N°142

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L’accueil des exilé.es dans les mondes ruraux, Quand l’hospitalité des habitant.es contredit les urnes

par Morane Chavanon

Pour le philosophe Jacques Derrida, l’hospitalité ne va pas sans hostilité, ce qui l’amène à forger le terme d’« hostipitalité » [1] . Éclairant le rapport à l’altérité ou à l’Étranger, ce néologisme signifie que le geste d’hospitalité, consistant à ouvrir sa porte à l’Autre, contient toujours en germe, à la façon d’un négatif en photographie, la possibilité que celui-ci soit vu comme un ennemi. Aujourd’hui, dans un contexte de durcissement des politiques migratoires et de banalisation des discours xénophobes, comment l’hospitalité et l’hostilité entrent en tension dans l’accueil réservé aux personnes exilées ? Déjà déclinée dans le cadre posé par l’État, comment se donne-t-elle à voir au niveau local ? Dans la société d’accueil, la poursuite du parcours migratoire est faite d’expériences locales d’hospitalité ou de rejet, de contraintes et d’opportunités, de rencontres et de bifurcations. Cette contribution va se concentrer sur un territoire rural. Si le phénomène migratoire n’y a jamais été massif, les espaces ruraux sont parties prenantes de l’histoire de l’immigration en France. Dès la seconde moitié du XIXème siècle, en particulier, les campagnes françaises ont connu l’arrivée d’étrangers venus travailler dans l’agriculture et les grands chantiers routiers, circulant entre la France et leur pays d’origine ou formant un milieu d’accueil ayant permis l’installation de membres de leurs familles ou de leurs localités d’origine [2] . Ces mouvements migratoires, vers les villes et territoires ruraux sont particulièrement intenses après 1945 dans le contexte de la reconstruction et de la modernisation de la société française. Au début des années 1970, l’État veut récupérer le pouvoir sur ses frontières en suspendant les flux légaux d’immigration et en imposant par le haut une géographie de l’accueil à travers un Dispositif national d’accueil (DNA). Dans son prolongement, la réforme de l’asile votée le 29 juillet 2015, contraint encore plus fortement les parcours des primo-arrivant·es, en imposant le lieu d’installation durant le traitement de la demande d’asile, en sanctionnant les déplacements par la perte des aides matérielles afférentes et en cherchant à fixer les réfugié·es dans leurs territoires d’arrivée. Il s’agit de fragmenter la présence exilée pour la rendre moins visible, en cassant les concentrations dans les métropoles et en répartissant les personnes au sein d’une offre d’hébergement augmentée et distribuée sur l’ensemble du territoire.
En miroir de cette cartographie institutionnelle se développe un « accueil hors des grandes villes » [3] , notamment dans les « mondes ruraux », où les mobilisations citoyennes en faveur des exilé·es sont de plus en plus nombreuses. Nous empruntons cette notion aux travaux sociologiques récents [4] qui aspirent à changer le regard porté sur ces espaces, longtemps saisis au prisme du folklore ou de la tradition. D’une part, leurs tenant·es insistent sur la nécessité de ne pas opposer le rural et l’urbain, tant les formes d’interpénétration entre les deux mondes sociaux sont multiples. D’autre part, ils invitent à adopter un regard fin sur ces territoires où les habitant·es occupent des positions sociales variées, quand bien même ces espaces sont marqués par un certain nombre de traits communs, à commencer par la sur-représentation des classes populaires et l’importance de l’interconnaissance dans les relations sociales. Au regard des scores qu’y atteint le Rassemblement national (RN) lors des scrutins électoraux nationaux, les mondes ruraux sont considérés comme foncièrement hostiles à l’immigration. Pourtant, lorsque l’on prête une attention plus fine à ces espaces et à leurs habitant·es, se fait jour l’hospitalité qui s’y déploie, faite d’un ensemble de gestes de solidarité (hébergement, trajets en voiture, cours de français, accompagnement pour les démarches administratives et médicales…), bien souvent sous les radars et peu formels, aménageant la possibilité d’un nouvel ancrage pour les personnes déracinées. C’est cette coexistence que nous proposons d’explorer dans cet article, à partir d’une enquête de terrain [5] menée dans le bassin de la petite ville d’Orlay [6] , l’une des principales communes d’un département rural du Sud-Est de la France.

