En Belgique
La société belge est une société multiculturelle et multiethnique. Plus de 30% de la population belge est d’origine étrangère [1] (ce chiffre est beaucoup plus élevé dans la zone de Bruxelles). Cependant, de nombreuses études ont révélé des disparités multiples en termes d’accès au logement et à l’emploi [2] , ainsi qu’à l’éducation [3] entre le groupe des personnes d’origine non-européenne et le groupe majoritaire. En 2022, une étude de l’UNIA (Le Centre Fédéral pour l’Egalité des Chances) sur les discriminations [4] a révélé que la représentation des afro-descendants au sein de la société belge était marquée par le passé colonial du pays. Avec la grande manifestation du 7 juin 2020 de Black Lives Matter contre les violences policières, le débat sur l’histoire coloniale de la Belgique prend de l’envergure. Le 17 juin 2020, le Parlement fédéral décide d’instaurer une commission pour examiner le passé colonial. Avec le débat sur la décolonisation de l’espace public, de l’éducation et de la société en général, ainsi que la question de la restitution des œuvres d’art spoliées lors de l’occupation du Congo, les enjeux des survivances de l’époque coloniale prennent de l’ampleur tant sur la scène politique que culturelle. Cette commission rend son rapport [5] au Parlement le 26 octobre 2021. Celui-ci reprend point par point tous les aspects de la colonisation et met en lumière ses multiples manifestations dans le cas de la Belgique. L’importance donnée au travail de décolonisation, de déconstruction des mécanismes par lesquels les injustices et les inégalités à l’encontre des populations anciennement colonisées sont perpétuées y est notoire.
La Belgique n’échappe pas au courant nationaliste, stérile et réducteur. Le danger est réel : entre aveuglement à la race et racisme décomplexé, la personne racisée devient le bouc-émissaire de tous les maux. Le socialiste Conner Rousseau parle de Molenbeek, comme d’un territoire qui ne représente pas la Belgique, en disant dans un entretien « Lorsque je roule en voiture à Molenbeek, moi non plus, je ne me sens pas en Belgique » [6] , déclaration qu’il a répétée lors d’une seconde visite à l’invitation de Catherine Moreau, bourgmestre de Molenbeek.
Du côté de la culture, la situation n’est pas plus réjouissante, à l’image de celle du monde politique. La campagne de dénigrement raciste de Fatima Zibouh et de Dalila Hermans, l’une devenue chargée de projet pour la candidature de Bruxelles à capitale de la culture européenne 2030 et l’autre, femme de théâtre, nommée à la culture à la ville de Bruges, en est la preuve. Le rejet des populations non-blanches passe par la tentative de « silenciation » des voix qui portent, tant dans les domaines culturel ou politique qu’artistique. L’épisode de l’apologie du black-face au carnaval d’Ath [7] témoigne également de cette étrange crispation, de ce déni de la subsistance de nombreuses représentations à caractère raciste envers le corps africain. Les discours restent très ambigus sur ce point en niant la portée humiliante, violente, discriminante de ces événements qui perpétuent les symboliques de la supériorité blanche.
D’autres initiatives questionnent sur l’état d’esprit de certains opérateurs culturels. Ainsi le MIMA (Le Millenium Iconoclast Museum of Art), un musée situé sur le Canal à Molenbeek organise un match de boxe entre la police et le quartier (!) quelques semaines après qu’une femme, Sorour Abouda [8] , est retrouvée morte dans des circonstances troubles dans un commissariat de Bruxelles. Ce décès ne fait qu’allonger la liste des personnes, en grande majorité maghrébines et noires, tuées par la police de façon inexpliquée et plus que douteuse. Le MIMA défendra ce choix, en prétextant vouloir « dépasser les préjugés », or il fait l’impasse sur la légitimité apportée à une institution incarnant le racisme systémique. Sous la pression de multiples associations, il sera contraint d’annuler cet événement [9] prétextant des menaces et une interprétation biaisée de ses nobles intentions.
La Minority Walk
Il y a deux ans, pour mettre en lumière la représentation des minorités et les rapports de domination que nous vivons dans l’espace public, je décide de concevoir une visite guidée : « La Minority Walk ». Présentée lors de divers festivals, cette visite guidée raconte l’histoire de trois groupes de minorités au sens sociologique, subissant des relations de domination, souvent invisibilisées : les personnes racisées, les femmes, la communauté LGBTQ. Via une expérience sur le terrain, l’objectif était de susciter le débat et la réflexion sur les relations de domination. C’était aussi une expérience de remise en question des privilèges et des situations de discrimination vécus par les participants. Il ne s’agit pas ici de procéder à de la victimisation ou de susciter de la pitié, bien au contraire, il s’agit de visibiliser et de dénoncer les mécanismes de discrimination, et le rôle de la colonialité [10] dans la pérennisation des injustices de race, de classe et de genre.

