N°142

Editorial

par Philippe Hanus

« On se parlera mieux
Sans lance-flamme dans les yeux
Hache plantée en terre
Remballez la vipère »

« Avec les autres » Dominique A, 2022.

Un panneau portant l’inscription « village accueillant » à l’entrée de toutes les communes d’Europe ? Tel est le vœu formulé, au lendemain de sa victoire en justice, par Domenico Lucano. En 2021, cet ancien maire de Riace en Calabre, rendu célèbre par sa politique volontariste dans l’accueil des exilé.e.s à l’aube du XXIe siècle, avait été condamné à une lourde peine de réclusion pour « association de malfaiteurs aux fins d’immigration irrégulière ». Aux dires du principal intéressé, son acquittement a une portée significative : il atteste que l’hospitalité est enfin reconnue « comme une solution et une renaissance » pour les régions rurales du sud de l’Italie en voie de désertification [1] . Et Domenico Lucano de rappeler, dans un entretien à Mediapart, que « l’ennemi n’est pas l’étranger ou celui qui lui vient en aide. Ce n’est autre que cette nouvelle vague de fascisme qu’il y a en Europe et dans le monde, qui ne cherche qu’à fermer les frontières et à créer des forteresses » [2] .
À quelques semaines des élections européennes, la focalisation du débat public sur les thèmes de prédilection de l’extrême-droite, semble hélas lui donner raison [3] . C’est au rythme frénétique des « flashs info », qu’une telle propagande pénètre désormais toutes les strates de la société, sur fond de confusionnisme idéologique et de ressentiment. Faiseurs d’opinion de la sphère médiatique et nouveaux influenceurs de l’arène numérique se relaient activement pour encourager les attitudes xénophobes [4] et justifier certaines agressions racistes, comme en témoigne l’instrumentalisation, par la mouvance identitaire, du drame de Crépol, près de Romans (Drôme) en novembre dernier ou, plus récemment, la polémique autour de la chanteuse Aya Nakamura, jugée indigne de représenter la France lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques. Dans un tel contexte d’hystérisation du débat public, certains responsables politiques sont tentés de donner aux dispositifs pulsionnels (restriction des libertés publiques, violences sécuritaires, etc) une urgente priorité au détriment des motifs de justice et d’égalité, au fondement de l’idéal démocratique. On peut donc légitimement s’interroger sur la dissonance entre l’héritage philosophique et culturel dont se réclame l’Europe, avec ses principes universalistes, et les pratiques biopolitiques, discriminantes, inégalitaires et xénophobes qui caractérisent ses politiques migratoires [5] .

Depuis quelques années cependant, en réponse à l’incurie des États en matière de politique d’accueil et de lutte contre les discriminations, une exceptionnelle mobilisation citoyenne, par et pour l’hospitalité, a vu le jour au sein des villes et des territoires ruraux. De Briançon à Calais, un archipel d’associations et collectifs informels de bénévoles sont en effet parvenus à construire une « éthique du transit » [6] avec les personnes en situation d’exil. Celle-ci prend la forme d’un «  faire avec  » qui est déjà un «  faire autrement  », susceptible d’élargir l’horizon des possibles. La ferveur de celles et ceux qui en appellent à l’insurrection des consciences, n’est-elle pas communicative ? Engagée dans l’accueil d’un groupe d’exilés et de bénévoles à Baïgorri (pays Basque), l’écrivaine Marie Cosnay explique que « la ferveur est donnée par le réel, par ce qui se passe pour de bon quand nous sommes ensemble. Dans le réel qui déjoue les fantasmes » [7] . Ce sont en effet les interactions entre « vraies personnes » qui prévalent et rendent toute rencontre possible, réelle, ordinaire même, rappelle l’anthropologue Michel Agier : « Au lieu de se raidir il est alors possible que cette altérité se réduise progressivement et que l’interconnaissance augmente de part et d’autre : la langue, les goûts et les croyances, les façons de faire, les modes de vie en général, s’échangent, se discutent, se réapprennent et se transforment » [8] . C’est précisément ce type de situation que dépeint le dernier film de Ken Loach, The Old Oak, du nom d’un pub devenu le théâtre d’une difficile rencontre entre un groupe d’habitants déclassés d’une petite ville minière du nord-est de l’Angleterre et des exilés syriens. La caméra empathique de Loach met en lumière l’amitié qui lie, au fil du temps, Yara une jeune exilée et Ballantyne, le patron du bar défraîchi, haut lieu de la vie sociale du bourg. Leur improbable rencontre va mettre fin au climat hostile aux exilé.e.s qui régnait au sein d’une partie de la population locale, prête à en découdre avec les « hordes d’envahisseurs ». Cette petite ville anglaise magnifiée par Ken Loach n’est pas sans ressemblance avec Riace.
Plus qu’un geste humanitaire, l’accueil des réfugiés échoués sur ses côtes a permis aux membres de cette collectivité locale en voie de désagrégation de regagner en vie collective. Ces exemples, au-delà de l’utopie dont ils sont porteurs, peuvent nous laisser penser que l’édifice des préjugés et du racisme se fissure lorsque la relation entre les personnes devient effective et vécue, se substituant aux représentations fictives que l’on projette sur l’autre.

[1Dans le documentaire Un paese di Calabria (2017), Shu Aiello et Catherine Catella tissent des liens entre l’émigration italienne d’après-guerre et la nouvelle page de la migration en train de s’écrire, lorsqu’elles donnent à entendre en voix-off le récit d’une femme, son départ de Riace pour la France soixante ans plus tôt. Cette voix est en quelque sorte une mémoire collective, mais aussi une conscience

[3Félicien Faury, Des électeurs ordinaires. Enquête sur la normalisation de l’extrême droite, Seuil, 2024.

[4Le 29 septembre 2023, Pascal Praud, chroniqueur vedette de la chaîne Cnews, a insinué que les punaises de lit auraient pu être diffusées en France par les personnes en migration.

[5Camille Louis, Etienne Tassin, « L’Europe au prisme de son rapport aux autres », Noesis, 30-31, 2018, p. 249-264.

[6L’éthique du transit, est marquée par le faire ensemble : réparer, embellir, coopérer pour rendre vivable cet espace de relégation. Sophie Djigo, Les migrants de Calais. Enquête sur la vie en transit, Agone, 2016.

[7Marie Cosnay, Jours de répit à Baïgorri, Créaphis, 2016.

[8Michel Agier, « Préface », in Vivre sous la menace. Les sans-papiers et l’État, Stefan Le Courant, Seuil, 2022.