Homme de théâtre, romancier et poète né en 1947 au Congo Brazzaville, mort à l’âge de quarante-huit ans, Sony Labou Tansi est l’une des figures de la dénonciation de l’état du monde et de « la tragédie contemporaine des agenouillés, qu’ils soient d’Afrique ou d’ailleurs ». Professeur d’anglais, chef de service à la Direction Générale de la Recherche Scientifique et député, il fonde en 1979 le Rocado Zulu Théâtre de Brazzaville et publie son premier roman : La Vie et demie.
Son roman L’Anté-peuple lui vaut le Grand Prix Littéraire de l’Afrique Noire en 1983. Il reçoit le premier prix de la Francophonie de la SACD pour l’ensemble de son œuvre théâtrale, et le prix de la Fondation Ibsen lui est attribué pour sa pièce Antoine m’a vendu son destin.
Le choix de son nom d’auteur se montre déjà révélateur de ce qui l’anime en tant qu’écrivain et poète. Sony Labou Tansi est le pseudonyme de Marcel N’soni. Sony découle de N’soni (ma honte), nom de naissance donné par son père, éconduit par la femme avec laquelle il aurait préféré avoir un enfant. L’écrivain donnera toutefois un autre sens à Sony : la pudeur. Labou est le nom de son père (Paul Labou). Par homophonie, c’est aussi la boue avec laquelle et dans laquelle Sony affirme écrire et créer. Tansi (la terre natale) fait référence à sa grand-mère, Luttunu Bana Tansi (ils sont partis avec la terre), et est également un hommage à l’écrivain congolais U Tam’si.
Je suis écrivain et nègre. Cela s’impose à moi comme un état civil, comme une identité. Mais je ne serai jamais ce qu’on peut appeler le nègre de quelqu’un. Je suis le nègre qui va loin sur la route des hommes. L’homme qui malgré tout, dit tous les hommes (Sony Labou Tansi)

A propos d’Encre, sueur, salive et sang
Nous sommes cette époque appelée à faire échec aux géographies traditionnelles et aux Histoires, parce que condamnée à comprendre que toutes les cultures sont de contamination et de saveur humaine. (S.L. Tansi)
Encre, sueur, salive et sang est un choix de dits et écrits couvrant la période 1973-1995, année de la mort de l’auteur. Ces textes publiés en 2015 au Seuil donnent à entendre la voix de Sony Labou Tansi, homme de théâtre, romancier, poète, penseur visionnaire et essayiste qui entreprend « d’humaniser une querelle traditionnellement bâtarde, traditionnellement pénible et louche » : la querelle des « races » ou plus spécifiquement « la querelle des différences ».
Pourquoi avez-vous si peur d’apprendre qu’on existe ? Effectivement, je vous le dis, on existe. Si vous avez peur, c’est que vous êtes dans le camp de la catastrophe. C’est que vous fuyez la vie et ça ne suffit pas pour inexister. Ça ne sera jamais tout à fait moi qui parle, mais le monstre en moi. Ça ne sera d’ailleurs jamais tout à fait vous en face, mais la part de monstre en vous endormie, et que je réveille intentionnellement, dans une véritable affaire d’identité. C’est-à-dire que vous n’y verrez clair que si vous avez le pied profondément humain. Je répugne. C’est mon métier.
L’avant-propos « contre la peur de nommer », signé du Togolais Kossi Efoui donne le ton de ce qui s’avère être une tentative d’humanisation des questions de querelles identitaires : c’est toujours l’humain qui importe, au-delà d’un problème noir, ou africain. Il exprimera dans toute son œuvre, à l’instar de Césaire qu’il cite, un désir d’homme universel : J’ai relu plus d’une cinquantaine de fois le Discours sur le colonialisme, je n’y ai trouvé aucun germe de haine, aucun transport de rancune ou d’amertume. Je n’y ai rencontré qu’un humanisme sans complaisance, qui ne fait de cadeau à personne…
Sony Labou Tansi parle d’Afrique comme le logicien et épistémologiste Jean Piaget fondait sa théorie du raisonnement en observant les jeux de ses enfants. L’Afrique n’est pour Tansi que le prétexte, le terrain de jeu où se déploient, comme ailleurs, les forces mortifères vouées au culte du pouvoir, et leur pendant, les forces d’adaptation et de résistance.
