N°142

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Le pouvoir de l’intime : une approche queer-féministe pour faire la lumière sur l’agentivité des personnes exilées accueillies hors-métropole

par Norma Schemschat & Elizabeth Hessek

À Nevers, Mamadou accepte une invitation à participer à un festival imaginé pour lutter contre les stéréotypes sur les migrants. Il fait du breakdance pour un public majoritairement français qui le regarde avec intérêt. À Grenoble, Laura, une réfugiée congolaise, participe avec ses amies d’une association lesbienne à une manifestation contre l’inégalité salariale entre hommes et femmes. Au premier abord, ces deux situations sont similaires : deux personnes exilées interviennent dans l’espace public d’une ville moyenne. Or, une analyse queer-féministe révèle deux situations distinctes. Laura mobilise son « agency », que l’on peut traduire en français par agentivité ou pouvoir d’agir, pour s’insérer à l’échelle de son lieu d’accueil ; Mamadou reste « le migrant » qui, malgré l’invitation bienveillante, danse seul sur une scène fondamentalement séparée du public qui l’accueille.
Cet article s’appuie sur deux projets de recherche étudiant l’accueil des réfugié·es hors des grandes villes. Le premier explore les expériences des réfugié·es LGBTQ installé·es dans la région grenobloise. L’autre interroge les expériences des réfugié·es vivant dans des villes en déclin, en France, à Nevers, en Allemagne, à Pirmasens et aux Etats-Unis, à Akron. Ces recherches offrent un cadre pour adopter une approche queer-féministe et analyser les complexités de l’accueil hors métropole – au-delà de l’essentialisation des petites villes ou de la stigmatisation territoriale. Ainsi, nous plaidons pour que les approches féministes-queer soit vues comme constitutives des études migratoires. De plus, cet article propose une rupture avec la tendance des études migratoires à se concentrer sur les espaces urbains et les grandes métropoles. Nous proposons une compréhension plus nuancée des modalités d’arrivée et d’appropriation des espaces d’accueil pour rompre avec les binarités géographiques et explorer comment l’agentivité des personnes exilées fonctionne à différentes échelles.
Que ce soit le résultat des schémas nationaux de dispersion ou par nécessité économique, des personnes réfugiées arrivent de plus en plus dans des localités hors-métropoles [1] . Des recherches récentes abordent divers aspects de la gouvernance migratoire locale dans les espaces ruraux [2] , les régions montagneuses [3] et les petites villes touchées par le déclin urbain [4]. Elles révèlent qu’il y a peu de cohérence dans l’espace hors-métropole. Chaque espace étudié dans ce corpus croissant revêt des déclinaisons variées dans une constellation de lieux d’accueil dont la métropole n’est qu’une étoile parmi d’autres. Cet article s’appuie sur un cadre théorique qui questionne les fausses binarités en refusant à la fois le point de vue centré sur les grands centres urbains et la norme hétérosexuelle.
Enfin, nous reconnaissons que la géographie queer s’est historiquement limitée à l’espace métropolitain et nous voulons contribuer aux travaux en cours qui l’appliquent au-delà des grandes villes. Nous voyons le “queering” comme venant « perturber les structures urbaines normatives » en « allant au-delà des normes établies de genre et de sexualité » . En effet, les corps queers ne sont pas figés comme le démontre l’étude des contrôles migratoires vus par le prisme de la norme hétéro-centrée . Nous plaidons pour de nouvelles perspectives qui nous permettent de nous décentrer de ces normes.

© Abdul Saboor

Les théories féministes et queer ont influencé les études urbaines et migratoires critiques, également en éclairant les structures de pouvoir invisibles. Cette approche méthodologique nourrit nos recherches, nous conduisant à refuser les dominations produites par les hiérarchies entre chercheur/participant ou prestataire de service/bénéficiaire.
Nous présentons trois des thèmes principaux émergés dans nos analyses féministes : l’entrelacement des échelles des espaces investis ; l’ambivalence des personnes exilées envers ces espaces d’accueil ; et le développement de l’agentivité individuelle.

