Plusieurs fois au cours de mes recherches dans les camps et campements de réfugiés, populations déplacées, migrants en situation irrégulière, je me suis trouvé face à cette évidence qui est aussi une aporie : le tri des populations et des corps, la mise à l’écart, l’encampement durable ou la rétention aux frontières, désignent des espaces dont le point commun est l’indésirabilité de leurs occupants. Plus souvent identifiées comme « vulnérables » dans certains lieux par certaines organisations (HCR, ONG, etc.), les mêmes personnes sont considérées dangereuses voire criminelles en d’autres lieux et par d’autres institutions (en général, mais pas seulement, nationales). Souvent d’ailleurs, les personnes encampées dans l’urgence pour être soignées, restent sur place après le premier moment du sauvetage et découvrent ainsi qu’elles sont piégées dans leur mise à l’écart. Ballottées entre des frontières infranchissables, elles occupent des lieux à part qui sont, dans le meilleur des cas, pris en charge durablement par un gouvernement humanitaire des indésirables [1] .
Généalogie de l’indésirabilité
Récemment, des historiens ont cherché à comprendre quand et comment le terme « indésirable » émerge puis s’installe dans la vie politique et publique en France [2] . S’il est mentionné au début du XXe siècle, c’est dans le cadre d’écrits racistes et protectionnistes très violents mais peu diffusés. On parle alors des indésirables comme des « races errantes venant du dehors » [3] . L’auteur d’une thèse de droit en 1914 évoque, lui, « l’espion, le malfaiteur, le vagabond, l’habitant d’une contrée contaminée » comme autant de figures de l’indésirable. C’est donc une menace qui vient de « dehors » et qui dérange ; une figure radicale et naturalisée, racialisée, de « l’étranger ». Selon Emmanuel Blanchard, après la Première Guerre mondiale, le terme est utilisé comme un « euphémisme des catégories raciales ». Selon le même auteur, au long des années 1920-1930, il devient une « catégorie de l’action publique », voire dans les décennies suivantes comme une « véritable obsession des pouvoirs publics » [4] , mais sans que n’en soit jamais donnée une définition claire (en termes de nationalité, race, genre, religion, etc.).
De fait, dans la réalité des assignations d’indésirables, on peut remonter à la seconde moitié du XIXe siècle, quand le terme connaît un usage officiel au plan international. C’est le cas au Brésil (pour désigner les immigrés non-blancs), aux États-Unis (pour désigner les Chinois) et en Allemagne (pour les Juifs). Plus tard en France, les populations visées sont essentiellement des nomades, réfugiés et persécutés tsiganes (1910-1920), juifs et espagnols (1930-1940), algériens (1950-1960), avant que son usage explicite lui-même disparaisse de l’espace public. Assez systématiquement pour cette période et toutes ces populations, la figure du camp est attachée au mot
Depuis les années 1990, on retrouve le mot non plus dans les actes administratifs ni dans les argumentaires des politiques publiques, mais dans les études qui les analysent, en particulier sur les politiques migratoires et urbaines. On parle alors de regroupement ou rejet de « populations indésirables ». Dans tous les cas et toutes les populations, régions ou époques mentionnés, la notion est toujours liée à une relation, elle en est le fruit et n’existe pas en dehors d’elle. Dans le contexte des politiques de gentrification urbaine, le contrôle social, les politiques sécuritaires, la répression policière contre les minorités, la criminalisation des sans-abri et l’expulsion des personnes errantes sont autant d’outils des projets d’urbanisation [5] . L’indésirabilité est alors définie comme une question de police de l’espace public, de mise en ordre urbain.
Dans l’histoire et dans l’actualité, on retrouve deux composantes « structurelles » de l’indésirabilité, ce sont la menace et la nuisance, c’est-à-dire les deux points de vue réunis de la sécurité de l’État (l’étranger extérieur et intérieur comme ennemi ou risque) et de l’ordre public (le point de vue du dérangement, de la nuisance, de l’hygiénisme, etc.). Ces deux composantes de l’indésirabilité peuvent reposer sur ou entretenir des fantasmes et leurs « réponses » politiques.
Une catégorie politique
Le mot « indésirable » est une insulte qu’on ne prononce pas dans la vie courante mais qui s’exprime dans des pratiques et des politiques. Au-delà, c’est une catégorie politique en ce sens qu’il exprime une relation asymétrique entre une entité ou une personne qui a le pouvoir de nommer et dominer, et une autre qui est pensée, éventuellement nommée et surtout traitée en tant que relevant de cette figure, qui ne dit rien cependant de substantiel sur les groupes et personnes qui sont ainsi représentés, pensés ou traités.
