N°133

«  La culture, une arme contre la bêtise  »

Ali Djilali, metteur en scène, comédien et militant associatif dans l’agglomération grenobloise, met son art au service d’un acte émancipateur de catégories de populations diverses éloignées de la culture. Ses spectacles s’inspirent souvent des réalités vécues notamment familiales. Son dernier, Le jardin de mon père rend hommage, à travers celui-ci, aux vieux immigrés confrontés à cette ultime migration, la mort, et au dilemme de la dette à payer qu’elle pose  : se faire enterrer auprès des « leurs », au bled, ou de leurs enfants sur la terre de l’immigration.

E. I.  : Ali, vous êtes un homme de théâtre (metteur en scène et comédien) et, d’une certaine façon un acteur social à travers vos engagements dans différentes associations dans la région et l’animation de différents ateliers éducatifs. Ces deux dimensions sont traversées chez vous par une même thématique  : l’autre (l’immigré, la femme, le handicapé, l’autre langue, etc.), récurrentes dans vos spectacles depuis au moins la fameuse prestation avec Abdou El Aydi Les champs de couscous ne donnent plus de blé. Comment vous vous êtes retrouvé à épouser à la fois cette thématique et ces formes d’expression et d’accompagnements  ? Ce n’est sans doute pas étranger à votre parcours et à vos sensibilités personnelles… Vous pouvez évoquer d’abord ce parcours et comment il vous a amené au théâtre  ?