… quand la Négritude passe dans la rue, par respect, j’observe une page de silence et je me mets au garde-à-vous. Et quand les miliciens de la polémique me demandent ce que je pense de la Négritude, je réponds : « On ne peut plus arrêter d’être noir. » Et je voudrais qu’en lisant n’importe lequel de mes livres, Senghor s’écrie : « Ainsi je m’étais donc trompé de Négritude ».
On ne saurait donc le réduire, ni au problème africain ou à la question noire, ni à la sphère culturelle de la francophonie. Il refuse d’ailleurs l’appellation d’intellectuel, ceux qu’il nomme avec humour « les ustensiles de cuisine », pour leur capacité à découper, décortiquer, émincer, pour enfin catégoriser toutes les problématiques. Pour Sony, il s’agit avant tout de nommer.
Tout nommer, nommer jusqu’à ce que la gueule démissionne.
Aux identités qu’on aurait voulu lui attribuer, il répondait par une présentation unique : Métier : homme, fonction : révolté.
L’écrivaine et essayiste Annie Le Brun aura d’ailleurs ces mots à propos de Sony Labou Tansi, qu’elle rencontre à Brazzaville : En matière de révolte, aucun de nous n’a besoin d’ancêtre. C’est cela, Sony. Je peux trouver des choses qui m’ont bouleversée chez Sade, Jarry, Roussel… Mais chez Sony, il n’y a pas de filiation car il réinvente complètement le monde à partir de cette réalité qui le révolte. Car pour Sony, un des nœuds du problème se situe justement dans l’assignation identitaire.
...Si je pouvais me définir, je crois que j’arrêterais tout ce que je fais et que je me tirerai une balle dans la tête pour arrêter les choses aussi et ça finirait par là. Mais si je vis, si je respire, si j’ai des contacts avec les autres, c’est parce que je ne sais pas qui je suis.
Et l’impossibilité à le définir de manière exclusive s’étend également à son œuvre et encore plus spécifiquement à cet ouvrage hybride, qu’est Encre, sueur, salive et sang, où se multiplient les registres et les formes littéraires. Mais c’est toujours une pensée lucide qui se déploie, dans une langue qui déferle, comme pour ne jamais être prise de court face à la rapidité de la réflexion.
Son rapport à la langue est organique, son théâtre est qualifié de théâtre sorcier et sa poésie s’étend au-delà des mots. Elle fait appel aux sens dans leur primitivité. C’est une langue qui se vit.
J’écris en français parce que c’est dans cette langue-là que moi-même j’ai été violé. Je me souviens de ma virginité. Et mes rapports avec la langue française sont des rapports de force majeure, oui, finalement. Il faut dire s’il y a du français et de moi quelqu’un qui soit en position de force, ce n’est pas le français, c’est moi. Je n’ai jamais eu recours au français, c’est lui qui a eu recours à moi.
Et même lorsqu’il expose de façon très crue l’horreur de la colonisation ou les dictatures post-coloniales, ou encore lorsqu’il dénonce la « poudrière incontrôlée » qu’est devenue la planète, ou l’avènement du « grand marché de la misère et du dénuement », et son corollaire, la fabrique d’ « un réservoir de terroristes et de désespérés », c’est toujours dans un rapport premier à la poésie, à un ancrage dans l’existence comme existence poétique.
Gaëtan Kondzot et Christof Veillon travaillent à une adaptation théâtrale de ce texte
Gaëtan Kondzot : Je suis né au Congo Brazzaville et suis arrivé en France à l’âge de 9 ans. Je revendique une identité plurielle. Une identité qui embrasserait ce « Tout-Monde » cher à Édouard Glissant. Une identité qui revendique aussi et in fine sa part d’opacité. Dans mon cas, cette pluralité des identités prend sa source en Afrique, au Congo, où je suis né, puis la France et plus précisément à Lyon où je suis arrivé à l’âge de 8 ans. Par mon métier d’acteur et de metteur en scène, mais aussi par le goût des voyages comme un « usage du monde » cette pluralité de mes identités va se déployer là où je peux me sentir chez moi.

