N°140

Etrangers : La chasse est ouverte...

« La judiciarisation du discours de haine raciste »

par Jérôme Karsenty

Le Syndicat des Avocats de France a organisé en mars 2022 un colloque sur le thème « Racisme et discriminations liées à l’origine. Mobiliser le droit contre le racisme ». Nous remercions Jérôme Karsenty de nous autoriser à reprendre ici sa contribution dans ce colloque, Elle introduit une réflexion nécessaire autour du rôle de l’institution judiciaire face aux discours racistes de haine. Le format en a été contracté par les soins de Dominique Raphel.

Il y a une urgence politique à faire face à la judiciarisation du discours de haine et des thématiques racistes présentes à travers les trois grandes tendances politiques françaises :
● Une présence dominante des idées racistes sur un segment politique qui va de la droite dite « républicaine » à l’extrême droite nationaliste revendiquée.
● Un macronisme dont les discours progressistes ne dissimulent plus la réalité discriminatoire des politiques menées : loi dite « contre les séparatismes », violences policières non ou peu sanctionnées, politiques publiques discriminatoires (suppression des subventions aux associations de quartier, affaiblissement des services publics, déni de la réalité des contrôles d’identité au faciès, soutien public aux représentants des syndicats de police les plus réactionnaires, etc.).
● Une gauche fracturée sur la question de la laïcité entre ceux qui, du fait sans doute de préjugés inconscients, développent une vision « neutraliste » et surtout contra legem de la laïcité, et ceux qui revendiquent la stricte application des principes issus de la Loi de 1905.
Le droit peut-il venir au secours de la défaillance des politiques et du politique ? La justice a-t-elle pour mission et pour rôle de nous sauver du gouffre moral lorsque toutes les institutions, les corps constitués, les femmes et hommes politiques défaillent ? De transformer le « vivre ensemble », de constituer une sorte de boussole, de phare, comme repère juridico-moral dans les ténèbres du pré-sent ?
L’Histoire nous apporte des leçons inquiétantes. La justice est une justice d’hommes, souvent com-plaisante avec le pouvoir. Loin de conduire à un constat d’impuissance, savoir les limites politiques et judiciaires à la lutte contre le discours de haine permet de se positionner sur le terrain du combat et de la résistance.

