N°140

Etrangers : La chasse est ouverte...

Mobilisation hostile aux migrants à Chomérac - L’instrumentalisation des territoires ruraux par l’extrême droite

par Morane Chavanon

Le projet de loi « pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration » porté par le Ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin est le 29ème texte de loi consacré à l’immigration depuis 1981. Les textes se succèdent et s’inscrivent dans une ligne toujours plus sécuritaire. Le passage de Nicolas Sarkozy au Ministère de l’Intérieur dès 2002 entérine cette orientation qui marquera la production législative ultérieure. Exponentielle, cette dernière s’explique moins par la volonté des gouvernements successifs d’apporter des solutions pour élaborer une politique d’accueil qu’en raison de la forte politisation du sujet de l’immigration, assortie de rendements médiatiques garantis. Bien souvent, la part locale de cette politisation est occultée ou ramenée au décompte des scores importants réalisés par l’extrême droite aux différents scrutins électoraux. En réalité, d’autres dynamiques se jouent dans les territoires locaux, notamment les espaces ruraux, qui témoignent d’une réalité plus complexe que la représentation d’une hostilité ontologique des campagnes envers les migrant.es véhiculées par des analyses paresseuses. En 2016, les mobilisations qui ont agité Chomérac, petit bourg d’Ardèche peuplé de 3000 habitant.es, éclairent les logiques complexes des formes locales de politisation de la question migratoire.

Retour sur l’année 2015

Médias et responsables politiques parlent alors de « crise migratoire » pour désigner l’augmentation du nombre de demandeurs et demandeuses d’asile des suites de la guerre en Syrie, pris en charge dans une offre d’accueil indigente, ce qui entraîne la multiplication des campements dans l’espace public parisien. Non loin, la « jungle » de Calais concentre également l’attention publique, partagée entre une rhétorique de la saturation défendue à la droite de l’échiquier politique, au gouvernement sous la présidence de François Hollande, et dans plusieurs médias, tandis que les associations pointent la responsabilité de l’État dans l’indignité des conditions d’accueil réservées aux personnes exilées. Les drames qui marquent leurs tentatives de rejoindre l’Angleterre, un projet au cœur des aspirations migratoires des habitant.es de la « jungle », l’insalubrité des lieux et le harcèlement policier sont dénoncés par les bénévoles, tandis que ce sont les tensions avec les riverain.es qui sont dramatisées dans les médias et les discours de nombreux responsables politiques. Un impératif s’impose aux yeux des pouvoirs publics : le démantèlement de la « jungle ». Compte tenu du fait que les personnes ne sont pas expulsables en raison des risques qu’elles encourent dans leur pays (beaucoup d’irakien.ne.s et d’afghan.e.s) la solution employée est leur dispersion sur le territoire national, en vue de « construire l’acceptabilité à distance » comme l’écrit Yasmine Bouagga [1] . Même si le Dispositif national d’accueil (DNA) s’appuyait déjà sur les départements pour répartir les demandeurs et demandeuses d’asile, cette idéologie de partage du fardeau s’affirme beaucoup plus fortement avec la réforme de l’asile promulguée le 29 juillet 2015. Derrière l’augmentation des moyens prévus pour accélérer le traitement des demandes d’asile et augmenter le nombre de places d’hébergement sur l’ensemble du territoire national, l’idéologie au principe de cette réforme entérine une conception déshumanisée des personnes migrantes, réduites à des flux qu’il faut endiguer et des stocks qu’il faut gérer en garantissant leur moindre visibilité et sans leur laisser la possibilité d’exprimer leur choix. Elle s’accompagne d’une mise en lumière inédite des territoires locaux, notamment les espaces ruraux, vus comme des espaces disponibles, moins soumis à la « pression migratoire », où le prix du foncier est moindre, à même de désengorger les métropoles, en premier lieu Paris. On crève l’abcès migratoire par la dispersion spatiale. En septembre 2015, envisagées comme les rouages de cette nouvelle orientation politique de l’accueil, les communes ont été sollicitées par l’État pour participer à la prise en charge des « réfugié·es » dans un « contexte d’urgence humanitaire » [2] .

