N°140

culture

Désordres (Unrueh) - Un film de Cyril Schäublin,2022

par Philippe Hanus

 [1]

unrueh
unrueh

« L’indépendance de pensée et d’expression que j’ai trouvée dans le Jura suisse m’a séduit bien plus fortement ; et après avoir passé quelques semaines chez les horlogers, mes opinions sur le socialisme étaient fixées : j’étais anarchiste  ». C’est par cette épigraphe de Piotr Kropotkine que s’ouvre le film Désordres du réalisateur zurichois Cyril Schäublin.
Le prologue se déroule à l’aube des années 1870, sur la terrasse d’une demeure patricienne de Saint-Petersbourg où d’élégantes aristocrates prennent la pose sur fond de paysage bucolique. Tandis que le photographe chargé d’immortaliser la scène règle son appareil, les jeunes femmes évoquent l’exil de leur cousin Piotr Kropotkine (1842-1921) dans le Jura suisse où il a rencontré des anarchistes. S’en suit une discussion passionnée sur les différents courants de pensée révolutionnaire ; l’une des protagonistes se demandant qui, de l’internationalisme ou du nationalisme, l’emportera...

La maîtrise du temps
Un mouvement de caméra nous transporte dans le vallon de Saint-Imier, bourg industrieux du Jura bernois en 1872. Un voyageur russe, Piotr Kropotkine, qui n’est pas encore le théoricien libertaire passé à la postérité, fait son entrée dans la petite cité horlogère [2] en qualité de géographe, désireux de tracer de la région une « carte antinationaliste » basée sur ces circonscriptions populaires que sont les lieux-dits. Cette cartographie sensible contrarie les grandes abstractions du territoire national avec leurs ordres de grandeur inaccessibles à l’expérience humaine [3] . Un tel balisage étatique de l’espace va de pair avec d’autres grands mouvements vers « la modernité » dont le film est imprégné : accélération de la mobilité ferroviaire, naissance de la publicité grâce à la photographie, mesure précise de la productivité, contrôle de la gestuelle des populations ouvrières…Une des premières séquences du film présente une campagne métrologique en cours au sein de l’entreprise Roulet : un contremaître chronomètre chaque étape d’assemblage des montres, chaque geste effectué avec minutie par les ouvrières et les ouvriers, afin d’établir des standards de production ; un souci de rationalisation qui anticipe le taylorisme à venir et l’aliénation des corps contraints de répéter les mêmes gestes des heures durant.
À travers le regard de cet étranger, on explore un territoire en mutation où la mesure et l’uniformisation du temps régissent la vie en société et où ce sont les policiers qui sont chargés de régler les horloges. Mais qui impulse le bon rythme ? L’entreprise ? La gare ? La municipalité ? Le temple et l’église ? Le télégraphe ? Chacun de ces lieux d’activité et de pouvoir revendique la légitimité de la maîtrise du temps. Que signifie dès lors « être à la même heure » ? L’heure imposée par le patron de l’usine, qui a huit minutes d’avance, doit-elle prévaloir sur les autres ? se demande une ouvrière sanctionnée pour son retard.
À proximité de la manufacture horlogère, Kropotkine fait la rencontre d’une cellule de travailleurs anarchistes, avec lesquels il sympathise. Parmi eux, la jeune Joséphine Gräbli retient son attention. Cette régleuse lui explique avec force détail son labeur quotidien qui consiste à positionner minutieusement le ressort spiral au balancier pour former le résonateur d’un mouvement, ajuster sa fréquence et donc assurer la bonne marche de la montre [4] . L’attention du réalisateur se focalise sur l’échange horizontal de savoirs entre l’ouvrière et l’intellectuel qui témoigne de l’expression naissante d’un sentiment politique commun.

Un film choral
Mêlant fiction romanesque et documentaire historique, Désordres est un film choral qui, à travers une multitude de personnages-types, brosse le portrait d’une petite cité cosmopolite où les langues se mêlent : français, allemand, russe, italien… Sur fond de lutte pour la justice sociale qu’incarne la Fédération jurassienne de l’Association internationale des travailleurs [5] . Lors des pauses, les ouvrières en quête d’émancipation n’évoquent-elles pas la récente Commune de Paris en échangeant des portraits de Louise Michel ?

