En général, les immigrés, en France, sont imaginés comme des personnes déshéritées, non diplômées, venant bénéficier d’un doux pays, de ses avantages sociaux et de ses conditions favorables. On ne les conçoit pas médecins ou ingénieurs, quand bien même le gouvernement français cherche actuellement, dans sa politique d’immigration « sélective », à attirer des personnels de santé africains, médecins notamment, qui seront, dès qu’ils auront mis le pied sur le sol français, sous-payés, bien que mieux rémunérés que dans leur propre pays [1] . Cette représentation coloniale des immigrés postcoloniaux en fait des inférieurs par nature. Les Français eux-mêmes ne se voient jamais, à l’étranger, comme des immigrés allant chercher des conditions de vie plus favorables que dans leur propre pays. Ils sont pourtant environ 2,5 millions à vivre à l’étranger. 49% d’entre eux vivent dans un pays européen, 19% en Amérique du Nord, 15% en Afrique du Nord et au Proche-Orient, 8% dans le reste de l’Afrique et dans l’Océan Indien, 7,8% en Asie et en Océanie [2] . Ces Français se disent et sont nommés « expatriés ». Ils forment une « communauté française ». Il existe une Union des Français de l’étranger.
L’empreinte de la colonialité
Pourtant, alors même que l’immigration économique est largement considérée comme un danger pour la France, l’émigration française est « économique » : « 56 % des expatriés français citent leur carrière comme la raison la plus importante de leur déménagement dans un autre pays, soit neuf points de pourcentage de plus que la moyenne mondiale des expatriés (47 %). La plupart de ces expatriés français ont trouvé un emploi par eux-mêmes (20 %), suivis par 16 % qui ont été envoyés par leur employeur, et 15 % qui ont été recrutés à l’international » [3]
. S’agit-il d’une fuite ou d’une mondialisation ? La fiscalité en est-elle la raison majeure ? La baisse du niveau de vie moyen en est-elle la cause ? « Compte tenu de cette situation, écrit ainsi Jean-Luc Biacabe, il n’est guère surprenant que nombre de jeunes actifs envisagent de plus en plus naturellement leur avenir hors du territoire national. Avec un taux de chômage des 15 - 24 ans atteignant 23,7 %, dont 23,8 % pour les hommes au troisième trimestre 2014, la tentation de l’étranger devient de plus en plus forte pour une jeune génération qui s’apparente de plus en plus à une génération sacrifiée » [4].
Il est frappant de constater combien l’intérêt est accepté d’un côté, chez les « expatriés », refusé de l’autre, chez les « immigrés ». Dans un cas, il s’agit d’un gain légitime ; dans l’autre d’un presque vol. L’Insee lui-même entretient la confusion en comptant parmi les immigrés les ressortissants français par naturalisation. « En 2021, 7 millions d’ immigrés vivent en France, soit 10,3 % de la population totale. 2,5 millions d’immigrés, soit 36,0 % d’entre eux, sont Français. Ils ont acquis la nationalité française depuis leur arrivée en France » [5]. Pourquoi continuer à les compter parmi les « immigrés » si ce n’est pour les cataloguer selon leur « origine » ? La fétichisation de celle-ci est si importante qu’elle fait l’objet d’un questionnement perpétuel. On le voit, une idéologie est à l’œuvre dans la comptabilité proposée par l’Insee. Première question : « Combien y a-t-il d’immigrés ou d’étrangers en France ? ». Deuxième question : « Où sont nés les immigrés vivant en France ? ». « En 2021, 47,5% des immigrés vivant en France sont nés en Afrique », Français compris (…). La comptabilité de l’Insee est empreinte de colonialité.
Le départ de France pour l’ailleurs, que ce soit l’étranger ou les Outre-Mer français, est censé être par lui-même légitime, de bon droit. La liberté de circulation devient de ce fait un privilège blanc. Car aucune symétrie n’est concevable entre émigrants (expatriés) et immigrants (immigrés). Et pourtant la migration de confort est-elle plus fondée que la migration de nécessité ? L’expression « migration de confort » est employée par deux chercheurs ayant étudié les métropolitains à la Martinique [6] . « À partir des années 1970-1980, observe Olivier Pulvar, les effets de dispositifs législatifs et fiscaux spécifiques favorisent et diversifient les migrations métropolitaines. Aux fonctionnaires et entrepreneurs privés, encouragés par les avantages financiers (sursalaires, défiscalisations, etc.), se joignent désormais des retraités (vie paisible, climat favorable, etc.), des petits artisans parfois « aventuriers » (bien gagner sa vie, faire de l’argent, etc.) voire des personnes en situation précaire (misère moins visible au soleil) » [7]
.