La Corse et cette région de la Balagne découverte il y a déjà plus de vingt ans font partie intégrante de ces géographies où je me sens chez moi. Tout comme Oslo ou Rome. Vingt-trois ans à Lyon, puis Paris plus de quinze ans. Des voyages, des envies d’aller vivre ailleurs. Ce sera Rome, New York, Londres, Bruxelles… Je sens comme une évidence le besoin de recommencer ce travail de recherche en Corse et plus précisément à l’ARIA où en 1998 je venais pour la première fois avec Thierry de Peretti.
Christof Veillon est né à Lyon, sur le plateau de la Croix Rousse. Il a vécu et travaillé durant vingt ans à Paris avant de traverser l’Atlantique pour s’installer aux États-Unis, en Géorgie dans une des villes les plus noires et symboliques de l’Amérique, celle de Martin Luther King : Atlanta. Nous nous sommes connus lorsqu’il vivait à Paris. Nous avons joué ensemble dans le Retour au Désert de B.M Koltès avec Thierry de Peretti. Il m’a semblé que l’interrogation posée par Sony Labou Tansi sur ce rapport Afrique-Occident devait au préalable se traduire dans l‘équipe artistique qui travaillerait à cette création. Au-delà des différences, ce qui nous intéresse est la possibilité de trouver un espace d’imaginaires commun au service d’une narration hybride pour une approche plurielle et pluridisciplinaire.
Combattre le désespoir, la suffisance, l’arrogance et la polémique. Voilà certaines des tâches auxquelles Sony nous assigne. Contre le fatalisme et la médiocrité d’une parole et d’une pensée de plus en plus binaires et polémiques, ne reste pour Sony que la place du poète, de l’écrivain, de l’artiste comme celui capable de vaincre la « laideur de la raison par l’inutilité de la beauté ». Voilà
l’utopie de Sony Labou Tansi qui nous convie à être convaincus – comme Kafka ou Jules Verne lui ont appris – que les grands rêves d’aujourd’hui peuvent devenir les réalités de demain.
Ce qui compte en fin de compte-et c’est peut-être notre seule victoire sur l’ignorance c’est la capacité de toute l’humanité de croire en un destin commun. (Gaëtan Kondzot)
Rencontre avec Gaëtan Kondzot à propos de Encre, salive, sueur et sang
Meissoune Majri : Pourquoi le choix de ce texte en particulier de Sony Labou Tansi ?
Gaetan Kondzot : En 2002, j’habitais encore Paris, et je monte Othello de Shakespeare. J’avais déjà monté plusieurs pièces de cet auteur que j’aime beaucoup, mais pour la première fois, avec Othello, j’aborde la question de l’identité. Même si le thème de la pièce ne se joue pas fondamentalement sur cette question. En tous cas, le héros Othello est un étranger, il est noir, certains disent qu’il est mort... Des années après, je quitte la France, je vais vivre à Londres. Et mon départ de la France a lieu à un moment de ma vie où, en tant qu’acteur et en tant que metteur en scène, je prends pour la première fois de plein fouet la question du racisme et la question de l’identité. Le contexte en France fait que ces questions deviennent très prégnantes. Et n’ayant jamais trop été impacté personnellement par ces questions, c’est quelque chose de très violent, et je réalise que je ne peux pas continuer à vivre dans un pays, où en permanence les gens sont renvoyés à leur identité et à leur classe sociale. Ma liberté se situe au-delà de mon identité et de la couleur de ma peau. Je pars donc vivre à Londres pour être dans une ville un peu plus cosmopolite, et où cette question n’est pas aussi anxiogène et mortifère. Et c’est peut-être à partir de là que dans mon travail, je sens qu’il faut que j’aille questionner ces problématiques. Qu’est-ce que c’est qu’être noir dans le regard de l’autre ? Pourquoi est-on renvoyé à une identité très restreinte ?...