ras le front
ras le front

Un soutien financier était prévu pour aider les communes volontaires à ouvrir des places d’hébergement à destination des demandeurs et demandeuses d’asile. Un « jeu de questions/réponses » était mis à disposition des maires, révélateur de la représentation des territoires locaux pour les élites nationales. Deux de ces questions : « De quelle nationalité seront les demandeurs d’asile et les réfugiés que j’accueillerai dans ma commune ? » et « Puis-je choisir l’origine de ceux que j’accueille ? » démontrent le présupposé d’une intolérance patente dans les petites communes, qui est en réalité l’illustration de l’ethnicisation de l’asile produite dans le débat public et les discours politiques successifs depuis plus de 20 ans, comme l’a bien montré le traitement très favorable qui a été réservé aux réfugié.es ukrainien.ne.s avec l’application de la « protection temporaire », un dispositif jamais activé jusque-là.
Avant son démantèlement final en octobre 2016, le même procédé consistant à répondre aux enjeux de la question migratoire par la dispersion spatiale des migrant.es est employé pour vider la « jungle » de Calais. A cette fin, on crée un autre dispositif dans le secteur de l’hébergement d’urgence : les Centres d’accueil et d’orientation (CAO). Leur création sera effective dès novembre 2015 via une note ministérielle qui nous apprend que les CAO étaient à l’origine prévus pour les demandeurs et demandeuses d’asile « en besoin manifeste de protection » – démontrant le soupçon d’État au principe de ses politiques migratoires – relocalisé.es depuis d’autres CAO, encore appelés « hot spots », c’est-à-dire des centres de tri et de réorientation pour des migrant.es arrivé.es en Italie et en Grèce, dont il faudra garantir que les « personnes [soient] identifiées et enregistrées » [3] . Dans les faits, ces centres ont servi à désengorger Calais. Là encore, une aide aux communes était prévue pour créer des places d’hébergement. Les préfectures pouvaient les solliciter et les acteurs locaux (élus, bailleurs, particuliers…) pouvaient également faire remonter à l’État leurs possibilités en matière de logement et de places disponibles. Cette réutilisation des CAO pour accueillir les migrant.es concentré.es dans le Nord de la France, apparaît dans une nouvelle note ministérielle datée du 7 décembre 2015, adressée cette fois aux préfets de police, préfets de région et préfets de départements. Elle vise à compléter la première en désignant les « migrant.es vivant dans le Calaisis et le Dunkerquois », où la « situation » est présentée comme « exceptionnellement difficile », et valorise la « mobilisation exceptionnelle de l’État » avec des « orientations [qui] se poursuivent à un rythme quotidien ». Le terme « orientation » étant jugé préférable à celui d’expulsion. Le but des CAO est d’« offrir un temps de répit aux migrant.es » et les amener à « reconsidérer leur projet migratoire », c’est-à-dire les dissuader de tenter de rejoindre l’Angleterre, qui juge la France responsable de leur sort. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la mobilisation xénophobe qui a marqué la vie locale de Chomérac.

La valeur électorale de l’immigration
Des enquêtes en milieu rural ont pu montrer que certains maires de petites communes s’étaient montrés favorables à l’accueil de migrant.es au cours de cette séquence temporelle de 2015-2016 [4] . Mais ce ne fut pas le cas partout. Pour autant, il est impératif de se départir du cliché de l’hostilité ontologique des campagnes comme ressort explicatif. Ce qui s’est joué à Chomérac en 2016 montre que l’hostilité locale envers les migrant.es est le fruit d’un travail politique, en l’occurrence mené par le Front National (Rassemblement National depuis 2018), pour leur permettre d’exister dans des territoires dont ils se revendiquent alors qu’ils n’ont aucune existence sur le terrain. L’immigration est pour eux un bien symbolique dont ils doivent faire fructifier la valeur électorale en créant des artefacts et s’arrogeant le monopole de la voix des campagnes. Le 22 octobre 2016, les rues de Chomérac se remplissent de quelques 75 personnes [5] , défilant sous le slogan « Non aux migrants en Ardèche ». Un cri du cœur de la population ? Non, la manifestation a été organisée par les représentants locaux du FN, en particulier Céline Porquet, conseillère régionale et secrétaire départementale du FN en Ardèche. Dans la presse locale, C. Porquet dit avoir choisi Chomérac plutôt que Privas (la préfecture du département, peuplée d’un peu plus de 8000 habitant.es) pour « se faire le porte-parole des communes rurales ». Cette initiative politique ne repose sur aucune sollicitation de la part de la population locale, les militant.es FN étant largement absent.es du territoire, comme nous l’a confié par téléphone une militante PCF, conseillère municipale de l’opposition à l’époque, et qui se voit confirmée par d’autres enquêtes [6] .