Crédit : Émile Herman
Au centre de Bruxelles, la Place du Nouveau Marché aux Grains.
Ancien dépôt de bananes de l’entreprise GKF, la fresque renseigne sur la perception de la personne non-blanche, vue comme restée à « l’état de nature », par opposition au progrès incarné par l’Europe. Cette image résume les deux mythes sur lesquels est fondée la pensée universaliste européenne. Premièrement, l’idée que l’histoire de la civilisation humaine est une trajectoire qui a débuté par un état de nature et a culminé en Europe. Deuxièmement, une vision des différences entre l’Europe et ce qui n’est pas l’Europe comme des différences naturelles (raciales) et non des conséquences d’une histoire du pouvoir.
Les traces de la colonisation en Belgique ne se limitent pas aux statues de Léopold II ni au débat sur les restitutions de œuvres d’art, mais elles sont encore bien présentes un peu partout dans l’espace public. Un des arrêts de ce Minority Walk s’est fait à la place du Nouveau-Marché aux Grains et illustre parfaitement ce propos. Sur l’édifice, on voit deux femmes noires, entourées de fruits. Cet édifice appartenait à la multinationale GKF (Gérard Koning Frères) qui importait des bananes d’Afrique et d’Amérique du Sud. Le capitalisme se servait de l’exotisation et de l’objectivisation du corps noir. Ici le concept de colonialité du pouvoir prend tout son sens. Selon Quijano, la colonialité du pouvoir se fonde sur quatre axes centraux : l’exploitation de la force de travail, la domination ethno-raciale, le patriarcat et le contrôle des formes de subjectivité (ou l’imposition d’une orientation culturelle eurocentriste).
Les violences policières
Sur la même place, à quelques mètres, le terrain de basket se nomme Mehdi Bouda depuis le 21 août 2021. Deux ans auparavant, le 21 août 2019, ce jeune de 17 ans poursuivi par la police pour un contrôle « de routine » est tué par une voiture banalisée d’une seconde patrouille policière roulant à plus de 100 km/h en plein centre-ville. Bien que la Ville de Bruxelles ait accepté de rendre hommage à Mehdi, la plaque de commémoration n’évoque aucunement la responsabilité de la police dans cette affaire.
Sur la même place, il y a une superposition choquante des symboles des rapports d’oppression vécus par les minorités racisées avec d’un côté les traces de la colonisation et du patriarcat colonial, et de l’autre des violences policières. Symboles qui ne font qu’accentuer le trauma collectif vécu par les minorités racisées.

Crédit : Emile Herman
La stèle, érigé à la mémoire de Mehdi Bouda, comporte des dessins de personnages mangas. Il avait deux passions : le basket et le dessin. La justice n’a toujours donné aucune réponse aux familles.
Après deux ans de présentation du projet de visite guidée dans l’espace public, je décide d’écrire une performance du même nom : Minority Walk. Il s’agissait de donner une voix à cet étranger en personnifiant ses difficultés et les discriminations qu’il subissait. A un certain moment, l’imagination prend le dessus et renverse les rôles. Devenu figure d’autorité, il demande au public de faire deux files, une pour les blancs et une pour les racisés. Les racisés montent l’escalier en premier et sont accueillis avec sympathie et gentillesse par le policier, puis vient le tour des Blancs, qui sont harcelés de questions et malmenés.

Crédit : Veerle Vercauteren
Les personnes blanches vont subir un contrôle de routine, un contrôle d’identité, se faire questionner de façon abrupte. On ne le voit pas sur la photo, mais les personnes racisées, prioritaires sont passées en haut sans aucun problème, sans se faire contrôler ni questionner, en étant les bienvenues.
Crédit : Veerle Vercauteren
Le policier fait son travail. Et si on inversait les rôles ?
Lors de la première représentation, un groupe de personnes blanches quittent l’événement refusant visiblement d’expérimenter, ne fusse que quelques minutes, ce que la société européenne fait subir aux personnes non-blanches.
Derrière l’écran de fumée des discours sur l’inclusion et la diversité, les noirs et les arabes doivent rester bien dociles, voire se blanchir. Surtout ne pas lever la voix et ne pas s’exprimer avec leurs codes culturels. L’hypocrisie de la frange « bienveillante » de l’establishment, pour qui souvent le noir ou l’arabe n’est qu’un faire-valoir, apparaît au grand jour. On se gargarise pourtant de diversité, partout il est de bon ton de présenter les « réussites de l’intégration ». Cependant, pour les premiers intéressés, les populations issues de l’immigration, il n’est pas question d’intégration, de cette injonction à s’effacer. Il est question de s’affirmer, de se lever et d’aller à la rencontre de leur passé, de leur présent tout en construisant leur futur. Tant dans l’espace public, politique que dans l’espace artistique, les personnes à la marge, se réapproprient la parole, leur histoire. Contrer le nationalisme, c’est aussi, nécessairement occuper le terrain, créer, être présent.