Une petite ville et son territoire rural
Relativement éloignée des zones frontalières et peuplée de
17 000 habitant·es, cette petite ville est au centre d’un bassin de vie et d’emploi, qui comprend
une quarantaine de villages. En 2018, les catégories
socio-professionnelles qui y sont les plus représentées sont les ouvrier·es (33 %) et les
employé·es (29 %), un taux supérieur aux proportions nationales qui atteignent respectivement 19.1 % et 26.2 % de la population en emploi en 2021. Les professions intermédiaires constituent 22 % des actifs du bassin d’Orlay, ce qui s’explique par la présence d’un hôpital et de plusieurs administrations, mais également d’usines, qui comptent des techniciens et des contremaîtres parmi leurs salarié·es.
À l’image d’autres petites villes, la part des cadres et professions intellectuelles supérieures y est faible, ne s’élevant qu’à 9 %, contre 21.6% au niveau national en 2021. Malgré des fermetures d’usines dans les années 1970 et au début des années 2000, le secteur industriel compte parmi les principaux employeurs de l’agglomération, représentant 27% des emplois. Il s’agit donc d’un territoire populaire à forte coloration ouvrière, composé d’une petite ville centre industrielle entourée de communes rurales connectées entre elles. A l’image d’autres territoires ruraux, le vote en faveur du RN est très fort, sans que l’on puisse le réduire à un phénomène de déclassement des classes populaires rurales [7] . En effet, les perspectives d’emploi sont nombreuses dans le bassin, de même que la proportion des ménages populaires ayant accédé à la propriété individuelle. L’image de la « campagne en déclin » ne colle donc qu’imparfaitement à la réalité sociale du territoire d’Orlay. Le tableau politique local est également fait de nuances. La petite ville vote tendanciellement plus à gauche que son département, où Marine Le Pen arrive en tête au premier tour des élections présidentielles de 2022. Mais dans la campagne d’Orlay, les succès remportés par le RN sont très nets. Aux élections présidentielles de 2017, sur les quarante-sept communes qui forment la périphérie d’Orlay, trente-deux villages placent Marine Le Pen en tête dès le premier tour, un chiffre qui descend à vingt-cinq en 2022, mais représente tout de même un peu plus de la moitié. Dans ce contexte a priori hostile, un mouvement de solidarité a néanmoins gagné le territoire à partir de 2015. Le moment inaugural est l’organisation d’une réunion publique, exprimant l’émotion causée par la diffusion dans la presse de la photo d’Aylan Kurdi, un petit garçon syrien de trois ans retrouvé sans vie sur une plage de Turquie. Le but est alors de faire « appel à toutes les bonnes volontés pour organiser l’accueil » [8] . Depuis, les collectifs de soutien aux personnes exilées - majoritairement des familles déboutées de leur demande d’asile et sorties « sans droits ni titres » du centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA) d’Orlay - se sont multipliés dans la petite ville et sa campagne. Ils sont aujourd’hui une vingtaine. Hospitalité et hostilité coexistent ainsi dans ce territoire rural.
Toutefois, s’il existe une inhospitalité envers les étranger·es en milieu rural, celle-ci est peu perceptible et semble se traduire principalement dans les urnes. Quelques mobilisations très médiatisées, par exemple contre l’ouverture d’un centre d’accueil à Chomérac (Ardèche) [9] en 2016 ou à Saint-Brévin-les-Pins (Loire-Atlantique) en 2023 font exception. Mais lorsque l’on y regarde de plus près, ces actions coup de poing s’avèrent pilotées par des groupes identitaires extérieurs ou par les cadres politiques d’une extrême droite qui n’a en réalité pas d’ancrage militant dans ces territoires, ce qui délégitime d’emblée sa prétention à porter la voix du monde rural. Plus encore, la question migratoire est largement absente de la compétition pour le pouvoir municipal. Alors qui sont les hostiles ? La sociologue Isabelle Coutant s’est posée la question et est allée à la rencontre des « riverains hostiles » à l’occupation d’un lycée par des personnes sans-papiers et des collectifs de soutien en plein cœur du 19ème arrondissement de Paris. Elle donne à voir une hostilité qui reste « confinée », ne s’exprime pas publiquement, « sans doute [parce que] la

© Abdul Saboor

mobilisation affichée en faveur des migrants a-t-elle pour partie empêché que les voix dissonantes se fédèrent » [10] . Mais dans un contexte rural où l’on ne rencontre pas de « migrant·es en bas de chez soi » et où les formes prises par l’hospitalité se font également secrètes (un appartement vacant loué à une association, une dépendance de ferme aménagée prêtée pour un temps, des trajets en voiture organisés…), comment cette hostilité est-elle ressentie et mesurée par les accueillant·es ? Les hostiles sont-ils toujours des « riverain·es » ou des voisin·es ? Que représentent-ils dans la vie des accueillant·es et quels effets cela produit sur leur mobilisation ?