non à la loi darmanin
non à la loi darmanin

Agissant hors sol, ces cadres du FN s’auto-proclament porte-paroles des territoires ruraux dans un réflexe proprement élitiste consistant à s’approprier le pouvoir de parler au nom d’une prétendue opinion populaire qu’ils contribuent à fabriquer. En effet, pour comprendre ce qu’il s’est joué à Chomérac, il faut porter le regard vers les arcanes du conseil de la Région Auvergne-Rhône-Alpes (AURA), sur les bancs duquel les élu.es FN ont conçu leur stratégie politique d’instrumentalisation des territoires ruraux dans ce contexte de répartition nationale des migrant.es. En 2016, le groupe des élu.es FN au conseil régional est passé de 15 à 34 membres, ce qui lui permet de se présenter comme « l’un des groupes les plus puissants de la région » [7] . Son chef de file, Christophe Bourdot, qui succède à l’ancien député européen Bruno Gollnisch, son « mentor et ami », se saisit du plan de répartition des exilé.es vivant à Calais pour s’affirmer sur la scène politique locale, au moment où ce plan prévoyait l’arrivée de 1784 personnes en région AURA (dont 60 en Ardèche). Les élus FN du conseil régional dénoncent la volonté de l’État de créer des « mini-jungles » et déposeront un vœu au conseil pour appeler les élus locaux à faire connaître leur opposition aux préfectures de la région et à organiser des référendums sur le sujet dans leurs villes. Ce vœu étant déclaré irrecevable par le président de la région Laurent Wauquiez, dont l’hostilité envers l’accueil des migrant.es fut largement publique, les élu.es FN l’accusent de « mieux se réserver et dans des termes similaires le sujet ». L’accueil des migrant.es apparaît comme une pomme de discorde électorale à la droite de l’échiquier politique, chacun cherchant à se montrer plus xénophobe que l’autre. Les élu.es FN vont plus loin et essaient d’encourager les maires de la région à refuser cet accueil en les invitant à signer une charte intitulée « Ma commune sans migrants », rédigée en toute verticalité. La rhétorique mobilisée dans cette charte n’est pas absente des débats contemporains autour de la loi Darmanin. Les motifs de refus exposés sont le « coût financier et social » de cet accueil, les troubles à l’ordre public que générerait l’installation de « camps de migrants », alors qu’on parle d’une aide financière pour les communes afin de créer des places d’hébergement dans des CAO, les risques que ceux-ci soient « infiltrés » par des « djihadistes », et pour finir l’arrivée de 1784 personnes est pointée comme une « immigration massive ».

Le piège sémantique
La production de ces artefacts s’est aujourd’hui tristement banalisée, comme en témoigne les discours qui entourent ce nouveau projet de loi. Et c’est pour feindre le partage de cette idée dans les territoires ruraux, que l’élue frontiste ardéchoise sollicite le maire (UDI) de Chomérac pour organiser une manifestation dans sa commune, créant a posteriori une adhésion censée avoir présidé à la rédaction de cette charte. Mais Chomérac, dont l’histoire est marquée par le souvenir d’un camp où furent interné.es de 1939 à 1940, dans des conditions dramatiques, des « rouges espagnols », c’est-à-dire des républicain.es qui ont fui le régime dictatorial de Franco (1894 réfugiés espagnols répartis dans onze « camps d’hébergement » en Ardèche) [8] , a vu l’organisation d’une contre-mobilisation en faveur de l’accueil, revendiquant justement : « Il y a, en Ardèche, des gens qui n’ont pas la mémoire courte, des femmes et des hommes dignes, solidaires et responsables » selon le communiqué unitaire publiéJ [9] . Portée par 17 organisations (dont RESF 07, le MRAP 07, la Confédération paysanne, la CGT, le PCF 07…), cette mobilisation a rassemblé 350 personnes, soit quatre fois plus que celle organisée par le FN. Elle s’est tenue un peu à l’extérieur du village, « par peur de la violence et de la confrontation physique » comme nous l’a expliqué la conseillère municipale citée plus haut.

campagne des identitaires français
campagne des identitaires français

Cet épisode a laissé des traces dans la vie politique locale, comme nous l’a appris l’étude des archives municipales où se lisent les échos de cette séquence migratoire. En 2015, au plus fort de la « crise des réfugié.es », lorsque l’État en appelle aux communes pour accueillir des « réfugié.es » en fonction des disponibilités de leurs parcs de logements, le maire de Chomérac (en poste depuis 2014 et proche de Laurent Wauquiez) oppose un refus. Il fait valoir que la commune n’a pas les moyens d’un tel accueil. Il légitime le partage de son opinion au sein du conseil municipal en s’appuyant sur l’évocation d’un groupe de travail ad hoc que le maire a réuni informellement avec les élu.es de la commune, ce qui est dénoncé par l’opposition de gauche [10] . L’argument du manque de moyens est fallacieux car le statut de réfugié donne l’autorisation de travailler, apparaissant comme une possibilité de redynamiser des villages souvent en proie à une désertification, une importante vacance commerciale ou une forte saisonnalité à l’image du reste du département de l’Ardèche. Quelques mois plus tard, au moment où les élus FN lancent leur charte xénophobe, il est contacté par le parti qui veut organiser une manifestation à Chomérac, ce qu’il autorise. Si le maire refuse toute « accointance avec le FN » [11] , il reconnaît ce parti comme « légal et légitime car il a des élu.es », donnant à voir la réussite de sa stratégie de dédiabolisation puisque son association au fascisme n’est plus consensuelle. Il a « appris par mail qu’une manifestation anti-migrants allait se dérouler à Chomérac […] il a téléphoné à Mme Porquet, élue du Front National et organisatrice de la manifestation, pour lui demander la raison du choix de Chomérac. Mme Porquet a dit que Chomérac possédait un comité d’accueil de migrants qui communiquait beaucoup ». Ainsi, pour le FN il faut occuper le terrain dès lors que l’hospitalité s’organise, comme le montre la multiplication des collectifs d’accueil dans les territoires ruraux [12] .