Le terme d’indésirable ne désigne pas à proprement parler une catégorie socio-économique ou institutionnelle particulière. Il suppose la représentation d’un « monde » tout autre qui existe dans l’imaginaire, le fantasme, avant de se traduire dans la réalité. On peut le rapprocher de la figure fictive de l’étranger alien, spectre abstrait de l’étranger indésirable semblant venir d’un ailleurs tout autre. Dérangeant, il traverse parfois notre présent comme un fantôme mais le plus souvent il est tenu à distance par différents moyens politiques et logistiques comme l’établissement de camps ou le renforcement matériel et la militarisation des frontières nationales. En temps de pandémie, le monde, de plus en plus obsédé par l’immunité, a entretenu une peur sécuritaire qui rend les autres (ou certains parmi les autres) encore plus indésirables. « Indésirable » dit plus sur les fondements et les représentations des politiques publiques ou privées de celles et ceux qui nomment l’indésirable et lui assignent une place à part, que sur celles et ceux qui sont ainsi nommés.
Un espace sémantique de séparation
Quel est l’espace sémantique de l’indésirabilité ? Avec quoi le terme voisine-t-il ? Le sociologue Zygmunt Bauman a parlé d’une « culture des déchets » autant industriels qu’humains, conçue par le monde riche et dominant, et produisant des wasted lives (Vies perdues. La modernité et ses exclus, Rivages, 2006). À leur propos, le monde occidental pratique l’éloignement, l’évitement ou ce qu’on appelle « l’invisibilisation » autant en interne, dans ses propres sociétés, que par l’éloignement vers des pays éloignés et dominés où sont laissés ou envoyés les « rebuts » du progrès.
Hannah Arendt avait mis en évidence la production par les États-nations de leurs rejets nommés « Sans-État » (stateless persons). Ce sont eux qui mettent le plus en évidence la crise de l’État-nation parce que celui-ci laisse toujours, de par sa forme nationale identitaire, des « restes » susceptibles d’être abandonnés ou violemment rejetés. Cette catégorie des Sans-État peut être reliée à une autre notion d’Arendt, celle de « superfluité humaine ». Pour cette autrice, la superfluité en tant que suppression des droits et donc disparition du citoyen et de son espace politique (l’agora ou l’assemblée) est ce qui rend possible le régime totalitaire : « Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, notait-elle, mais vers un système dans lequel les hommes sont de trop » (Les Origines du totalitarisme, t. III : Le système totalitaire, Points, 1995). Cette idée a été reprise par plusieurs sociologues, qui ont parlé de « populations surnuméraires » ou « excédentaires ». Ainsi, le sociologue Mike Davis a évoqué la figure planétaire du slum ou bidonville comme « solution totalement admise au problème de stockage de l’humanité excédentaire au XXIe siècle » (Le Pire des Mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2006).
Enfin, l’indésirabilité a à voir avec la subalternité dont a parlé Gayatri Spivak dans le fameux texte « Les subalternes peuvent-ils/elles parler ? »). On peut dire en effet que l’invention des indésirables est une brutalité qui renvoie au fond à la même « violence épistémique » que celle par laquelle l’Europe a imaginé l’extrême radicalité de l’autre sous les traits du « sujet colonial » (Spivak 1988/2009, p.37). Le regard et le savoir portés par l’Europe dominante sur les territoires qu’elle colonisait et sur les populations qui les peuplaient, se sont formés au long des siècles de conquête, colonisation, exploitation et maintien à distance. Ce regard et cette épistémologie ont créé dans ces dominations passées « l’autre » le plus radical à la limite inférieure de l’humanité – le corps esclave et le sujet colonial d’abord. Ils se renouvellent dans la domination présente, postcoloniale, et s’élargissent ensuite aux corps des indésirables de manière générique dans le monde global.
Or l’indésirabilité a un sens distinct car un espace séparé et donc une vie sociale séparée sont censés correspondre à cette (dis-)qualification idéologique. C’est ce qu’on voit, au niveau de la gouvernance des territoires et des populations, dans les cas du Bantoustan (création pseudo-nationale de l’apartheid) ou de la senzala (habitation groupée d’esclaves ruraux au Brésil aux XVIe-XIXesiècles), si l’on compare ces formes spécifiques à l’esclavage ou à l’apartheid en général. Ils incarnent la distanciation sociale et spatiale pure en même temps que l’exploitation la plus violente de la force de travail. L’indésirabilité (position anthropologique, spatiale et politique) peut alors coexister ou alterner avec la subalternité (position économique et sociologique) pour les mêmes personnes.
La dialectique de la peur comme horizon politique ?