Une inhospitalité flottante ?
Dans les discours recueillis au cours de l’enquête, c’est en référence à l’importance des scores réalisés par le RN aux élections que les personnes mobilisées identifient l’existence d’une hostilité à la cause qu’ils défendent. Soit ils évoquent leur commune de résidence, soit ils reconduisent des jugements spatiaux partagés par les membres des collectifs, établissant une cartographie spontanée de l’intolérance locale, qui s’appuie sur la réputation de certains territoires, tel village est « fermé d’esprit », tel endroit serait « une vallée de fachos ». Mais dans les faits, leurs manifestations sont peu tangibles, comme le raconte André, retraité et ancien maire socialiste d’une petite ville située dans un département limitrophe : « Dans mon village, ça vote à 60 % pour le Front National [RN] ou 55 %. Là tu te dis mais finalement quand tu rencontres quelqu’un [dans la rue] t’as une chance sur deux pour qu’il vote Front National ! Mais tu t’aperçois finalement que c’est presque intellectuel cette forme. Après, dès qu’on touche la personne, qu’on connaît, ça passe mieux quoi ». En effet, les opposant·es ne se rendent pas aux réunions des collectifs, quand bien même certaines sont publiques. C’est le cas du village de Ménor, dont le maire s’est investi publiquement dans la création d’un collectif, mettant à disposition un logement pour une famille déboutée et faisant voter une subvention au Centre communal d’action sociale (CCAS) pour « l’accueil des réfugié·es ». S’il se remémore le départ de quelques personnes de la réunion, il n’a le souvenir que d’une manifestation explicite de mécontentement face à l’arrivée prochaine de la famille au village : « J’ai eu un mail qui me disait ‘une invasion massive’ de migrants… Moi j’avais répondu, ben dans un appartement de 60 m², ça va être difficile de faire une arrivée massive quand même, avec un peu d’humour. Après ça en était resté là. Donc on a senti effectivement qu’il y avait des gens dans le village qui étaient pas du tout favorables à ça. Mais heureusement, une bonne majorité qui devait l’être !  ». Ainsi, l’hostilité semble s’évaporer dans les sociabilités locales. En fait, c’est plutôt la perception d’une indifférence envers les personnes exilées nouvellement installées au village qui est interprétée comme la marque d’un rejet flottant et participe au récit de la rencontre. C’est le cas d’Abel, infirmier à la retraite, membre fondateur de son collectif. Devant le portail de l’école du village où il a l’habitude d’accompagner son petit-fils, il est touché par la solitude d’une mère de famille étrangère –il découvrira qu’elle est sans papiers- à l’écart des sociabilités parentales qui se nouent lorsque retentit la sonnerie pour récupérer les enfants. « Elle était toujours toute seule, personne lui discutait à l’école, c’était quelque chose ! ».