Les mutations du discours raciste en France
Le passage d’un discours raciste disruptif à un discours raciste accepté
Le discours raciste a longtemps été disruptif en ce sens qu’il était émis, développé dans un champ politique et médiatique relativement circonscrit, publiquement inaccepté par l’ensemble de la classe politique et des médias, de telle sorte qu’il était exprimé, caché, à demi-mots, par sous-entendus ou porté par des groupuscules insusceptibles de bouleverser l’État de droit. Or, on assiste depuis les an-nées 2000 – les attentats du 11 septembre 2001 constituant un événement charnière – à un change-ment profond de paradigme avec une thèse à double détente.
Le discours raciste devient « civilisationnel ». Il se dissimule sous les atours d’une thèse prétendu-ment philosophique, « le Grand Remplacement », largement défendue par Renaud Camus et popularisée par Eric Zemmour, figure iconique d’un renouveau fasciste français. Cette thèse articule l’idée d’une civilisation blanche et chrétienne progressivement remplacée par des populations étrangères mais surtout musulmanes, qui, sous l’influence des naturalisations et mariages mixtes, métamorphosent à la fois le code génétique des populations mais également la civilisation qui s’en trouve menacée. C’est la vieille thèse resucée de la colonisation de l’intérieur par l’ennemi de l’intérieur : hier c’étaient les juifs, aujourd’hui ce sont les musulmans. Le racisme d’aujourd’hui prend en grande partie la forme de l’islamophobie.
Derrière le discours islamophobe, perce de plus en plus en effet un discours contre l’État de droit issu de la France des Lumières. Derrière le « mal musulman », c’est la France de la Révolution qu’il faut abattre, parce qu’elle est l’obstacle pour lutter efficacement contre lui, cette France de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, celle de l’égalité des hommes et des femmes face à la loi, celle du droit du sol contre le droit du sang, celle des préambules des Constitutions de 1946 et 1958 articulant l’égalité réelle, celle de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, celle qui inter-dit sous la jeune IIIe République avec sa grande Loi sur la Presse de 1881 de tenir des propos diffamatoires, injurieux et racistes. C’est cette France-là qu’il faut abattre, celle dont les textes qui for-ment le corpus juridique de nos institutions luttent encore et toujours par le droit, contre le racisme et les discriminations.
Ainsi, ce que proposent certains des acteurs politiques contemporains, dont Eric Zemmour est le VRP, mais dont certains philosophes médiatiques (tous venus de la gauche) sont les relais (Michel Onfray, Alain Finkielkraut, Pascal Bruckner), rappellent ces discours d’avant-guerre, la France nostalgique et monarchiste de la terre et du sang chère à Charles Maurras. Ainsi, aujourd’hui, la thèse est double : il faut détruire l’État de droit pour pouvoir être raciste, cet État de droit gangrené par l’idéologie droits de l’hommiste, pour pouvoir enfin restaurer une France idéalisée dans une forme d’unité ethnique et religieuse (comme si la France de l’Ancien Régime n’avait pas eu ses guerres de religion !) qui serait celle d’avant la Révolution.
Le racisme et les discriminations ont aujourd’hui un support idéologique dont l’influence irrigue l’espace public et s’attaque aux fondements même de notre État de droit. Cette idéologie a acquis ses lettres de noblesse par la validation des autorités symboliques de la Société : intellectuels, poli-tiques, journalistes et médias. Les idéologues du « Grand Remplacement » sont en réalité les artisans d’un autre grand remplacement : celui de l’État de droit qui, n’en doutons pas, est celui-là bien réel.
La légitimation du discours de haine par les instances symboliques qui organisent le débat public rend la judiciarisation et la sanction du discours de haine de plus en plus compliquées tant elles apparaissent s’opposer à la liberté du débat démocratique. Voilà que les démocrates, ces ardents défenseurs de la liberté d’expression, voudraient faire taire ceux qui ne pensent pas comme eux ? Voilà que ceux qui défendent la Liberté seraient en réalité des acteurs de thèses liberticides ? Pour cela, il nous faut rappeler et rappeler constamment, en multipliant les procès chaque fois que cela sera nécessaire, que derrière ce discours fardé émerge le discours de haine et que ce discours est un délit et non une liberté. Le risque est cependant grand, face à la banalisation de la haine, que les digues démocratiques et judiciaires soient insuffisantes à empêcher le tsunami raciste.
Le racisme français a-t-il en conséquence une spécificité ? S’il n’est pas vrai de dire que les racismes anti-noir, anti-asiatique (et notamment chinois), antisémite n’existent plus, ces racismes restent prohibés dans la conscience collective (interdiction de Dieudonné), quand l’islamophobie reçoit des couronnes de lauriers dans tout l’espace public. Cette victoire du discours raciste dans la bataille culturelle fait vaciller la bataille judiciaire qui hésite sur les réponses à donner. C’est l’éternelle perméabilité de la justice au contexte politique et social…