Puis je quitte Londres, j’arrive à Bruxelles, et c’est vraiment là que les choses ont pris du sens, parce que c’est une ville où il y a une grande communauté africaine, à majorité de la R.D.C., il y a une grande communauté artistique issue des diasporas et dans la vie culturelle, cette communauté est vraiment représentée, a une parole, même si cette parole est à un endroit assez circonscrit. En tous cas, c’est beaucoup plus vivant et vivace, ça s’exprime beaucoup plus qu’en France, où les artistes issus des diasporas sont souvent seuls dans leur coin, ou dans un rapport de compétition.
Comme toutes ces questions des identités, et de la diversité, qui est un mot que je trouve assez horrible, se posent à ce moment-là. En Belgique, non seulement elles se posent, mais elles sont également mises en action. Puisque les grandes institutions culturelles prennent vraiment en charge ces questions. J’intègre alors un groupe de travail, et on forme une structure qui s’appelle Afropean Project. Afropean pour Afrique-Europe, qui interroge comment dans ce dialogue Afrique-Occident, concevoir et travailler une identité afropéenne qui serait un espace d’imaginaires communs. Et, Bozar, grande institution culturelle bruxelloise, organise un premier festival, Afropean Festival, qui deviendra Afropolitan Festival.
A ce moment-là, je tombe sur ce texte de Sony Labou Tansi, Encre, salive, sueur et sang. Et c’est d’autant plus fort que c’est un auteur qui vient de mon pays. Je suis né au Congo Brazzaville. Je suis arrivé en France à l’âge de huit ans. Et Sony est l’un de nos plus grands auteurs, qui a écrit du théâtre, de la poésie, des romans, qui a eu une compagnie, et qui a été très reconnu à l’international dans les années 80, et beaucoup en France. Et dans ses écrits, il s’est vraiment attaqué à ces questions. Il meurt en 1995, et sa fille découvre des années après, dans une malle, des écrits, des conférences, des interviews, des correspondances, des portraits qu’on a fait de lui... Elle envoie toute cette matière à son éditeur en France, le Seuil. Et le Seuil édite en 2015, tels quels, tous ces documents. La découverte de ce recueil a été le point de départ d’une réflexion que j’essaie de mener sur plusieurs textes. J’ai donc commencé à travailler sur ce texte. L’année suivante j’ai mené un travail sur James Baldwin, La prochaine fois le feu, et un dernier texte l’année suivante, Dans la solitude des champs de coton, de B.M. Koltès. Koltès étant pour moi l’auteur qui non seulement a créé une langue, mais qui, en permanence, a questionné l’identité française. Et dans ce questionnement, il vient perturber cette identité avec la rencontre de l’autre, qui est le noir, l’arabe, l’étranger.
Voilà le point de départ, dans un contexte européen, et même mondial, où les tensions identitaires sont au cœur de la réflexion, et surtout en France. Et comme l’écrit Sony Labou Tansi, si on doit parler d’identité, ça ne peut pas être dans une réflexion aussi pauvre. Comment en parler ?
M.M. : Quelles réponses, que tu n’as pas trouvées ailleurs, Sony Labou Tansi apporte-t-il à ces questionnements ?
G.K. : Une grande puissance poétique, et comme chez Baldwin, un regard acéré et lucide, mais toujours chez Sony Labou Tansi, un rire sous-jacent. Il est drôle. Et Encre, sueur, salive et sang couvre toute la période entre 1973 et 1983. C’est une vraie réflexion sur le 20ème siècle. Pour résumer, c’est la question de ce qu’a produit l’Occident sur le 20ème siècle. L’Occident, pour une grande partie de son histoire, a dominé le monde, et si on veut donner une date charnière, ce serait à partir de 1492, découverte des Amériques par Colomb. À partir de là, l’Occident a produit une hégémonie culturelle, jusqu’au point d’asservir, de coloniser, de mettre en esclavage. Et cette domination de cinq siècles a donné à l’Occident ce que Sony appelle la triste illusion des vainqueurs. L’Occident a pu penser qu’il pouvait imposer ses paradigmes, sa pensée, son universalisme. Face à cette illusion des vainqueurs, s’est produit chez ceux qui ont été opprimés, qui ont subi cette domination, ce que Sony appelle la terrible mémoire des vaincus. Et il décrit ce vingtième siècle, comme un siècle de feu, de sang, de prédation, de rapacité. Et à partir de là, il imagine le vingt-et-unième siècle, qui verrait soit le cosmocide, la mort de l’humanité, avec la poursuite de la prédation, des dominations, de l’accaparement des richesses. Il y a quelque chose de très visionnaire dans ces textes où il prédit le terrorisme, les déplacements de populations. La seule chose qui resterait à ces peuples, qui sont écrasés par leurs gouvernements, ce qu’il appelle les démocraties à parti unique, serait soit la tentation terroriste, soit de fuir pour chercher une autre vie. Et c’est ce qu’il définit comme étant la mort de l’humanité. Et face à cela, le seul salut serait de se considérer avant tout comme humanité.