Cyril Schaüblin
Cyril Schaüblin

Tandis que les syndicalistes organisent une tombola pour venir en aide aux ouvriers grévistes de Baltimore et Barcelone, la direction de l’usine et les autorités municipales en appellent au financement populaire d’une reconstitution patriotique de la bataille de Morat (ayant opposé confédérés suisses aux Bourguignons en 1476). Le réalisateur explicite le choix de cette scène dans sa note d’intention : « Pour moi, il était crucial non seulement de montrer ce mouvement anarchiste dans une ville d’horlogers suisse, avec son approche internationale, pacifiste, égalitaire, mais aussi de reconstituer son pendant à l’opposé du spectre politique, c’est-à-dire le mouvement nationaliste, libéral, autoritaire, patriarcal, dont, comme on le sait, l’influence a prévalu en Suisse mais aussi en Europe. En juxtaposant des situations des deux côtés de la barrière, le spectateur est incité à forger sa propre opinion quant à la façon dont ces communautés considèrent le passé pour concevoir le présent. Les deux chœurs et leurs chansons, dont les textes sont d’époque, soulignent cette idée de symétrie dans la représentation des deux mouvances politiques dominantes dans une ville ouvrière : l’un de ces chants est l’hymne national suisse, l’autre une chanson anarchiste, L’ouvrier n’a pas de patrie ».
Derrière des rapports sociaux pacifiés en apparence – la courtoisie est de mise dans cette « petite patrie » helvétique où même les agents de police sont aimables – se devine une violence déguisée, qui revêt les apparences d’une « bienveillante oppression ». Sous la lisse surface des politesses, Cyril Schaüblin montre combien cette violence dissimulée est efficiente. Celle-ci permet de définir quelles actions sont légitimes et quelles autres doivent être réprimées. La scène des élections au conseil cantonal est à ce sujet exemplaire. Tandis que les notables exercent librement leur devoir de citoyen, certains individus socialement déclassés n’ayant pu régler leurs impôts, se voient refuser l’accès au bureau de vote par les agents de police. Sans surprise, c’est le directeur de l’usine Roulet qui sort vainqueur du scrutin et va désormais pouvoir siéger au Grand Conseil du canton de Berne. Il reçoit alors dans sa circonscription un diplomate italien lui demandant l’extradition d’un compatriote anarchiste et déplorant au passage que les autorités suisses tolèrent que le Jura serve de base arrière à des mouvements révolutionnaires qui y impriment une presse séditieuse diffusée à l’internationale.
Chacun des personnages (incarnés par des acteurs non professionnels) de cette fresque historique se voit assigner une place dans l’ordre social, dont certains parviennent cependant à s’extirper. C’est notamment le cas de Joséphine qui, licenciée avec trois autres ouvrières en raison de son appartenance au mouvement anarchiste, est désormais libérée du cauchemar technologique (c’est évidemment là une résonance avec notre actualité). Aussi décide-t-elle d’accompagner Kropotkine dans son arpentage du territoire. Au cours de cette échappée belle sous l’ombre protectrice de la forêt, à mille lieues symboliques du rythme frénétique de la cité ouvrière et de l’œil de la police, Joséphine et Piotr peuvent enfin philosopher : « - Qui nous raconte nos propres histoires ? - Le temps, l’argent, les dettes et le gouvernement ne sont-ils pas que des fictions ? ». Le vent dans la ramure d’un hêtre susurre à leur oreille : « - La lenteur est notre loi ». Le chronomètre – métaphore de l’emprise du temps capitaliste sur les modes de vies d’hier et d’aujourd’hui – désormais inutile, est abandonné par les deux utopistes sur la branche d’un arbre centenaire …

[1{}

[2Dans la vallée de Saint-Imier, au cours de la seconde moitié du XIXe siècle l’établissage ̶ mode d’organisation traditionnel en ateliers et comptoirs horlogers ̶ a progressivement cédé la place aux fabriques. Patrick Linder, De l’atelier à l’usine : l’horlogerie à Saint-Imier (1865-1918), Alphil Editions, 2008.

[3Philippe Pelletier, Géographie et anarchie. Reclus, Kropotkine, Metchnikoff, Éditions du Monde libertaire & Éditions libertaires, 2013.

[4Stéphanie Lachat, Les pionnières du temps. Vies professionnelles et familiales des ouvrières de l’industrie horlogère suisse (1870-1970), Payot, 2014.

[5Association créée par des ouvriers horlogers du Jura bernois et des Montagnes neuchâteloises dans le cadre de l’Association internationale des travailleurs, dont les membres sont proches de la pensée anarchiste de Michel Bakounine et de James Guillaume opposés au courant marxiste qui s’impose à Londres en septembre 1871. Exclus de l’Internationale après le congrès de La Haye, les membres de la Fédération jurassiennes se réunissent en congrès à Saint-Imier (15-16 septembre 1872) où ils jettent les bases de l’Internationale fédéraliste et antiautoritaire. Parmi ses adhérents on dénombre des réfugiés politiques, proscrits de la Commune et révolutionnaires russes. Florian Eitel, Horlogers anarchistes en Suisse. Microhistoire globale des débuts du mouvement anarchiste au XIXe siècle, Transcript, 2019.