Les miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs
(arts, littérature, philosophie)
Seloua Luste Boulbina
les presses du réel, 2018

Il est des livres dont, une fois achevée leur lecture, on se dit : bien des concernés par leur objet devraient les lire. Ils combinent intelligence et sensibilité et nous font accéder à une vision plus large que les arguments (de toutes disciplines ou acabits) que l’on nous assène. Les miroirs vagabonds en est un. S’il est un thème, vagabond en effet, c’est bien la décolonisation des savoirs. Non pas la décolonisation tout court (à la fois réalisée et bien souvent non véritablement acquise !) mais la décolonisation des savoirs, et donc au fond des imaginaires (la plus pertinente sans doute des décolonisations). S. Luste Boulbina (philosophe, théoricienne de la décolonisation) n’est pas évidemment la seule à se coltiner cette affaire, mais elle le fait avec une sensibilité (ou une philosophie) qui va au-delà d’un savoir sur le savoir ou d’une lecture surplombante. Car la chose n’est ni derrière (en post) ni devant (en pré ou en programme) mais tout simplement en cours, à l’œuvre dans nombre d’œuvres qui s’en emparent, en « arts, littérature, philosophie » mais aussi en toute autre discipline ou d’autres activités sociales, militantes, syndicales… Ce numéro même en témoigne !
Les miroirs vagabonds, c’est Corneille qui le dit dans Andromède, exergue choisi par l’auteure : « Vénus sortit du sein de l’onde, Et promit à ses yeux la conquête du monde, Quand elle eut consulté sur leur éclat nouveau, Les miroirs vagabonds de son flottant berceau ». Et, comme un exergue dans l’exergue, cette note qui rappelle que « Dans la mythologie grecque, Andromède est une princesse éthiopienne. Enchaînée nue à un rocher près du rivage, sacrifiée à un monstre marin, elle est aperçue par Persée qui la sauve et l’épouse ». Là est bien le travail de l’imaginaire, vagabond entre ses miroirs, flottant dans ses berceaux. Il « donne aux mots une autre forme, un autre agencement » (autre exergue introductif du livre, de Sinzo Aanza, Pertinences citoyennes). Et c’est le défi de l’auteure : donner à « la décolonisation des savoirs » une autre forme vocale et un autre agencement des idées. Une (im)pertinence combien salvatrice ! On en sort « agencé » (ou décolonisé autrement dans sa tête). Les espaces-temps de la décolonisation véritable engendrent un « entre-monde » où les formes des uns et des autres s’entremêlent. On croirait entendre là la réplique d’un « Tout-Monde » aussi toujours conflictuel que créateur, dans ses conflits mêmes, d’un nouveau monde que bien des pratiques artistiques montrent et démontrent. La décolonisation des savoirs, des esprits, des imaginaires est un mouvement qui n’a rien à voir avec des repentances ou des lamentations. Il a tout à voir par contre avec les intelligences qui ouvrent les chemins de leurs dépassements.
Il faut laisser au lecteur.trice la découverte de ces chemins (c’est ainsi que ce genre de livre interpelle : à appeler précisément à les découvrir !). Le rappel de la table des matières suffirait cependant à en indiquer quelques jalons qui donnent aux mots une « autre forme » pour dire la « décolonisation des savoirs ». Cela commence par « un éloge de la désorientation » (il faut bien perdre le nord pour se réorienter autrement) ; s’invite ensuite « un accent étranger » (ces joliment dits anges du bizarre) qui préludent à la « Créolisation » (entre performance et prophétie ou comment être citoyen de l’œuvre et du monde) ; le chapitre suivant entrouvre « Les portes » (entre ouverture et fermeture et aussi tous les porte-à-faux hérités des rencontres manquées d’hier) ; en somme, il faut savoir à la fois « surtout chanter », porter « à l’état nu » les imaginaires (où la littérature est reine) et savoir « prendre le large » (dans ces espaces flottants où les entre-mondes ne coïncident ni avec le lieu de départ, ni avec le lieu d’arrivée). Et enfin « Savoir s’affranchir du « mauvais » genre », car le corps – et donc le genre – est en question dans la décolonisation. Dès le sommaire donc, ce travail « donne aux mots une autre forme » et c’est jubilatoire !
Le chapitre conclusif invoque Nietzsche en exergue : « Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire ». Une manière de signifier qu’il faut savoir « Dépasser le passé ». La décolonisation des savoirs n’est pas un post-savoir insomniaque ou perpétuellement ruminant mais bien un dépassement qu’il faut savoir opérer : en « reprenant la main » sur le passage des « frontières entre les mondes ». C’est ce que les arts, la littérature et la philosophie nous apprennent à faire et aussi à mieux entendre ce que la réalité crue desdites « migrations » nous jette aujourd’hui sous les yeux. Et c’est oui, intelligent, sensible et jubilatoire !