Le basculement systémique du discours raciste dans les institutions, le monde politique et les médias
Le discours raciste affecte profondément les rouages principaux de la Société démocratique et touche directement les institutions, pourtant gardiennes des principes d’égalité, comme la police, les militaires ou les femmes et hommes politiques de tous bords. De nombreux exemples viennent illustrer une telle assertion.
Les affaires de racisme dans la police se multiplient. La tribune rédigée par une vingtaine de généraux parue sur le site Web Media de Valeurs Actuelles le 21 avril 2021 expliquant les nombreux dangers mortels « menaçant la France qui serait en péril » montre à quel point le racisme s’est immiscé dans les consciences des plus hautes autorités militaires mettant en cause « un certain antiracisme » qui serait porté par le « racialisme, l’indigénisme et les théories décoloniales » engendrant la « guerre raciale » dans une sémantique établissant un lien raciste entre islam, islamisme, banlieue, délinquance et terrorisme. Ces réflexions sont d’ailleurs reprises sur le champ politique, notamment par Eric Zemmour. De nombreux femmes et hommes politiques de premier plan et a priori sans lien avec l’extrême droite, Nicolas Sarkozy, Eric Ciotti ou Valérie Pécresse, issus de la droite dite républicaine ont franchi le Rubicon en tendant la main à l’extrême droite sur le terrain de ses valeurs, tournant le dos au gaullisme.
Ces discours apparaissent d’autant moins disruptifs qu’ils sont aujourd’hui largement repris par des médias dont la concentration capitalistique est aux mains de l’idéologie d’extrême droite. La prise de contrôle par Vincent Bolloré des grands médias, dont Canal Plus et Europe 1 sont les symboles prestigieux, libère à travers des talkshows une parole débridée, populiste et souvent raciste. Vincent Bolloré reconnaît lui-même se servir des médias pour poursuivre un « but civilisationnel ». Le con-trôle des maisons d’édition EDITIS et HACHETTE, respectivement n°1 et 2 de l’édition française, parachève la mise sous contrôle du discours et des textes afin d’assurer la victoire des idées dans les consciences et de préparer la prise de contrôle politique et institutionnelle qui est déjà à l’œuvre.

Des réponses judiciaires inadaptées et incohérentes aux discours racistes
Indépendamment des sanctions pénales attachées aux condamnations, la justice n’examine le dis-cours de haine que comme un fait en soi et ne le considère pas pour ce qu’il est, un préparateur, un facilitateur, un déclencheur du meurtre collectif.
Pourtant, deux exemples récents signifiants et connus permettent de mesurer la force meurtrière du discours de haine. Le 15 mars 2019, un terroriste assassinait 50 personnes à Christchurch en Nouvelle-Zélande après avoir publié un manifeste intitulé « the great replacement ». En France, le 28 octobre 2020, un terroriste d’extrême droite tirait avec une arme à feu sur deux personnes qui sortaient d’une mosquée à Bayonne. Lors de la perquisition, on retrouvait des documents attestant de l’influence que les propos tenus par Eric Zemmour ont eus sur son geste meurtrier.

Une réponse aléatoire et sélective. L’opportunité des poursuites est maniée avec une grande sélectivité par le Ministère Public. Il est en effet extrêmement rare à Paris que le Parquet se saisisse spontanément de propos de haine raciste sans que la procédure n’ait été déclenchée par une partie civile. Parallèlement, lorsque les procédures aboutissent à des condamnations, les articles 475-1 du CPP (somme allouée en remboursement des frais de justice) octroyés sont dérisoires. Il est de surcroît impossible de comprendre la cohérence des décisions du Parquet : pourquoi la Tribune des Généraux publiée dans Valeurs Actuelles fera l’objet d’un classement sans suite au motif qu’ « il apparaît qu’aucune infraction pénale n’est susceptible d’être caractérisée en l’espèce » ? Pourquoi Monsieur Régis Gauche, Maire de la ville de Croix, interviewé dans La Voix du Nord et qui accusait sans preuve les populations roms présentes sur sa ville d’être à l’origine de vols en déclarant « Si un Croisien commet l’irréparable, je le soutiendrai. Les roms n’ont rien à faire à Croix. Oui s’il y a un dérapage, j’apporterai mon soutien. La population en a assez » a fait l’objet d’un classement sans suite malgré la plainte de la Maison des Potes ? En revanche, les propos racistes tenus à l’encontre de Christiane Taubira lorsqu’elle était Garde des Sceaux ont reçu à raison, une réponse immédiate du Ministère Public.

Une réponse lente. Il faut environ 18 mois de délai devant la 17ème chambre aujourd’hui entre la délivrance de la citation directe et le jugement. Il y a une forme de paradoxe puisque la sanction interviendra à un moment où l’effet dissuasif n’aura plus aucun écho tant il sera déconnecté du con-texte dans lequel il a été prononcé et qu’ainsi le propos sanctionnable aura produit tous ses effets conduisant à la violence et à la stigmatisation.

