Nos expériences des frontières sont profondément différentes, voire complètement opposées, selon notre genre, notre classe et notre situation de départ, nos conditions de vie, mais surtout notre race [1], notre couleur de peau.
La frontière est invisible, voire inexistante pour celles-ceux qui ont le bon passeport, qui peuvent aller d’un pays à l’autre sans avoir à se justifier, qui voyagent, font les touristes. De l’autre côté, il y a celles-ceux qu’on arrête, qu’on trie, qu’on enferme, estimant qu’elles-ils n’ont pas les bons papiers, ni les raisons suffisantes de venir jusqu’ici. Celles-ceux dont les libertés de circulation et d’installation sont sans cesse entravées par des règlements, des lois, des politiques nationales ou européennes. La frontière a donc cette fonction-là, d’abord symbolique et politique lorsqu’elle devient une ligne qui définit, distingue, discrimine au bon vouloir des États souverains et des lois qu’ils mettent en vigueur. Elle fabrique de l’exclusion en désignant d’un côté des personnes légitimes, légales, désirables et de l’autre, les indésirables, dont l’existence politique est réduite, les droits humains et légaux niés.
Au-delà du symbolique, la frontière possède cependant une existence matérielle incarnée par différents dispositifs de contrôle, de tri, de répression. Les agents de Frontex [2] sont les premiers gardiens des frontières extérieures de l’espace Schengen ; complétés par le déploiement de forces de l’ordre (policières et militaires) qui surveillent, traquent, chassent au faciès les personnes ; un arsenal technologique (caméras infra-rouges, drones…) doublé de dispositifs matériels (grillages, barbelés, murs) assurent la dissuasion et le contrôle. Tous ces dispositifs matériels et humains rendent compte de l’approche sécuritaire et militaire des politiques migratoires européennes et génèrent de la violence envers les individus qui y font face.
L’Europe est une forteresse qui dissuade en violentant et en réprimant. Les frontières se durcissent, s’épaississent et se multiplient, changeant de formes et de lieux. D’une simple ligne séparant deux États, elles sont aujourd’hui partout, conséquences directes des nombreux et excessifs contrôles d’identité qui ont lieu dans les gares, les villes, les foyers d’hébergement, les camps, et qui aboutissent à l’enfermement en centres de rétention [3]. Ces frontières sont aussi des barrières financières, linguistiques, administratives, mentales (des préjugés racistes, des stéréotypes), elles se déclinent mais conservent toujours les mêmes fonctions : contrôler, trier, expulser, enfermer, exclure, discriminer...
Images des frontières
A l’image, à l’écran, comment sont représentées les frontières ? Quelles images en connaissons-nous et quelles expériences traduisent-elles ? Quelles représentations nous transmettent les écrans des télés, des ordinateurs, des cinémas ? Qu’est-ce que cela provoque dans nos imaginaires, collectifs et individuels, dans nos inconscients ?
Les images de franchissements, de passages, de mouvements frontaliers sont légions et mettent en scène des foules de personnes cherchant à tout prix à avancer, à partir ou à arriver. La caméra suit ces mouvements, en capture des images souvent spectaculaires, rend compte de la dangerosité des zones de frontières, des espoirs engendrés comme des peurs et des désillusions. Le film Moi, je suis avec la mariée invente un dispositif filmique insolite : la caméra devient un objet dissuasif qui permet à un faux cortège de marié.es palestinien.nes/syrien.nes de franchir successivement les frontières qui séparent l’Italie du Danemark, sans encombre. Entre fictions et réalités, cette expérience du franchissement reste pourtant peu représentative. En effet, pour d’autres, le franchissement des frontières relève du parcours du.de la combattant.e. Mirages sonde le désert, du Niger à l’Algérie, devenu une frontière à lui tout seul, épaisse, étendue, aride, truffée de zones de contrôles et de trafics qu’affrontent les personnes filmées. La route est de plus en plus périlleuse et longue à mesure que les lois interdisent les passages et n’assurent plus des conditions dignes de voyage. La dangerosité et l’étendue de cette zone-frontière ne doivent pourtant rien à ce qu’on appelle « frontière naturelle » : ce n’est pas le désert en soi qui est dangereux, mais bel et bien le fait d’en faire un espace d’organisation de la non-assistance à ces personnes en les laissant mourir. En se fermant, en s’étendant, les frontières créent toujours plus de dangers, de périls, d’attentes.
La mer Méditerranée est cet espace frontalier, qui n’est pas dangereux pour celui ou celle qui peut y voguer dans un bateau de luxe, mais qui est rendu meurtrier pour celles et ceux qui embarquent sur des canots de fortune. Nous jetterons la mer derrière nous filme cet océan de dangers, un espace rendu risqué et violent à travers une série de portraits et de trajectoires. De l’autre côté des rives méditerranéennes, The land between explore les zones d’attente interminables, de cet entre-deux qui sépare le Maroc des enclaves espagnoles de Ceuta et Melilla. Les rêves et les espoirs s’y heurtent aux frontières barricadées de l’Europe-forteresse : la caméra se fixe alors, se fige, pour filmer l’attente dans ces lieux. Elle nous interroge sur le paradoxe de nommer ces personnes « migrantes » alors même que leur liberté de circulation est niée ou contrôlée et alors même qu’elles sont assignées à l’immobilité.
