joie.

SE : Dans La conspiration des enfants [4] , tu as fait des choix singuliers sur le plan formel - entre le roman et l’essai – en faisant se rejoindre différentes réalités d’enfances précaires pour éclairer les problématiques d’une perspective nouvelle. Est-ce que tu peux nous parler de ces choix ?

CL : Il s’agit de rapprocher les séparés et de sortir des assignations identitaires qui sont imposées aux subjectivités que l’on gomme en les ciblant sous des catégories englobantes comme « Mineurs non accompagnés », « autiste » « Rom ».... ». Retrouver, entre ces enfances dites « déviantes » des points communs, à la fois dans la manière dont on lit leurs problèmes et comment elles et eux s’inventent des solutions et des stratégies pour vivre dans les maux et les maladies du monde.

Pour autant, je n’ai pas écrit ce livre avec ce projet. C’est apparu, quelque chose s’est imposé, comme un choc. Et « faire avec le choc », ça s’appelle l’intuition : je crois beaucoup à ce mode de pensée que la hiérarchie des savoirs disqualifie. Le choc, ici, est arrivé quand j’étais en Grèce à l’été 2019. Je m’apprêtais à enfin démarrer l’écriture d’un livre sur la base de ma thèse. Et au moment où je m’apprête à faire sagement mon plan, ça brûle tout autour de moi et je suis saisie par un sentiment de grande inutilité à rédiger un essai de plus, qui diagnostiquerait les problèmes inhérents aux États-Nations et ferait l’analyse des alternatives et des possibilités de recompositions politiques. Il fallait inventer autre chose, un récit qui nous réveille.

Je me suis fait embarquer par ce motif du feu. Bien peu d’efforts étaient menés pour éteindre les feux grecs de cette année-ci, en regard de ceux rassemblés face à un autre incendie, arrivé quelques mois plus tôt : celui de Notre-Dame de Paris. Là, toutes les caméras avaient été braquées sur le parvis, la tragédie de cette disparition et l’héroïsme des sauveteurs. Mais tout était à voir à côté, là où l’on ne regardait plus les effets des flammes, là où des enfants ont été contaminés par les 400 tonnes de plomb rejetés dans l’air par l’incendie, là où les enfants, atteints de saturnisme, se sont mis à tousser. Avec ces feux, j’avais cette image très claire de notre présent qui brûle et qui fait des ravages aux endroits qu’on ne regarde pas, qu’on balaie vite. Cette toux des enfants, mi-réelle, mi fabulée (la fabulation est un registre d’écriture central dans le livre) fait résister la matière de ces vies fragilisées, rejetées, étouffées ou noyées. J’ai eu envie d’aller revisiter les différentes enfances qui nous alertent dans la manière qu’elles ont de tenir, malgré les adversités de ce monde qui brûlent les vies.

Ils et elles sont, comme tous les enfants, des « déconstructeurs radicaux », qui, comme le dit mon collègue philosophe et psychanalyste Bertrand Ogilvie, ne cessent de révéler l’artificialité de toutes nos structures, de nos institutions, des conventions. La société qui prétend adorer les enfants, les protéger (en les corrigeant) en est terrifiée en réalité. L’enfance, si on lui laissait la place, forcerait la société à se remettre en marche, à remettre du mouvement dans le figé, à réinventer. Et ça, la communauté des installés qui hait les exilés autant que les enfants turbulents, elle ne le veut pas.

SE :Aux idées de résilience, errance, survie, tu préfères les notions de résistance et de vie dans les « cendres du monde du progrès ». Est-ce que les représentations de l’accueil évoluent ?

CL : Les récits ou spectacles « victimisants » continuent de dominer. On fait mine de rapprocher les histoires

© Abdul Saboor

des autres mais, en réalité, ce rapprochement vise à distancier. J’insiste beaucoup dans le livre sur la peur radicale que l’on a de l’étrangeté, mais surtout qu’elle ne vienne trop près de nous. Ces récits sont porteurs de ce qui nous fait le plus peur : l’instabilité, le rapprochement de la mort. On acceptera ces états redoutés qu’en tant qu’ils nous sont éloignés, qu’ils demeurent le propre d’elles et eux et donc l’impropre de nous. C’est comme si on essayait de se protéger en racontant et en prétendant veiller à la protection de ces autres, les pauvres survivants. Mais ce sont des vivants ! De grands donneurs et donneuses de leçons de vie, et rares sont les écritures qui tentent ces approches. Celle qui y parvient le mieux c’est indéniablement Marie Cosnay. J’essaie de tenir dans cette voie-là, celle du rapprochement des séparés plutôt que celle du rapprochement pour séparer.

[1Étienne Tassin (1955-2018) a enseigné la philosophie politique à l’U. Paris VII - Diderot, à partir de la pensée d’Hannah Arendt et du cosmopolitisme.

[2Camille Louis « Politique de la confiance. Accueil, solidarité et égalité radicale », Contretemps, 2020 : https://www.contretemps.eu/confiance-accueil-solidarite-egalite/

[3Les mineurs étrangers, lorsqu’ils arrivent en France déclarent leur minorité et sollicitent le droit à l’aide sociale à l’enfance. Si les services de l’État ne reconnaissent pas leur minorité, ils peuvent faire un recours au tribunal administratif.

[4La conspiration des enfants. Les combats de Anna, Ashkan et Julia, PUF, 2021.