Une réponse inadaptée. Le caractère inadapté des réponses judiciaires aux discours racistes ressort également des condamnations prononcées à l’égard de leurs auteurs, au pénal où elles sont insuffisantes, comme au civil où beaucoup les considèrent indécentes.

affiche de la CGT
affiche de la CGT

Des condamnations pénales insuffisantes. Il y a une forme d’inadaptation des sanctions pénales à la gravité des atteintes à l’ordre public. Depuis plus de 10 ans, les sanctions pénales n’ont pas augmenté. Elles se soldent par des peines d’amende qui sont relativement modestes. Ainsi, Valeurs actuelles qui avait titré sa Une pour son édition du 22 septembre 2013 « Naturalisés : l’Invasion qu’on cache (...) le poids des musulmans n’a cessé d’augmenter », associé à l’icône de Marianne en tant qu’emblème républicain, revêtue du voile islamique, n’avait été condamnée qu’à 2 000 euros d’amende, alors que cette Une lui avait rapporté énormément de ventes et d’échos.
L’interdiction des droits civiques, pourtant à disposition du panel de sanction du Parquet, n’est jamais requise. Les tribunaux de leur côté ne la prononcent jamais, ce qu’ils pourraient faire même sans réquisition. Cette décision aurait pourtant été salutaire à l’aube d’une entrée d’Eric Zemmour en campagne présidentielle. Cette sous-évaluation de la gravité des atteintes à l’ordre public que constituent ces discours de haine participe de leur généralisation et de leur approbation par une certaine partie de la population.

Des condamnations civiles indécentes
. Les tribunaux sont finalement cohérents dans le sous-intérêt accordé à cette lutte. La responsabilité est aussi à rechercher du côté des associations elles-mêmes qui durant de nombreuses années estimaient qu’elles pouvaient se contenter de solliciter 1 euro de dommages et intérêts, comme si, finalement, elles avaient elles-mêmes intégré l’illégitimité de de-mander des dommages et intérêts proportionnels au préjudice. Je suis l’avocat d’associations qui luttent contre la corruption, et après des débuts chaotiques pour faire reconnaître notre intérêt à agir et nos préjudices, il n’est plus rare d’obtenir 30 000 euros de dommages et intérêts et 20 000 euros au titre de l’article 475-1 du CPP. Le combat contre le discours de haine doit obtenir la même reconnaissance symbolique que la lutte contre la corruption qui a longtemps été sous-estimée. Une association qui sollicite des dommages et intérêts participe du sentiment de réparation des victimes silencieuses des propos racistes et qui, faute de moyens, de temps, de disponibilité mentale, ne peuvent que subir la dégradation du discours public et ressentir dans leur chair l’humiliation des mots.
Il est temps que la justice comprenne que la devise républicaine « Liberté Egalité Fraternité » a pour socle la lutte contre le racisme et les discriminations, et que cette lutte commence par abattre ce qui est son véhicule, le discours et l’idéologie qui la sous-tend.