M.M. : Quels liens fais-tu avec la situation à l’intérieur même des pays occidentaux, entre les différentes cultures qui se côtoient, les différentes identités ?
G.K. : En France, on est face à une sorte d’insécurité culturelle, de peur de perte d’une pseudo-identité française glorieuse. Mais de l’autre côté aussi. J’ai assisté, en travaillant avec différents acteurs issus des diasporas, à une espèce d’enfermement. Il y a un besoin de réaffirmer une identité, dès lors qu’une partie du passé a été détruite par la colonisation, et par l’esclavage. Et ce besoin de réaffirmer une identité, peut passer aussi par une revisitation d’un passé idéalisé. Et c’est vrai qu’avant les colonisations, il y a eu de grands empires africains. Mais on vit aussi dans une idéalisation. Et ces deux réactions identitaires, en Occident, et parfois dans la communauté africaine, sont deux miroirs, qui sont à mon sens mortifères. Ce qui est important, c’est que ces peuples dominés, et pas seulement en Afrique, prennent la parole.
Et pour revenir à Sony, dans une interview, on lui pose la question, comme on me la pose à moi, sur ses origines africaines, et il répond de façon assez drôle qu’on peut le définir comme auteur africain sans aucun problème, d’écrivain congolais, interdit aux Polonais, mais qu’être noir n’est qu’un prétexte pour que rien de ce qui concerne l’humanité ne lui soit étranger. Il me semble que c’est la seule réponse qu’on pourrait apporter aujourd’hui à une personne qui se pense d’abord dans son identité. Être blanc n’est qu’un prétexte, être noir qu’un prétexte, parce que ce qui concerne l’humanité est mon problème.
Et donc personne ne peut me dire « tu n’as pas le droit d’être à cette place-là, pourquoi tu montes Shakespeare ? Pourquoi tu montes Jon Fosse, un auteur norvégien, qu’est-ce qu’il a de proche avec toi, avec tes racines africaines ? »…Notre identité ne doit être qu’un prétexte à penser le monde. C’est une des réponses puissantes qu’apporte Sony. Je trouve qu’il éclaire beaucoup une époque, où on pourrait penser qu’on est dans une circulation des idées, dans un mondialisme de la culture, alors que ce qui est fascinant et troublant, et assez désespérant, c’est que dans un monde où chacun peut voyager, chacun reste dans son archipel.
M.M. : Ce que tu viens de citer de Sony va presque à l’encontre de ce à quoi on assiste dans le monde du spectacle aujourd’hui, qui est justement le procès d’appropriation culturelle qui peut être fait à certains metteurs en scènes, ou les crispations sur les identités ethniques ou sur le genre, dans les choix de distributions notamment. Qu’en penses-tu ?
G.K. : On peut affirmer et insister sur le fait que l’art, la culture, doivent rester fondamentalement un espace de liberté, et pas un espace de fermeture. Mais ce qui est intéressant de la tension qu’on vit aujourd’hui sur ces problématiques de diversité me fait penser à une citation de Koltès : s’il est tout à fait naturel pour un acteur blanc de jouer Othello, c’est beaucoup plus compliqué pour un acteur noir de jouer Hamlet. C’est encore la réalité, même si ça change.
