Le Maire de Saint Brevin-les-Pins, en Loire-Atlantique, vient non seulement de démissionner de sa charge mais de quitter sa ville, suite à menaces et agressions, depuis octobre 2022, de la part de mouvements d’extrême droite. L’objet était le projet municipal d’un Centre d’accueil pour 70 personnes en partenariat avec l’association Merci, dirigée par un responsable lui-même victime d’antisémitisme et menacé de mort. Si le fait n’est plus rare apparemment (nombre d’édiles reçoivent des menaces), à ce point (être en proie à la violence directe exercée contre sa personne, sa famille et ses biens), le fait devient alarmant dans une démocratie. Certes, on en a dit qu’elle était corps « malade », mais, à ce point, il n’est plus seulement blessé mais risque de gangrener. Et que l’objet en soit un lieu d’accueil, cela rajoute à l’inquiétude : c’est contre l’autre (le dit migrant aujourd’hui, immigré hier ou différent par son « origine ») que cette violence est en fin de compte dirigée de la part d’une extrême droite qui en fait son cheval de bataille depuis des décennies.
Au moment même où nous écrivons cet éditorial, des fractions de l’extrême droite (Bastion, Royalistes, GUD, etc.) s’apprêtaient à mener colloque et à défiler à Paris malgré l’interdiction (certes opportune dans le contexte actuel !) par le ministère de l’intérieur. Comme si leur force, ou plutôt leur stratégie, pouvait désormais s’autoriser à défier toute interdiction, ou que la « chose » soit assez banalisée à présent pour que la justice même n’y trouve pas à redire...
De quoi s’agit-il au fond ? Il s’agit d’une fabrique à la fois confuse dans ses discours, « décomplexés » mais à la limite de la légalité, et extrêmement inquiétante dans ses passages violents à l’acte : la mise en « horizon politique » de l’« indésirabilité » (M. Agier), terme paru « au début du XXe siècle... dans le cadre d’écrits racistes et protectionnistes très violents ». Bien des acteurs politiques et de tout bord y participent aujourd’hui confondant le national qui définit l’étranger, comme disait le sociologue Abdelmalek Sayad, et l’idéologie nationaliste qui détermine l’indésirable. Elle prend des figures diverses : d’une « colonialité », persistance dans les imaginaires (S. Luste Boulbina), du façonnage d’une « contre-mémoire » (Ph.Mesnard) et de l’« instrumentalisation des territoires » (M. Chavanon), de la « judiciarisation du discours de haine raciste » (J. Karsenty) et même de l’« appropriation » de la pensée de Gramsci par l’extrême droite (J.-C. Zancarini)... En somme d’une scène ou d’une « stratégie de la peur » (B. Guichard), et plus largement d’une angoisse (alliage du confus et de l’inquiétant) politiquement entretenue.
Il y a six mois, l’argumentaire de ce numéro posait cette question : « Au croisement des mouvements migratoires et de la re-montée fulgurante des nationalismes ces dernières décennies, en Europe et ailleurs, l’histoire balbutie-elle ? ».
On sait que les migrations des temps modernes se sont inscrites dans des rapports de dominations utilitaires (dans le sillage de la traite puis dans ceux coloniaux et post-coloniaux). Leurs mouvements ressortirent ensuite et plus largement de ce qu’on a appelé la mondialisation (ou la globalisation économique) générant de fait un « nomadisme » généralisé, légitimé dans un sens et délégitimé dans l’autre, en quoi elles demeuraient inscrites dans un rapport de domination, voire toujours marquées par une « empreinte coloniale » (S. Luste Boulbina). Enfin, elles se sont répandues dans une aire de « crise » (économique, environnementale, sociale…) elle-même fruit aporétique de cette mondialisation : l’extension obligée (technologique) des espaces de ses « marchés » et le refus (idéologique) de cette même extension des espaces de vie humains. C’est en quelque sorte le parachèvement (qui demeure un paradigme caché) d’une volonté de domination ou d’exploitation globalisée : des terres, des temps et des têtes. Elle partage le monde en deux espaces à la fois séparés et « inclus » : ouverts aux profits et consommations des uns, les autres devant se contenter de réserves de pauvreté et d’interdictions ou, quand ils sont « dehors », des tolérances des premiers dans leurs lisières, banlieues ou camps.
Or, les « migrations » d’aujourd’hui, à l’instar du « climat », font éclater ce schéma persistant de domination et d’exploitation. Elles alertent sur les limites d’un système qui semble mener le monde droit dans le mur. Se rappelle ici cette fameuse thèse hegeliano-marxiste : « la quantité se transforme en qualité » : l’excès d’exploitation de la terre transforme les potentialités mêmes de celle-ci, et l’excès de domination de l’homme transforme ses rapports et réalités anthropologiques… S’il y a encore des sourds à ne pas l’entendre, il y a surtout toute une politique (sceptique ou négatrice par calcul et intérêts à courte vue) qui s’ingénie, au nom de la nation, à ne pas le faire entendre. Elle pervertit l’idée même de peuple quand elle se dit populiste, avilit l’idée de nation quand elle se dit nationaliste, souille l’idée d’intégrité quand elle se dit intégriste ou fondamentaliste, et, à présent, elle s’affiche ostentatoirement néo-fasciste… Elle fait le lit de ces nébuleuses que l’on appelle les extrêmes droites. Multiformes dans leurs accoutrements, elles ont un point commun : la haine de l’autre (d’origine, de culture, de genre, de croyance...), et pour méthode, la même vieille recette : faire de cet autre un « indésirable » et de fait le désigner comme bouc-émissaire de toutes les angoisses.
Ces stratégies politiques diffèrent évidemment d’un pays à un autre, d’un parti à un autre et même d’une fraction à une autre. Mais toutes délèguent à leurs groupuscules armés, d’une plume ou d’un glaive, le soin de semer le poison de la peur et de la terreur.
Dans l’argumentaire, nous avions mis en exergue cette citation de Gilles Deleuze : « Croire au monde, c’est ce qui nous manque le plus ; nous avons tout à fait perdu le monde, on nous en a dépossédés » (Pourparlers). Propos qui n’a sans doute d’excessif que la dose d’alerte et d’appel à résister. Car, si nous pensons que nous avons déjà perdu le monde, notre engagement n’aura plus de sens. Si nous résistons par contre à en être dépossédés et selon le mot de cet autre poète que nous avons déjà célébré ici : « résister, c’est exister » (Écarts d’identité n° 112, 2008), c’est là répondre de nos traces et de nos écarts, une responsabilité qui immunise contre le retour des spectres de la peur.
N°140
Etrangers : La chasse est ouverte...