L’espace-temps frontalier : l’attente
L’attente devient alors un quotidien qui s’enlise dans des zones, des camps, des centres de rétention. Des spectres hantent l’Europe nous emmène dans le camp d’Idomeini, à la frontière gréco-macédonienne. Au moment de la fermeture de cette dernière entre 2015 et 2016, s’est peu à peu installé un camp informel. Une zone de transit devenue zone d’attente, d’immobilité. L’espace de la frontière se transforme en espace de vie, malgré lui, et surtout en espace de mobilisations collectives et politiques, lorsque les personnes en attente décident de bloquer les rails et faire entendre leurs revendications. De même, l’appartement d’Amir dans L’escale : immigré iranien, à Athènes, Amir fait de son appartement un lieu de passages, d’attentes, d’organisation, de résistances. Il y accueille des ami.es, arrivé.es ici en pensant y trouver l’Europe dont ils-elles rêvaient. Dans ce huis-clos, se préparent les passages, les visas et s’organisent ainsi des moments de résistance collective aux politiques répressives. L’attente s’organise, à coups de camps informels ou humanitaires. A Calais, la ville frontière par excellence, des restaurants, des cafés, des églises, des mosquées, des écoles sortent de terre. La jungle, telle qu’elle est filmée dans L’héroïque land, la frontière brûle, apparaît comme un espace vécu, approprié par ses habitant.es, qui s’organisent, construisent, en attendant, toujours, de passer et de partir. La caméra permet ici de mémoriser ce qui va être détruit à l’automne 2017 et nous rappelle à quel point les zones-frontières sont des espaces mouvants, souvent détruits, reconstruits, éphémères car soumis aux volontés politiques qui cherchent systématiquement à invisibiliser, à cacher, à chasser, et à dissuader les personnes.
La présence des forces de l’ordre dans des espaces où elles étaient jusqu’alors absentes les défigure. Les dispositifs de contrôle transforment aussi les représentations des habitant.es locaux.ales qui prennent conscience de l’existence de la frontière. C’est leur espace du quotidien qui se fait espace de solidarité, de soutien. Fucoammare, tourné sur l’île de Lampedusa, met en scène une solidarité vécue au niveau du village, entre habitant.es de toujours et nouvellement débarqué.es. dans les montagnes du briançonnais, entre France et Italie, Déplacer les montagnes évoque ce moment où les habitant.es ont vu et assisté à la militarisation de la frontière, à la mise en place de contrôles de polices et aux violences contre les personnes exilées. Comment ces montagnes deviennent à la fois le lieu de refoulements de milliers de personnes et le lieu d’une solidarité et d’une hospitalité ?
Donner la parole, donner à voir
Face à ces réalités, le documentaire peut porter des paroles, témoigner, rendre visible ce que les politiques migratoires tentent à tout prix de taire ou de cacher. Entre les frontières donne la parole à des personnes enfermées en plein désert, en Israël qui refuse de leur donner le statut de réfugié. C’est sous forme de jeux de rôles et de pièce de théâtre entre demandeur.euses d’asile et Israëlien.nes que, l’instant du film, les rôles s’inversent pour tenter de répondre aux paradoxes de la situation. Le même renversement se fait, dans Les Sauteurs, lorsque deux réalisateurs décident de donner une caméra à Abou pour qu’il filme lui-même son exil, à partir des camps du mont Gourougou entre le Maroc et l’enclave espagnole de Melilla. Donner une caméra pour que Abou filme lui-même son quotidien, c’est une manière de dire, de filmer, de montrer ce qu’il vit, sans imposer de regard extérieur. C’est devenir sujet, et non objet du film. C’est faire de la caméra un outil pour se définir soi-même : un moyen de proposer soi-même la façon dont on veut être représenté à l’écran, de s’approprier son image, de faire du cinéma avec et par les personnes concernées, et non sur ces personnes. Tels sont les propos d’Abou, tantôt filmant, tantôt filmé : « Quand on regarde le monde au travers d’une caméra, on commence à percevoir l’entourage différemment. Je commençais à prendre plaisir à la création d’images, elles ont un sens pour moi, je sens que j’existe car je filme ».
Si la frontière a une existence réelle et des conséquences sur la vie des personnes qui la traversent et y font face, ponctuellement ou au quotidien, elle sert ici de cadre et de décor pour témoigner de situations vécues, d’histoires, de trajectoires et de politiques meurtrières, de temps d’attentes autant que d’espaces de solidarité. Elle est un objet cinématographique par excellence, donnant à voir un espace-temps, caractéristiques propres du cinéma. Les images de frontières permettent de capter, d’hier à aujourd’hui, de conserver et de montrer, leur actualité aussi bien que leur mutation, leur (im)mobilité et toutes les représentations que nous en avons.