Des réponses des juridictions supérieures perméables à l’idéologie raciste
Deux exemples peuvent illustrer de tels propos, comme un cheminement réactionnaire à travers le temps judiciaire.
Le 16 décembre 2014, la 17ème chambre du Tribunal de Paris condamnait le Directeur de Publication de Valeurs actuelles avec cette motivation : « Au regard de l’ensemble de ces éléments, la couverture de Valeurs Actuelles apparaît dépasser la simple énonciation d’une opinion, mais tend, par les termes mis en valeurs, par les expressions employées et par la présentation iconographique, à susciter un sentiment d’hostilité et de rejet envers l’ensemble des personnes de confession musulmane, présentées sans nuance comme à l’origine d’une invasion dissimulée et dangereuse ».
Dans son arrêt en date du 3 décembre 2015, la Cour d’Appel de Paris confirmait la condamnation. Mais, en pourvoi, par un arrêt de principe en date du 7 juin 2017 dont la teneur ne peut que laisser un goût amer, la Cour de Cassation a cassé sans renvoi l’arrêt prononcé par la Chambre 7 Pôle 2 de la Cour d’Appel de Paris en ces termes : « Mais attendu qu’en se déterminant ainsi alors que les propos litigieux, portant sur une question d’intérêt public relative à la politique gouvernementale de naturalisation, ne dépassaient pas les limites admissibles de la liberté d’expression et que, même si leur formulation peut légitimement heurter des personnes de confession musulmane, ils ne contiennent néanmoins pas d’appel ou d’exhortation à la discrimination, à la haine ou à la violence à leur égard, la Cour d’Appel a méconnu les susvisés et les principes ci-dessus énoncés ».
Le discours d’Eric Zemmour à l’occasion de la Convention des Droites, diffusé en direct sur LCI et contenant à peu près tout le panel des préjugés racistes à l’encontre de la communauté musulmane, a fait l’objet de plaintes simples déposées par l’ensemble des associations anti-racistes. Une fois n’est pas coutume, le Parquet de Paris a ouvert une enquête préliminaire qui a donné lieu au renvoi de son auteur devant le Tribunal correctionnel pour des faits d’injures à caractère racial et de provocation à la haine, à la discrimination ou à la violence à raison de la religion musulmane. Dans sa décision en date du 25 septembre 2020, la 17ème chambre correctionnelle du Tribunal Judiciaire de Paris a con-damné Eric Zemmour aux motifs suivants :
« Si la défense soutient qu’Eric Zemmour se bornerait à critiquer dans ce discours la religion musulmane, l’extrémisme des salafistes et à déplorer l’état des banlieues françaises, la formulation des passages incriminés de ce discours écrit et préparé ne stigmatise pas (...) les islamistes ou les salafistes mais les musulmans dans leur ensemble présentés comme des envahisseurs, avec un champ lexical de guerre et de colonisation : « propagande », « uniforme », « terre conquise », « kalash », « djihad », « armée d’occupation », « vaincus », « invasion », « colonisation », « occupation », « colonisateurs », de domination : « qui seront leurs esclaves », « vivre sous la domination des mœurs islamiques et du halal » et de violence : « viols », « attentats de 2015 » et « innombrables attaques aux couteaux dans les rues de France ».
Cette description effrayante (l’auteur affirme en fin de discours : « vous avez raison d’avoir peur ») et rappelant à dessein l’occupation allemande pendant la Seconde Guerre mondiale est une exhortation implicite pour tous les passages sauf le 4 à la discrimination, la haine ou la violence envers la communauté musulmane.
S’agissant du passage 4, en affirmant que les jeunes français qui n’accepteront pas de vivre en minorité « devront se battre pour leur libération », dans ce contexte de colonisation musulmane, l’auteur exhorte explicitement à la discrimination, la haine ou la violence envers la communauté musulmane.
Il s’agit d’un discours de haine qui ne correspond pas aux valeurs qui sous-tendent la Convention européenne des droits de l’homme ; conformément à l’article 10 de cette Convention, il y a lieu de déclarer Eric Zemmour, dont l’intention délictueuse ne fait pas de doute au regard des circonstances de leur diffusion, de la tonalité générale et de la force provocatrice des mots choisis sur l’impact desquels le prévenu ne pouvait se méprendre, coupable du chef de provocation à la haine, à la discrimination et à la violence contre la communauté musulmane à raison de sa religion ».
En appel, la Cour rendait un arrêt le 8 septembre 2021 stupéfiant de byzantinisme pour faire échapper Eric Zemmour à une condamnation pourtant évidente. En voici la teneur intégrale :
« Il appartient à la Cour de rechercher si les propos litigieux visent des personnes ou groupes protégés par les articles 33 alinéa 3 et 24 alinéa 7 de la loi du 29 juillet 1881 en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée.
Le premier passage qui est indissociable des propos tenus juste avant par le prévenu sur l’islam et l’islamophobie, vise des immigrés de confession musulmane en provenance d’Afrique. Les propos critiqués ne visent donc nullement l’ensemble des africains, des musulmans ou des immigrés, mais seulement une partie de ceux-ci.
Le deuxième passage poursuivi vient immédiatement après un développement sur l’aggravation des problèmes de l’Europe par l’immigration et l’islam. Là aussi les propos querellés ne visent nullement l’ensemble des immigrés ou des musulmans, mais uniquement les immigrés de confession musulmane.
Les troisième, quatrième et cinquième passages – qui se suivent- ne visent que les immigrés de confession musulmane, auquel il est imputé de vouloir « venir en France pour continuer à vivre comme au pays » et placer les autochtones « sous la domination de mœurs islamiques ».
Le sixième passage ne vise pas les musulmans dans leur ensemble, mais seulement une partie d’entre eux, qui affiche une appartenance communautaire par le port d’un voile pour les femmes ou d’une djellaba pour les hommes.
Il convient de constater qu’aucun des propos poursuivis ne vise l’ensemble des Africains, des immigrés ou des musulmans, mais uniquement une fraction de ces groupes.
En tout état de cause, il n’est nullement justifié de propos visant un groupe de personnes, dans son ensemble, en raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non- appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. D’où il suit que les infractions imputées ne sont pas constituées ».
La Cour d’appel s’est ainsi « amusée » à faire comme si elle ne comprenait pas que les musulmans dans leur ensemble étaient visés. Elle a tenté par des analyses exégétiques du texte d’Eric Zemmour de distinguer des sous-groupes, puis des sous-groupes de sous-groupes, pour refuser l’identification de la communauté musulmane comme groupe visé et lui éviter la condamnation qui s’imposait. La Cour de cassation est saisie d’un pourvoi de la Maison des Potes.

