La Séparation des songes
Jeanne Fouet-Fauvernier
La Route de la Soie, 2023

« Le cœur se brise à la séparation des songes, tant il y a peu de réalité dans l’homme ». La Séparation des songes est cette plongée dans ce « peu de réalité » dans l’humain. Ou peut-être dans ce trop, ce « trop humain » ou ce trop de réalité humaine qui donne une lucidité exacerbée... C’est une déchirure, un arrachement, une souffrance, un cri. L’écriture même en est furieuse, on dirait qu’elle hurle...
Les songes, ce sont pays, paysages, personnes, toute une famille et aussi des voisins, des amis soumis à une violence historique. Colonisation, collaboration, émigration… Une violence historique déchiffrée de l’intérieur en tant que violence intime, familiale, et aussi avec une empathie sensible, de l’intérieur des personnages qui traversent cette histoire, détectant aussi bien leurs fureurs que leurs faiblesses.
La topologie comme la chronologie de ce roman reflètent cette déchirure à l’image de son héroïne, Jacotte, boitant à tisser un lien entre tous ces fragments (Elle titre presque tous les chapitres telle une ponctuation de cette histoire ou le trait-d’union entre ses paysages et ses personnages). Elle boite, ballottée dans leurs violences, à la maison, à l’école, au métro… Une trace claudicante d’une mémoire tourbillonne (« la mémoire est si lourde ! ») qui revient souvent sur ses pas comme sur la scène d’une victimisation incompréhensible. Le pas est cependant décidé : « Je suis maître de moi comme de l’univers ». Jacotte le devint, « maître » d’elle, en quittant la colonie-famille dont on devine qu’elle était enfermée dans un passé pas très glorieux. Du moins le pense-t-elle ou voudrait s’en persuader connaissant « Le grand amour » qui finit par l’abandonner du fait qu’elle est tombée enceinte… d’un enfant mort avant de naître !…Une double séparation de songes à laquelle fait suite une vie rangée un moment. Elle ne boitait plus comme s’il n’y avait plus besoin d’incarner toute cette violence… Jusqu’à ce qu’elle rejaillisse plus tard incidemment, et qu’elle soit amenée à en rappeler des jalons à un jeune issu de l’immigration maghrébine : « … mon histoire à moi, elle commence comme la tienne. Il était une fois un jeune homme pauvre et chargé de famille... ». Des histoires qui ne finissent certes pas de la même manière mais font miroir de la violence héritée par l’un et par l’autre.
La notion psychanalytique de « roman familial » traverse ce roman, fantasmé par Jacotte, pensé par sa sœur, Antoinette. Mais c’est un roman familial violent, cette « violence reçue et donnée » entre parents et enfants, entre hommes et femmes, et entre pays violenté et violent en toile de fond où les uns et les autres ne comprenaient rien au fond à ce qu’ils faisaient dans ce « roman » historique. Et cela donne le tournis en « Apothéose » (le dernier chapitre)…
De ces « passés douloureux », on peut « s’extraire » certes, mais à les rappeler, on peut « devenir méchant » comme Etéocle ou « pleurer » comme Polynice… Ou, peut-être, les partager pour en appeler à un peu moins de violence dans ce monde.
Jeanne Fouet-Fauvernier est professeure agrégée de Lettres et Docteur ès-Lettres. Elle a publié plusieurs essais et articles (sur l’écrivain Driss Chraïbi notamment et sur la littérature carcérale au Maroc). Elle a été présidente de la Coordination Internationale des Chercheurs sur les Littératures Maghrébines et, depuis quelques années, est équipière bénévole auprès de la CIMADE.