Les modalités de l’accueil

Pour autant, les ressorts de cette inhospitalité, en réalité flottante et peu manifeste, demeurent hors de portée des habitant·es mobilisé·es en faveur de l’accueil. Plus qu’une opposition frontale et idéologique, la mobilisation sélective des habitant·es de ce territoire rural en faveur de l’accueil s’articule aux rapports de classes qui le traversent. Bien souvent à la retraite, les accueillant·es appartiennent majoritairement aux catégories socioprofessionnelles intermédiaires voire supérieures, ayant évolué dans les métiers de la santé, de l’éducation, du social ou du socio-culturel. Leurs dispositions à s’engager aux côtés des exilé·es s’activent à la faveur de caractéristiques sociales proches (un diplôme, une expérience de la mobilité spatiale, des voyages, la cumulation d’engagements dans la vie locale…) et de réseaux d’affinités tissés dans l’entrelacs de sphères professionnelle, associatives et culturelles mêmement fréquentées. La proximité géographique ne gomme pas les distances sociales, comme l’illustre le cas d’un couple de médecins, catholiques pratiquant·es, très engagé dans le collectif de leur village, ayant même hébergé une mère sans papiers et son fils, venu·es d’Albanie. « On n’a pas des rapports très très proches avec le village. Mais les gens savent bien ce qu’on fait je pense. Et puis moi, je suis le médecin donc j’ai un côté un peu notable, donc on va pas frontalement me dire les choses, même les personnes qui sont contre ». Sociologiquement, les accueillant·es présentent de nombreux traits communs et une cohabitation distante avec leurs voisins appartenant plus majoritairement aux catégories populaires, dont on suppose plus qu’on ne connaît le point de vue sur l’accueil.
Si l’action des collectifs ne rencontre pas d’hostilité explicite dans le voisinage, les accueillant·es ne sont pas à l’abri de l’éprouver au sein de leur propre entourage familial ou amical. « Nous avec nos amis on sait avec qui on peut en parler et avec qui c’est un sujet un peu… disons qu’on sait pas trop ou peut-être qu’il y aurait des avis tranchés », explique Christine, la soixantaine, thérapeute familial, dont l’époux, médecin, est également engagé. Cela les pousse à « marcher sur des œufs », « ne pas trop en parler  » ou bien « savoir à qui » le faire, comme cela revient dans de nombreux entretiens. Au vu de la sociologie des accueillant·es, ces récits sapent les fondements d’une représentation stéréotypée qui voudrait que l’hostilité aux personnes migrantes en milieu rural soit le seul fait des classes populaires. Cette dernière alimente le mépris de classe fréquent dans l’évocation de ces territoires et détourne l’attention du rôle des élites politiques dans la fabrique d’une intolérance plus collective envers les personnes migrantes. Il s’agit en premier lieu de l’adoption de politiques migratoires, drapées dans le langage très technique des institutions européennes, qui rendent l’exil toujours plus dangereux et indignes les conditions de vie des personnes parvenant malgré tout à migrer. Quand bien même les personnes en sont éloignées géographiquement, il conviendrait d’analyser les effets produits par l’ « encampement » des exilé·es sur les imaginaires. Cela passe également par l’instrumentalisation cynique de l’immigration dans la compétition pour le pouvoir, convoquant une opinion publique artificiellement sondée sur des questions dont les termes lui sont imposés – appelée à se prononcer sur le « nombre » d’immigré·es, à établir des liens avec sa sécurité – sans que les moyens de s’informer convenablement ne soient mis à disposition. Une socialisation à l’hostilité s’opère donc au niveau politique, contrecarrée par des expériences pratiques de solidarité à l’échelle locale.

[1Jacques Derrida, Hospitalité. Volume I. Séminaire (1995-1996), Le Seuil, 2021.

[2Gérard Noiriel, « L’immigration étrangère dans le monde rural pendant l’entre-deux-guerres », Etudes rurales, 1994, 135-136, p. 13-35.

[3Anouk Flamant, Aisling Healy et Aude-Claire Fourot « Hors des grandes villes  ! L’accueil des exilé·e·s dans les petits milieux d’immigration », Revue européenne des migrations internationales, 2020 36 (2‑3).

[4Ivan Bruneau et al., Mondes ruraux et classes sociales, EHESS, 2018.

[5Entre 2020 et 2021, dans le cadre d’un post-doctorat réalisé à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), associée au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP).

[6Les noms des lieux comme des personnes citées dans cet article ont été changés.

[7Voir l’enquête de Violaine Girard, Le vote FN au village. Trajectoires de ménages populaires du périurbain, Editions du Croquant, 2017.

[8Morane Chavanon "’Appel à toutes les bonnes volontés pour organiser l’accueil’. Relocalisation de la question migratoire et nouvelles mobilisations en milieu rural", Politix, 2022/1 (n° 137), p. 183-207.

[9Morane Chavanon, « Mobilisation hostile aux migrants à Chomérac. L’instrumentalisation des territoires ruraux par l’extrême droite », Ecarts d’identité, n°140, 2023.

[10Isabelle Coutant, Les migrants en bas de chez soi, Le Seuil, 2018, p.132.