camapagne du NPA
camapagne du NPA

Territoires ruraux hospitaliers
En effet, la contre-manifestation unitaire qui s’est organisée spontanément à Chomérac montre que la cause de l’accueil est aussi partagée dans les espaces ruraux. Pour les personnes rassemblées, qui se reconnaissent comme « citoyen-ne-s attaché-e-s au respect des droits de l’homme », l’enjeu était de rappeler l’État à sa responsabilité, notamment en tant que signataire de la Convention de Genève de 1951 relative au statut de réfugié, « d’accueillir dignement et dans de bonnes conditions celles et ceux qui y cherchent refuge » [13] . Ils rappellent que « ce sont moins de 1800 personnes qui doivent être accueillies dans la région Rhône-Alpes Auvergne qui compte presque 8 millions de personnes... On est très loin d’une invasion ! ». Si ce discours a le mérite de démonter la rhétorique du FN, promue assez largement dans l’espace politique et médiatique, il montre également le piège sémantique dans lequel ce parti a enfermé le débat autour des questions migratoires. L’épisode de Chomérac, n’est pas isolé dans les territoires ruraux, comme en témoigne la mobilisation xénophobe à Allex, dans le département voisin de la Drôme, également à l’initiative du FN. Pour autant, lorsque l’on s’attache plus en profondeur aux réalités locales, on voit que les territoires sont aussi travaillés par des dynamiques d’hospitalité, discrètes, se nichant dans les pratiques (un hébergement chez soi pendant quelques nuits, un transport en voiture, quelques cours de français…), et expliquant que des contre-manifestations de plus grande ampleur répondent à ces tentatives d’instrumentalisation. Ainsi, si tout combat politique comporte une part symbolique, il est urgent de se réapproprier les termes du débat migratoire en s’appuyant sur les expressions locales et concrètes de solidarité qui existent dont les territoires ruraux, prisonniers de représentations stéréotypées (« fachos », « beaufs »…), dont ce sont les partis d’extrême droite qui font leur miel électoral.

[1Yasmine Bouagga, « Politiques de l’urgence et bricolages humanitaires. Genèse des « centres d’accueil et d’orientation » dans la crise calaisienne », Revue européenne des migrations internationales, 2020/2 Vol. 36-2.

[2Ministère de l’Intérieur, « Livret d’information des maires », 12 septembre 2015.

[3Ministère de l’Intérieur et Ministère du Logement, égalité des territoires et ruralité. Note du 9 novembre 2015.

[4Ministère de l’Intérieur et Ministère du Logement, égalité des territoires et ruralité. Note du 9 novembre 2015

[5Emilie COUDRAIS, « Les pro-migrants plus nombreux que les anti », Le Dauphine libéré, 23 octobre 2016.

[6Raphaël Challier, Simples militants. Comment les partis démobilisent les classes populaires, Paris, PUF, 2021.

[7Les citations des lignes qui suivent proviennent du journal des élu.es FN en région AURA « La région Patriote ! », daté de novembre 2016.

[8Vincent Giraudier, Hervé Mauran, Jean Sauvageon et Robert Serre, « Des indésirables, les camps d’internement et de travail dans l’Ardèche et la Drôme durant la Seconde Guerre mondiale », Valence, éditions Peuple Libre et Notre Temps, Valence, 1999.

[9e remercie très chaleureusement les militant.es du MRAP Centre-Ardèche et les personnes qui m’ont accordé de leur temps pour échanger autour de cet épisode, délivrant de précieux éclairages, certaines partageant même leurs archives personnelles, notamment le tract unitaire d’appel à la manifestation.

[10Délibération du conseil municipal, 21/09/15.

[11Délibération du conseil municipal, 24/11/16, « questions diverses ».

[12Morane Chavanon, "’Appel à toutes les bonnes volontés pour organiser l’accueil’. Relocalisation de la question migratoire et nouvelles mobilisations en milieu rural", op. cit.

[13Tract unitaire de la contre-manifestation unitaire cité plus haut.