Les inquiétudes produites par les images et discours sur ladite « crise migratoire » depuis les années 2010 en Europe relancent la peur de l’intrusion d’un corps étranger, et plus largement le sentiment d’être « assiégé ». La peur d’être assiégé par les peuples qu’on domine et auxquels on fait violence n’est pas nouvelle et traverse de nombreux écrits de la période coloniale, où les fictions de « colonialisme inversé » abondaient déjà. De même, les défenseurs de l’apartheid et des violences physiques associées (meurtres, tortures et autres traitements inhumains) mettaient en avant la crainte de la domination et de la violence de ceux qui se retourneraient contre eux. Cet « ethos du colon » qui se voit « entouré des barbares » qu’il a colonisés (Ghassan Hage, « État de siège : A dying domesticating colonialism ? », American ethnologist, vol. 43, no 1, 2016) se reporte maintenant dans le contexte global contemporain et sous la représentation d’une Europe assiégée. C’est ainsi que se fait le lien entre la peur et l’indésirabilité de l’autre. Association ancienne que pointait déjà l’historien Jean Delumeau (dans La Peur en Occident, XIV-XVIIIe siècle, Fayard, 1978) qui comparait la « Grande peur des possédants » sous l’Ancien Régime en France à celle qu’exprimaient 200 ans plus tard les défenseurs de la politique de l’apartheid en Afrique du Sud. Dans les deux cas, notait-il, la peur et l’agressivité sont étroitement mêlées. On prend peur de ceux qu’on parque, vagabonds de l’Ancien Régime ou Africains de l’apartheid, et cette peur alimente la brutalité à leur égard, qui entraîne à son tour la peur d’être assiégé en retour.
Le thème de « l’invasion de l’Europe » avec ses désignations hydrodynamiques et suggestives de « flux », « vagues » ou « inondations », n’est pas réservé aux porte-parole des partis de droite ou d’extrême droite mais se retrouve dans divers médias et essais journalistiques et politiques, dont certains n’hésitent pas à manipuler les chiffres et les projections démographiques pour démontrer que l’Afrique (et surtout ses hommes noirs, jeunes et vigoureux) envahira l’Europe. La peur postcoloniale se transforme et se transfigure alors en une peur raciale. Ou « peur raciste » selon les mots d’Achille Mbembe (Politiques de l’inimitié, La Découverte, 2016), quand le « Nègre » est ce barbare et cette force de la nature fantasmés et effrayants, cet « objet phobique qui en tant que tel, suscite peur et effroi » depuis le temps du colon, et qui se réintroduit plus tard dans l’imaginaire de la peur d’être assiégé et agressé.
Si l’indésirable était l’euphémisme de la race au début du XXe siècle, on peut dire aujourd’hui de manière réciproque que le racisme est une des formes de la naturalisation de l’indésirabilité. Le racisme se trouve dans le même espace symbolique que celui de la naturalisation du pouvoir en général – pouvoir d’inclure et d’exclure, de trier, sélectionner en général. Dans le même espace symbolique, se trouvent aussi l’hygiénisme (trier le propre du sale, tenir à l’écart le malade, l’errant ou le vieillard) et l’eugénisme (trier les « meilleurs » gênes pour la reproduction et « l’amélioration » de l’espèce humaine) qui sont eux aussi des opérations d’infériorisation dans l’humain et de déshumanisation, ce qu’est le racisme du point de vue de sa finalité.
L’expression est revenue récemment dans l’espace public politique. En mars 2022, la candidate du Rassemblement National aux élections présidentielles Marine Le Pen a dit à propos des immigrés algériens « la France doit pouvoir expulser ses étrangers indésirables », et le même terme a été repris par Jordan Bardella, responsable du même Rassemblement National en septembre 2022. Cela marque le retour de la catégorie politique d’indésirable dans le débat public. Mais de quelle politique s’agit-il ?
Le principe NIMBY (Not In My Back Yard, « Pas dans mon jardin »), bien connu depuis la fin des années 1990 dans les études urbaines [6], s’est étendu au traitement de « l’étranger indésirable », celle ou celui qui peut être abandonné, laissé à la mort voire concrètement chassé à la frontière (nationale ou urbaine). Puis à partir de là (mais avec encore la figure de l’intrus comme menace et/ou embarras), il a atteint la sphère politique et les discours les plus violents et « décomplexés » des (extrêmes-)droites nationalistes et sécuritaires, qui désignent les races noire, brune, jaune ou métisse comme des porteurs naturels ou essentialisés d’indésirabilité. Ce qui semblait d’abord, dans les premières versions des espaces urbains privatisés, être une non-politique devient aujourd’hui un langage et un horizon de la politique, ceux d’une réduction voire disparition du monde commun.