Échelles entrelacées
En dehors des grandes villes, les nouveaux arrivants dépendent souvent de communautés qui transcendent la nationalité. Pour les personnes réfugiées LGBTQ, ce besoin va encore plus loin : pour leur sécurité, ils peuvent éviter intentionnellement les personnes qui viennent de leur pays. Les personnes réfugiées LGBTQ réinstallées dans des zones où existe une communauté LGBTQ visible, si petite soit-elle, parviennent à trouver des espaces perçus comme sûrs. La participation aux Pride a été décrite comme libératrice par des personnes réfugiées à Grenoble et au Mans. À l’inverse, les personnes installées dans des zones moins denses et sans communauté LGBTQ visible éprouvent un isolement extrême, même si des services destinés aux réfugiés y sont offerts. Ceci a pu être observé dans la vallée de la Maurienne, en Savoie, où plusieurs personnes LGBTQ sont installées. Leurs villages ont beau être reliés à Grenoble par le train, rejoindre la communauté LGBTQ représente un coût trop élevé vu le montant de leur allocation de demandeurs d’asile. En appliquant une perspective féministe pour comprendre les oppressions structurant ces échelles, nous voyons comment certaines formes d’isolement ne sont pas dues à une indisponibilité de services, mais à leur inaccessibilité : des services généralisés pour réfugiés sont disponibles pour les personnes dispersées en zones rurales, mais ils ne sont pas accessibles aux réfugiés LGBTQ qui craignent de se rendre visibles dans des espaces hétéronormatifs. L’infrastructure de transport est disponible pour relier les zones rurales aux grandes villes, mais elle n’est pas accessible aux personnes à faibles revenus, entraînant souvent une forte dépendance envers les bénévoles locaux et leur soutien à la mobilité. Les conversations individuelles avec les participant·es de notre recherche nous permettent d’observer ces obstacles et nous amènent à questionner comment d’autres formes de différence, au-delà de la sexualité, créent des échelles d’inaccessibilité différenciées.
L’expérience d’Elen, une femme d’environ trente ans ayant fui l’Arménie et arrivée à Nevers par l’Allemagne, est instructive. C’est une forte discrimination en Allemagne qui l’a conduite à demander l’asile en France. Nevers offrait la tranquillité et un réseau de soutien local qui lui fournissait une aide qu’elle n’avait pas reçue auparavant. Cependant, bien qu’Elen apprécie l’accueil reçu à son arrivée à Nevers, celui-ci a été marqué par des difficultés avec les autorités départementales et nationales et un fort risque de répression. Bien que les réseaux locaux aient offert à Elen un soutien juridique et moral, elle a subi des violences genrées dans les administrations. Par exemple un employé de la CAF lui a proposé de « simplement se marier et avoir un bébé avec un Français » pour obtenir le droit de rester en France . Les relations personnelles d’Elen à l’échelle locale lui ont donné accès à un soutien qui lui était refusé à l’échelle départementale, et son anonymat à l’échelle départementale l’a rendue vulnérable à des formes de violence hétéronormatives, suggérant que son potentiel reproductif est une meilleure raison de protection que ses droits humains. Surtout, ces échelles existent simultanément sur le même territoire, rendant cet espace d’accueil hors métropole bien nuancé.