« Pour la plupart, ajoute-t-il, et quelle que soit leur orientation idéologique, les métropolitains ne réfléchissent pas à la place qu’ils occupent, au rôle qu’ils jouent collectivement outre-mer ». Cette cécité est observable partout. En Nouvelle-Calédonie, les « métros » en résidence temporaire sont connus de la population locale pour revendre leurs pinces à linge ou leurs cintres. Une caméra sous-marine m’a été proposée à un prix calédonien par un ingénieur du nickel l’ayant acquise en France : celui-ci entendait faire un bénéfice de presque 100% sur sa caméra d’occasion. Une épouse de commandant de bord en partance s’est réjouie devant moi d’avoir pu - ou su – vendre une crêpière usagée dont elle ne se servait plus. L’objectif du « zoreil », autrement dit du métropolitain est d’épargner : quand il ne s’installe pas, il entend mettre son séjour à profit pour « mettre de l’argent de côté ». C’est particulièrement vrai des fonctionnaires. L’indexation du salaire est de 40% aux Antilles et en Guyane, de 53% à La Réunion. Elle bénéficie et aux métropolitains et aux « domiens » [8] . Ces compléments de revenu dans la fonction publique entretiennent de fortes inégalités.
Une continuité coloniale affecte ces affectations, de sorte que se crée un corps de fonctionnaires néo-coloniaux qui ne se perçoivent donc pas comme immigrés dans les lieux dans lesquels ils trouvent travail et résidence. Les membres de ce corps ne sont pas tenus, comme les fonctionnaires du Quai d’Orsay, de résider pour trois ans en France entre chaque poste. Ils ne reviennent pas toujours et pas souvent dans l’Hexagone. La plupart comparent les mérites respectifs de leurs affectations : à Wallis-et-Futuna, ou en Polynésie française, il n’y a pas d’impôt sur le revenu. Parmi les enseignants, une caste d’individus peu diplômés accède à des postes et des rémunérations auxquels elle n’aurait jamais accédé dans la « métropole ». Voguer de (post)colonie en (post)colonie devient un objectif prioritaire : de Wallis à Mayotte en passant par la Guyane, etc. La cupidité, observée par le passé chez les arrivants européens en Argentine, est le moteur le plus puissant de ces demandes d’affectation.
Il ne s’agit pas d’une migration par le bas, laquelle s’accompagne généralement d’un déclassement dans le pays d’arrivée, mais d’une migration par le haut qui se double d’une ascension sociale. Le facteur racial est ici non pas déterminant mais prééminent. Tout se passe en outre comme si l’imperméabilité politique et sociale à ce qui concerne d’autres que soi était la condition de possibilité de cette migration indéfinie d’un Outre-Mer à un autre Outre-Mer. Les « domiens » y participent, mais aussi les descendants, africains notamment, d’immigrés ayant pu, sur le sol hexagonal, rencontrer des obstacles dans leur carrière. Au-delà des fonctionnaires, bien d’autres créent de petites entreprises ou s’installent en tant que professions libérales en bénéficiant de conditions d’installation et de développement plus favorables que dans la France hexagonale. La concurrence y est souvent moins rude. S’agissant de la Martinique, Olivier Pulvar, dans l’article cité, constate que, pour la Martinique, « le déni de l’histoire coloniale se niche dans les significations qu’ils donnent à l’évidence de leur présence dans ces territoires, ce qui pourrait bien constituer la singularité de cette migration » [9].
Un regard clivé
« Pourquoi migre-t-on ? Les chercheurs en sciences sociales tentent depuis plus d’un siècle de clarifier cette question qui concerne aussi bien la géographie que la psychologie, l’économie, la sociologie, l’anthropologie ou encore la démographie » [10]. L’approche synthétique contient un angle mort : colonie et postcolonie. Car les migrations postcoloniales des descendants d’anciens colonisés – des périphéries vers le centre - sont l’envers des migrations coloniales des descendants d’anciens colonisateurs, colons ou coloniaux – du centre vers les périphéries ultra-marines. Elles coexistent aujourd’hui, les premières étant surévaluées et survisibilisées, les secondes invisibilisées et sous-évaluées. Les migrants postcoloniaux doivent changer de langue et de façons de faire et de se comporter ; les migrants coloniaux imposent leur mode de vie et de pensée comme le seul humainement possible. Les premiers rencontrent l’impuissance relative quand les seconds bénéficient d’une puissance accrue. Une anecdote rapportée par un chercheur de l’Inserm, Charles Di, est éloquente : « Un jour, dans un CHRS où je travaille, un usager à qui un travailleur social demandait quelle était sa langue maternelle a répondu : le bambara. « Ce n’est pas une langue, c’est un dialecte », le reprend-on. Dans l’esprit de ce collègue, les autres langues n’ont manifestement pas le statut de langue » [11].

Le regard français sur la migration se révèle ainsi totalement clivé selon qu’il s’agisse d’immigration ou d’émigration (jamais formulée comme telle). YouTube offre ainsi un film de Florian Mosca et Laurent Lingelser intitulé Génération Expat, Ils ont osé l’aventure (2016) comme si celle-ci était plus grande et plus intense lors d’un voyage en avion, sur un vol régulier, qu’en bateau, sur une embarcation précaire risquant à chaque instant de chavirer ou de couler. « Se mettre en danger » y est l’expression qui dit le goût du risque de ces Français partis s’installer en Thaïlande, en Inde, en Malaisie, à Singapour ou au Brésil, en Colombie ou au Pérou. L’enquête de l’Observatoire de l’expatriation montre en 2023 que plus de la moitié des expatriés souhaite acheter au moins un bien immobilier soit en France soit dans le pays dans lequel ils résident [12]. De quoi rêvent les immigrés en France ? N’ont-ils pas « osé l’aventure », tenté leur chance ? Ne se sont-ils pas mis en danger ?