La question qui parle ? Qui parle quand on parle de liberté de création ? Par exemple Lepage qui crée à la Cartoucherie un spectacle sur les cultures autochtones, et qu’il y a une polémique sur la distribution ? Ou Brett Bailey qui recrée un zoo humain, Exhibit, avec des mouvements qui se sont insurgés. Et à chaque fois, on entend que l’artiste est libre. Mais qui proclame ça ? Finalement ce sont ceux qui ont le pouvoir, ceux qui dominent, ce sont toujours ceux qui sont européens, et qui sont blancs. Donc se pose toujours la question du pouvoir. Ce sont toujours ceux qui dominent qui parlent de liberté de création. Il y a une asymétrie. Qui a le pouvoir de prescrire ? Qui a le pouvoir de nommer ? Et le combat actuel, qui est violent d’ailleurs, c’est qu’une partie de ceux qui n’avaient pas la parole, la prennent. Et donc ils prennent du pouvoir.
La question est comment avoir accès, comme n’importe quel autre artiste à des lieux de diffusion, à des financements… Quand on est d’origine étrangère, on a une case pour les financements. Cette case, au cinéma, c’est le cinéma de la diversité au CNC. Si on est metteur en scène, on va nous dire que ce serait intéressant de contacter à l’époque Le Tarmac. On a des couloirs faits pour les gens issus de la diversité. Je n’ai pas envie de jouer dans des théâtres réservés à la diversité. C’est terrifiant.
Une philosophe néerlandaise expliquait que la plupart des pays qui ont colonisé, dominé, se représentent d’une certaine manière. Si on prend la France, elle se représente comme la pays des droits de l’homme, qui a produit une révolution inspirante, c’est le pays de la résistance, la collaboration, c’est une parenthèse, la France, c’est la résistance, etc, etc...et qui en permanence a occulté sa part sombre. On vit dans cette mythologie, donc quand on se représente avec ces valeurs, on n’est pas raciste. Aujourd’hui encore, les violences policières ça n’existe pas, il y a peut-être quelques racistes au sein de la police, mais à part ça la police, l’Etat n’est pas raciste. Sauf qu’il y a quelque chose qui est de l’ordre d’un système, et quand on interroge ça en France, on est taxé de séparatiste. Donc on vit dans une illusion. C’est ce que dit Sony, quand il parle de l’illusion des vainqueurs. D’avoir résisté à l’envahisseur, au nazisme, d’avoir produit les Lumières, et l’idéal de démocratie qui éclaire le monde. Forcément, on ne peut pas être un pays qui produit du racisme systémique, qui produit de la discrimination, de la violence. C’est vraiment l’impensé français.
M.M. : Tu envisages de jouer ton spectacle en France et en Afrique. Pourquoi est-ce important ?
G.K. : J’aime beaucoup la pensée de Glissant, quand il parle du « Tout-Monde », et finalement c’est le message de Sony. Il faut embrasser le « Tout-Monde ». La parole de Sony est une parole universelle, et puis c’est malgré tout un auteur africain, donc c’est important de le jouer là-bas.
M.M. : Est-ce que tu qualifierais ton spectacle de politique ?
G.K. : Ça, c’est la grande question. Oui je pense que tout est politique. Mais ce n’est pas un spectacle politique. Ce qui m’intéresse, c’est apporter un pas de côté. On vit une époque tellement binaire, on est soit pour, soit contre, on est remplis de certitudes et très peu de convictions. J’aimerais apporter un autre regard, qui est le regard du poète. Et dans le regard du poète, il y a ce que décrit Glissant, quand il parle d’identité : dans toute identité, la part intéressante à conserver est la part d’opacité. Et la conviction de Sony est qu’on ne peut pas se penser dans sa petite sphère identitaire. J’adore le vin, j’adore les plats africains, j’adore le saucisson, mais je ne peux pas faire de ça un programme politique ! Et si de ces petites vibrations identitaires, je voulais faire une pensée, quelle pensée je pourrais produire, si ce n’est celle qui a donné le nazisme, la collaboration… Qu’est-ce qu’on peut faire de ça, sinon une mort de l’humanité ?
Encre, sueur, salive et sang.
D’après Sony Labou Tansi, une création 2024.
Adaptation Gaëtan Kondzot et Christof Veillon,
mise en scène Gaëtan Kondzot et Christof Veillon.
Création sonore, Musique Live Bruno di Placido.
Avec : Gaëtan Kondzot et Bruno Di Placido.
Production : Munata Arts.