Perspectives d’actions pour influer sur le cours timoré de la justice
Face à une justice globalement inefficace pour lutter contre les discours de haine, quelles sont les pistes de travail, d’avancées et de réflexion ? Je veux évoquer ici quatre expériences menées avec d’autres confrères pour tenter de secouer le cocotier judiciaire bien atone sur ces questions.

La tentative avortée du procès historique
A l’occasion du procès d’Eric Zemmour, il nous est apparu avec Slim Ben Achour avec qui j’intervenais au soutien de la défense de la Maison des Potes, que le moment était venu de sortir de la banalisation confidentielle de ces procès, et que nous étions à un moment de basculement historique, similaire dans l’intensité au climat de haine antisémite d’avant-guerre, dont la cible contemporaine était les musulmans. Pour mettre en perspective cette dimension, nous avions cru pertinent de nous tourner vers les grands historiens français, et qu’à l’occasion du procès ils puissent venir témoigner, à partir de leur savoir, des similarités entre le passé et le présent, et des risques pour les populations musulmanes.
Hélas, seul Gérard Noiriel, auteur d’un livre comparant Eric Zemmour et Edouard Drumont (Le venin dans la plume), a accepté, non de venir témoigner physiquement, mais de nous remettre une attestation à l’attention du tribunal.
Les autres historiens contactés, y compris les chercheurs travaillant sur le Site-Mémorial du camp des Milles et qui pourtant mènent un travail pédagogique considérable à destination du jeune public pour le sensibiliser aux conséquences dramatiques de la banalisation du discours de haine, ont refusé de venir témoigner. L’argument a toujours été peu ou prou le même : l’historien est toujours mal com-pris de la justice, il n’est pas là pour participer à l’œuvre de justice, il est là pour éclairer le passé et donner à comprendre le présent uniquement par le travail de recherche et d’édition.
Cette vision aseptisée de l’historien m’apparaît désastreuse tant elle permet au Savoir (avec un Grand S) de rester confiné dans sa tour d’ivoire, en évitant la responsabilité politique de la confrontation au présent.

La mise en cause des chaînes y compris lors d’une diffusion en direct
Toujours dans ce procès concernant Eric Zemmour à la Convention des Droites, nous avons tenté de mettre en cause la chaîne LCI en tant que complice des propos tenus. Nous avons soutenu que la chaîne de télévision française d’information LCI a propagé volontairement son discours à plus d’un million de téléspectateurs, sans aucune intervention de sa part durant 32 minutes. Nous plaidions que ce discours qui aurait pu n’avoir qu’un caractère relativement confidentiel, ou limité à un auditoire déjà sensibilisé au discours raciste et seul présent à la réunion publique, a eu une diffusion et un écho considérables en raison de sa diffusion in extenso en direct. Cette diffusion large participe de la banalisation d’un discours raciste dans l’espace public et il ne nous paraissait pas possible d’exclure LCI de sa part de responsabilité juridique et judiciaire. Le tribunal ne nous a pas suivis.