Ambivalence
Cette négociation entre reconnaissance et anonymat, telle qu’expérimentée par Elen, fait écho à de nombreuses autres entendues lors des entretiens avec des personnes exilées. Nos données révèlent que dans les espaces hors-métropole, les personnes en exil négocient entre le confort de la familiarité au sein d’une petite communauté et le malaise de se démarquer comme « autre ». Par exemple, à Nevers un jeune réfugié qui avait obtenu un titre de séjour après une forte mobilisation d’un collectif local a choisi de quitter Nevers pour Orléans, où il espérait pouvoir vivre anonymement. En revanche, les participant·es à Pirmasens ont fréquemment mentionné leur satisfaction d’être connu·es localement par opposition à des expériences antérieures dans de plus grandes villes où ils se sentaient plus déshumanisé·es. Les réfugiés LGBTQ confient qu’ils révèlent leur orientation sexuelle de manière sélective en fonction des espaces où ils se trouvent. Une Algérienne à Grenoble s’affichait en tant que lesbienne à son domicile parce qu’elle avait rencontré son hôtesse française par le biais d’une association LGBTQ, mais elle cachait sa sexualité aux bénévoles français du Secours Catholique. À l’inverse, une Ivoirienne vivant à Grenoble avec une connaissance ivoirienne cachait sa sexualité à la maison tout en affirmant qu’elle se sentait complètement en sécurité pour exprimer sa sexualité dans les espaces publics de la ville. Cela met en lumière la diversité de nature de l’espace vécu dans les espaces hors-métropole.
Nous avons observé une ambivalence similaire dans la manière dont les participant·es désiraient une protection internationale tout en étant conscient·es de la manière dont le racisme et le sexisme traversaient l’administration de l’asile. Quant à Elen, elle a obtenu un poste en CDD au sein même de l’administration locale qui avait été un obstacle à son droit de rester. Un réfugié LGBTQ à Grenoble a compris qu’il ne traverserait pas la rue au feu rouge comme peuvent le faire certain·es Français·es sans grande conséquence, tandis qu’il avait peur que cela puisse affecter sa demande d’asile. Tout en se sentant sous contrôle permanent, il recherchait tout de même la protection du système qui le ciblait. Ces deux personnes comprennent leur position dans leurs lieux d’accueil, mais tandis qu’Elen voit son autonomie à Nevers comme une victoire contre un système qui « ne voulait pas d’elle », le second, à Grenoble, a vécu la sienne comme un état de précarité. Une lecture féministe de ces situations nous permet de mettre en lumière les ambivalences de leurs expériences individuelles, à relier aux facteurs structurels qui les entourent et aux contextes spatiaux de leurs lieux d’accueil. Elle nous permet également de mettre en valeur l’agentivité qu’ils exercent en naviguant dans leurs espaces d’installation.

L’agentivité
Nos travaux de recherche rendent visible le pouvoir d’agir, ou « l’agentivité », des personnes réfugiées en enquêtant sur la façon dont elles se saisissent de l’espace dans des zones en dehors des centres urbains. Nous pensons que de telles enquêtes sont cruciales étant donné la présence variable des réseaux de soutien aux réfugiés dans ces environnements. L’analyse des échelles de l’intime offre une lecture de l’accueil à partir des usages de l’espace et de l’appartenance du point de vue de celles et ceux qui y arrivent.
L’agentivité c’est la capacité à mener une vie considérée comme précieuse [5] : « [l]es idées d’activité et de capacité sont partout, et il n’y a pas de culture dans laquelle les gens ne se demandent pas ce qu’ils sont capables de faire et quelles sont les opportunités qu’ils ont pour fonctionner » [6] . L’agentivité ne concerne donc pas exclusivement la participation politique ou la sécurité économique, mais la liberté individuelle de façonner sa vie, en opposition à des facteurs structurels légaux, économiques ou spatiaux.

