En proposant de consacrer un numéro de la revue Écart d’identité à la question de l’accueil des personnes en quête d’un refuge en France, nous souhaitons d’une part établir certains constats sur le contexte politique dans lequel cet accueil prend place et, d’autre part, en décrire les différentes modalités pour saisir comment il s’organise, qui l’organise et le sens qu’il prend sur les territoires concernés.
Dans un contexte d’extrême précarisation des personnes en situation d’exil dû au durcissement des politiques migratoires, il faut souligner l’importance des mobilisations en faveur de l’accueil. Cet accueil se déploie dans des formes, des rythmes, des modalités très différentes et nourrit une inventivité à l’œuvre du côté de la société qui parfois inspire les politiques d’État. C’est le cas de l’hébergement citoyen piloté par la DIAIR (Délégation Interministérielle à l’Accueil et à l’Intégration des Réfugiés) dès 2016 et qui va être choisi pour répondre à l’urgence de l’exil des personnes fuyant la guerre en Ukraine en février 2022. Cette hospitalité a dès le départ impliqué les « mondes ruraux » [1] , donnant à voir la solidarité de leurs habitant·es dans différents contextes qui seront explorés dans ce dossier (à la frontière, dans la périphérie d’un bourg industriel…). Elle témoigne également d’une recherche de solutions dans un contexte néo-libéral ayant conduit à la pénurie de logements accessibles dans les grandes villes [2] non compensée par la saturation des structures d’accueil existantes.
L’accueil en milieu rural est également devenu un enjeu à la faveur de logiques institutionnelles de répartition et de dispersion sur l’ensemble du territoire des personnes exilées à travers les politiques d’asile, en particulier depuis la réforme de 2015 et la régionalisation du dispositif national d’accueil, qui a donné lieu à l’augmentation du nombre de places en Centre d’accueil pour demandeurs d’asile (CADA) ou, à partir de 2016, lors de la mise en place des centres d’accueil et d’orientation (CAO). C’est encore le cas avec les sas d’accueil récents dédiés aux déplacé·es ukrainien·nes. Dans la bouche des pouvoirs publics, l’accueil au sein des mondes ruraux est souvent présenté sur un registre utilitariste et économique, comme étant à même de redynamiser des territoires désindustrialisés ou considérés comme en déclin : éviter les fermetures d’école, pourvoir les métiers en tension… Jusqu’à faire émerger la nouvelle figure du « réfugié-entrepreneur » [3] .
Les contributions rassemblées dans ce dossier s’inscrivent en faux de toute représentation essentialisée des espaces ruraux comme urbains, tant ils ne sont pas homogènes et s’interpénètrent. Certains territoires sont d’ailleurs situés dans un entre-deux telles les villes moyennes investies par les personnes réfugiées elles-mêmes notamment LGBTQ démontrant leur autonomie à travers des stratégies spatiales pour s’aménager des marges de manœuvre (Norma Schemschat et Elisabeth Hessek). Qu’il s’agisse par ailleurs de la création d’un lieu-ressource pour les initiatives d’accueil et d’hébergement pour les personnes en demande d’asile (article d’Aude Bertrand et Chloé Peyterman) ou de réseaux citoyens émergeant dans la périphérie rurale d’une petite ville pour accueillir les débouté·es sorti·es « sans droits ni titres » du CADA qui y a été installé (Morane Chavanon), les dynamiques d’accueil témoignent en réalité d’interconnexions et d’interdépendances entre ces deux types de milieux. Celles-ci sont bien souvent dues à la décentralisation d’un certain nombre de services publics ainsi qu’à des logiques de « desserrement » qui rendent certains territoires destinataires des populations perçues comme surnuméraires dans les zones expéditrices, généralement urbaines. Dans ce contexte, on observe également la construction de liens et de relais entre territoires de solidarité. De plus, les mondes ruraux ne sont pas des déserts politiques, et ce dossier explore la façon dont les histoires militantes locales ont pu favoriser le développement de mobilisations en faveur de l’accueil dans certains territoires.
Toutefois, l’accueil continue de faire conflit dans la société (Karine Gatelier et Lison Leneveler). Les politiques et le traitement médiatique contemporains de l’immigration continuent de construire la figure de l’« étranger » comme une menace. Ces imaginaires collectifs se propagent dans l’opinion publique et créent des inquiétudes et des peurs, confortent les sentiments de xénophobie voire de racisme au sein de la population , amenant parfois à créer des manifestations de rejet, par des actions d’intimidation voire des violences directes, notamment des menaces de mort et des destructions de biens privés des élu·es et autres acteur·rices engagé·es en faveur de l’accueil. Les territoires ruraux peuvent ainsi se muer en terrains de confrontation entre hospitalité et hostilité à l’endroit des exilé·es, se donnant à voir principalement dans les urnes ou de façon discrète, comme en témoignent les conflits de marquage de l’espace autour des signes apposés dans la montagne pour guider les personnes qui n’ont d’autres choix que de la traverser (Daphné Velay).
Comment comprendre le(s) sens politique(s) de cet accueil ? Là encore la diversité domine, comme le montre le caractère varié des profils et des motivations qui composent les collectifs citoyens d’hébergement et d’accueil de réfugié·es apparus en 2015. La Guerre en Ukraine marque d’ailleurs un épisode particulier avec des mobilisations nouvelles ou le redéploiement de réseaux solidaires existants et la révélation d’un accueil différencié de la part de l’État. Un autre sujet d’une actualité brûlante, témoignant de politiques d’accueil dysfonctionnelles en France, concerne la prise en charge et le rapatriement, par la République, de ces « enfants du jihad » de nationalité française, internés dans des camps aux frontières turque et irakienne (Isabelle Bourdier).
En tout état de cause, le tournant local de l’accueil largement documenté depuis 2015 marque simultanément un positionnement de résistance face à la xénophobie de gouvernement et de pragmatisme pour répondre aux besoins réels d’accueil et de solidarité. En effet, le besoin de refuges demeure, dans un monde où les prédations, l’exploitation et la guerre se renforcent. Dans un monde de profondes transformations accompagnées de nombreux conflits, le besoin de nouveaux imaginaires collectifs se fait fortement ressentir : restaurer les mémoires de refuges passés peut permettre de déployer des pratiques d’accueil et de solidarité renouvelées.
L’accueil est perçu dans certains espaces comme une résistance contemporaine au climat politique actuel pour recréer de la justice, du droit, de l’union. Il peut permettre de construire un monde commun [4] dès lors qu’il offre la possibilité de produire des alternatives politiques partagées. Repolitiser l’hospitalité comme un enjeu commun peut permettre de sortir de l’asymétrie constitutive de cette relation [5] et de l’irréciprocité qu’elle fonde (Camille Louis).