Le contournement de la loi
Plus récemment dans le cadre du collectif STOP BOLLORE, un groupe de travail a passé au crible toutes les émissions de « face à l’info » sur CNEWS au cours desquelles sévissait Eric Zemmour et extrait l’ensemble des phrases susceptibles de recevoir une qualification pénale. Ainsi nous avons soutenu que deux infractions principales pouvaient être retenues, relevant du droit pénal général.
D’une part, l’infraction visée à l’article 412-8 du Code Pénal et qui dispose « Le fait de provoquer à s’armer contre l’autorité de l’État ou contre une partie de la population est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Lorsque la provocation est suivie d’effet, les peines sont portées à trente ans de détention criminelle et à 450 000 euros d’amende. Lorsque la provocation est commise par la voie de la presse écrite ou audiovisuelle, les dispositions particulières des lois qui ré-gissent ces matières sont applicables en ce qui concerne la détermination des personnes responsables ».
D’autre part, l’infraction visée à l’article 227-24 du Code pénal …
Enfin, compte tenu du rôle joué par Vincent Bolloré dans cette bataille idéologique et de ses déclarations indiquant qu’il menait une bataille civilisationnelle, sa complicité directe pourrait être recherchée sur le terrain du droit pénal général (art. 121-7 du code pénal).

La saisine de l’ARCOM
Enfin la loi du 24 août 2021 a fusionné le CSA et HADOPI renforçant la responsabilité des plate-formes et le contrôle des contenus, par la création de l’ARCOM. Cet objectif louable nous a fait saisir cette autorité afin que des sanctions puissent être prononcées. Ces tentatives pour tordre le cou à un cadre judiciaire trop étriqué pour poursuivre utilement les auteurs de propos haineux, incitent à penser à une refonte de la loi

Vers une réforme de la loi sur la presse concernant le discours raciste
Dire que le cadre légal n’avance pas serait mensonge. La loi créant l’ARCOM va dans le sens d’un contrôle renforcé, mais en même temps déjudiciarise le contrôle et les sanctions. Dans le même temps, la loi permet dorénavant les comparutions immédiates pour les poursuites concernant l’incitation à la haine et le Parquet de Paris en charge de la question des discriminations s’est doté d’un pôle spécifique de répression du discours de haine en ligne et s’est vu récemment doté de nouveaux magistrats.
Je termine sur trois pistes de réflexion qui me tiennent à cœur et sur lesquelles il faudrait, à mon sens, travailler :
● La responsabilité en cascade rendant responsable le Directeur de publication du journal, alors même que le journal serait épargné financièrement est une incongruité. Les journaux doivent être responsables financièrement du contenu éditorial.
● Il faudrait retenir la possibilité d’une mise en cause des chaînes de télévision et de radio, y com-pris pour les propos tenus en direct, lorsque celles-ci invitent des personnalités ayant pour habitude de tenir des propos racistes. Les chaînes ne peuvent pas se dédouaner de leur responsabilité, alors qu’en invitant tel ou tel chroniqueur coutumier de saillies polémiques ou racistes, elles savent que leur recherche d’audience repose sur ces dérapages. Il s’agit donc de dérapages organisés et, d’une certaine manière, souhaités par les chaînes qui ne sauraient se cacher derrière une irresponsabilité de droit.
● Je sais que je vais entendre pousser de hauts cris du côté des avocats attachés à la loi sur la presse, mais je suis favorable à ce que le discours de haine incitant à la discrimination et la violence sorte du champ du droit de la presse, pour que les délinquants qui les profèrent comparaissent devant des juridictions habituées à juger les délinquants. Tous.