© Abdul Saboor

Les discours sur les réfugiés·es effacent souvent leur autonomie d’action et oscillent entre la sécurisation et la victimisation en construisant les réfugié·es comme des bénéficiaires passifs de l’aide. Une telle représentation occulte les nombreuses façons dont les personnes nouvellement arrivées exercent leur agentivité.
Les psychologues travaillant avec des réfugié·es ont tendance à pointer comme « principal problème » le fait que les individus ne sont pas aux commandes de leur propre vie. Cependant, notre perspective analytique a fourni des preuves des différentes manières dont les personnes nouvellement arrivées exercent leur agentivité.
Les personnes réfugiées en France disposant de ressources financières limitées pour subvenir à leurs besoins pendant la procédure d’asile, il leur est souvent impossible de quitter leurs communautés d’accueil. Pourtant, certain·es développent des stratégies pour surmonter cette immobilité imposée. Un réfugié LGBTQ à Grenoble utilisait l’application mobile Grindr pour rencontrer des personnes dans des grandes villes à travers la France qui lui achètent ses billets de train pour se rendre chez eux, échangeant ainsi la ressource dont il disposait, son corps, contre la mobilité. Il a décidé d’utiliser sa sexualité comme une ressource pour dépasser son lieu d’accueil. De telles formes intimes d’exercice de l’agentivité peuvent également prendre la forme d’un plaidoyer politique, comme ce fut le cas pour Gloria dans la ville d’Akron, qui considère son activisme politique indissociable de son expérience de réfugiée : « C’est moi, en tant que réfugiée, qui me suis impliquée pour aider mes compagnons réfugiés [...] quand je suis arrivée en Amérique. J’ai vu ces barrières et je me suis dit, ‘Pourquoi suis-je assise ? Je peux parler’, n’est-ce pas ? Je peux être une intermédiaire ; je peux aider mes compagnons réfugiés et immigrants » . Gloria utilise ses expériences et sa formation en psychologie pour dénoncer la perte d’agentivité. Avec son association, elle a été invitée à intervenir auprès d’organismes régionaux et influence ainsi potentiellement les pratiques d’accueil dans la région.
En utilisant une perspective féministe-queer, nous voyons comment les personnes exilées exercent leur agentivité à diverses échelles, depuis leur corps jusqu’à l’échelle de la solidarité transnationale ; les deux font partie intégrante de la compréhension de l’agentivité des exilé·es dans les lieux où ils sont accueillis, dans la métropole et dans les nombreux espaces au-delà.

Conclusion

Les cadres théoriques queer et féministes semblent un choix pertinent pour étudier les expériences des réfugiés LGBTQ hors métropole, leur utilisation est fructueuse pour explorer toutes les expériences d’installation hors des centres urbains, à l’échelle de l’intime et dans une approche critique des rapports de pouvoir.
Les outils méthodologiques développés avec une approche féministe et queer investissent et interrogent l’intimité, à même de rendre visible la violence pouvant découler de rapports d’hospitalité asymétriques, tout en révélant les multiples manières dont les réfugié·es mettent en œuvre l’agentivité dans les lieux d’accueil et mettent en place des systèmes de soutien locaux dans des zones éloignées des communautés exilées existantes. L’emploi d’un cadre queer et féministe pour analyser l’accueil hors métropole nous permet donc de mieux comprendre la multitude d’échelles dans lesquelles s’inscrit l’installation des réfugié·es,brouillant la binarité urbain/rural. Ces cadres révèlent également l’ambivalence avec laquelle les réfugié·es perçoivent les lieux de l’installation hors métropole, y compris la ligne souvent fine entre le caractère potentiellement paternaliste de certaines structures dédiées à l’accueil et un réseau de soutien caractérisé par la proximité et la familiarité. De plus, nous pouvons voir comment les réfugiés utilisent leur agentivité pour atteindre des objectifs au-delà de l’intégration économique ou des considérations ethnoculturelles, trouvant souvent des moyens de contourner les limitations imposées par les dispositifs d’accueil. Alors que de plus en plus de recherches se tournent vers l’étude de l’accueil hors métropole, les cadres queer et féministes seront utiles pour comprendre la singularité et diversité de ces lieux.

[1Cet article se concentre sur les réfugié·es compris·es comme personnes ayant fui leur pays d’origine - indépendamment de leur statut.

[2William Berthomière et al., « L’accueil des exilés dans les espaces ruraux en France », Revue européenne des migrations internationales, n° 3, 2020.

[3Cristina, Del Biaggio, Leila Giannetto, et Noûs, « Refugees and Mountain : Introduction », Revue de géographie alpine,108-2, 2020.

[4Norma Schemschat, Réfugiés et revitalisation : Accueil et transformation des lieux dans des conditions de décroissance urbaine (PhD Thesis), ENS-PSL Paris, 2023.

[5Amartya Sen, Development as Freedom, Oxford University Press, 2001

[6Marta Nussbaum. « Capabilities as fundamental entitlements : Sen and Social Justice », Feminist Economics, vol. 9, n° 9, 2003.