A. Dj.  : En fait, c’est relativement simple. Tout a démarré pour moi, comme souvent pour d’autres, à l’école. L’école fut pour moi un chamboulement à tous les niveaux parce que tout d’un coup ce fut un changement de milieu (j’y fais allusion dans mon spectacle Famille nombreuse et aussi dans mon prochain spectacle). En rentrant au collège puis au Lycée, il se passe quelque chose pour moi. A la maison, il n’était pas question de théâtre évidemment, ni même tout simplement de livre. Les seules choses qui existaient pour nous en termes de «  culture  », c’étaient la radio et la télévision. Et donc la première chose qui s’est révélée en moi dès l’école primaire, c’est que j’étais un bon récitant, et notamment de poésie. J’avais d’ailleurs obtenu des félicitations, un prix sous forme de livres de poésie, etc. à l’école primaire. Et j’ai continué cette passion au collège, je lisais bien. Et les profs m’encourageaient. C’est comme ça que c’est venu. Et la première fois que j’ai fait du théâtre, c’est au lycée. En allant à Strasbourg (j’étais à l’époque à Bischwiller), on nous emmenait voir des spectacles au Théâtre national de Strasbourg. Et là je découvre un monde que je ne connaissais pas mais qui me parlait. On avait un prof de gym qui faisait du théâtre et je suis rentré là-dedans en amateur. Je me rappelle, le premier spectacle dans lequel j’ai joué, c’était Le bal des voleurs d’Anouilh, puis une pièce d’Ionesco où je jouais le rôle d’un médecin. Et c’est comme ça que j’ai découvert le monde du théâtre. Je n’avais pas du tout l’idée d’en faire une carrière professionnelle. Mais il y avait sans doute aussi à la base, ma façon de raconter les choses, peut-être par le biais de mon père qui aimait bien raconter. On est des raconteurs d’histoires dans la famille. Et donc, je rencontre des copains à Strasbourg et je rentre dans un groupe qui s’appelle Veule, c’étaient des comédiens qui montaient des spectacles comme Passe-moi le sel, la mer est fade, et quelques autres pleins d’humour. Et là je découvre le milieu artistique professionnel à Strasbourg tout en pratiquant en tant qu’amateur. Et c’est comme ça que la petite étincelle va naître. Je faisais du théâtre en amateur et j’ai vu le spectacle de Lavaudant, Les géants de la montagne je crois, qui a été donné au Théâtre national de Strasbourg et il y avait Diden Berramdane dedans. Et quand il a fallu que je fasse un choix de métier et me préoccuper d’un diplôme, je me suis dirigé vers le métier d’animateur socio-culturel. Ce qui me plaisait là-dedans, c’était plutôt le culturel que le socioculturel, mais je n’y connaissais rien encore. Et on m’a dit qu’à Grenoble il y avait une formation à ce diplôme. Et c’est comme ça que j’ai débarqué à Grenoble et retrouvé Lavaudant qui était à l’époque à la Maison de la Culture de Grenoble. Et c’est comme ça que j’ai rencontré également, au Théâtre de la transparence, Marie-Clotilde Aubrier (en ce moment je répète avec elle d’ailleurs et elle m’aide aussi pour mon spectacle) et continué à jouer en tant qu’amateur dans quelques pièces qu’elle montait (un petit gardien de musée dans un Van Gogh, dans une pièce de Kafka…). Et petit à petit, il y a un glissement qui va s’opérer et je joue avec le metteur en scène marocain Boumeghra. Par ce biais, je rencontre aussi Abdou El Aidi qui arrivait d’Algérie. Boumeghra avait monté Scapin on the rock, c’était du Molière version rockabilly, avec la banane et tout ça. Et donc, petit à petit, je commence à mettre le pied à l’étrier en étant dans le milieu (je déchirais les billets d’entrée à la Maison de la Culture) et je commence à monter des spectacles. Et, un jour, avec Abdou, on a eu l’idée de dire, tiens, on a joué dans des Molière, etc. mais là, il y a la montée du Front National, il y avait des choses qui se disaient sur les étrangers, sur les arabes (comme quoi ça n’a pas beaucoup changé depuis  !), et on s’est dit, nous en tant que comédiens, qu’est-ce qu’on peut faire  ? Comment on peut se positionner sur cette question-là  ? Et c’est comme ça qu’on a créé Les champs de couscous. Cette pièce était vraiment liée à la question de l’image, des représentations. Moi, je venais d’Alsace, j’avais grandi en Alsace, je parle le patois alsacien, je parle le français, je parle l’arabe dialectal avec mes parents. Et j’entendais de l’autre côté ce truc  : «  il faut que ces mecs-là s’intègrent  ». Et tu te dis, attends, moi je connais les chansons un peu grivoises alsaciennes qui font partie du patrimoine musical alsacien, je maîtrisais ça, et de l’autre côté j’entendais dire vous devez, vous devez… C’était en fait pour répondre à ça. Après, moi j’avais plein de questions, je n’avais pas d’expérience d’écriture, mais, avec Abdou, on s’y est mis, en réaction à ce qui se passait politiquement et en tant qu’artistes d’origine maghrébine. Parce que là, ce que nous pouvions faire, d’autres copains acteurs ne pouvaient pas le faire. Parce que c’est un langage et c’est un univers qu’ils ne connaissaient pas. Et moi j’étais à la frontière de plusieurs cultures et Abdou venait d’Algérie. Il m’a apporté la culture et la langue de là-bas. Et du coup on s’est amusés à jouer avec tout ça en attaquant les fameux clichés  : l’arabe qui se fait contrôler par les flics, etc. Mais on ne voulait pas un truc larmoyant, on voulait un truc marrant. Du coup, on a écrit sur le contrôle  : nous, on est contrôlés, extrêmement contrôlés mais on est contents d’être contrôlés  ! Comme si c’était une drogue, et ainsi de suite, sur le tabou du porc, etc. Mais il fallait aussi fustiger de l’intérieur, par exemple l’intégrisme religieux. Ce n’était pas facile, mais on avait fait un commentaire de match de football en citant juste des versets coraniques. L’idée, c’était qu’il y avait un enterrement pendant la coupe du monde de foot. Il fallait trouver deux religieux pour veiller un mort, mais ils avaient accepté à une seule condition, qu’il y ait un téléviseur pour regarder en même temps le match. Donc il y a le mort d’un côté et le match à la télé de l’autre. Et ça  ! c’était toucher à quelque chose qui était inimaginable, au sacré le plus sacré. On le ferait maintenant, il y aurait des fatwas, etc. On a attaqué ça, on a attaqué la question du porc, parce que c’est vrai, il y a des gens de culture musulmane qui mangent du porc. Et moi, en Alsace, j’étais bien placé pour le savoir  !… Donc, il fallait casser un peu tous les clichés et les mensonges, etc. et c’était le premier spectacle qu’on avait monté avec Abdou en 1988, Les champs de couscous ne donnent plus de blé. A la suite, il y aura Les valses des cigognes, où il s’agissait de perdre les gens sur la question de l’identité. Ils veulent te placer à un endroit et toi tu réponds d’un autre...

E. I.  : Cette dimension de savoir décaler le propos par rapport aux discours courants, et même sérieux comme en ce moment les débats virulents sur « l’islamophobie », c’est vraiment une des fonctions de l’apport artistique quel que soit son registre, une manière de recadrer le débat comme on dit ou de recadrer l’«  image  » en quelque sorte en faisant surgir l’invisible dans le visible… Mais vous, vous le faites également à partir de votre histoire biographique. Cela fait quelques spectacles maintenant que vous vous puisez dans votre propre histoire. A quel moment il y a eu ce retour sur votre propre histoire  ?

A. Dj.  : Elle était là d’entrée de jeu si je puis dire. Dans Le champ de couscous, toutes les histoires qui sont racontées, à part quelques-unes que Abdou avait rapportées, étaient des histoires inspirées de mon vécu et notamment familial. Ma sœur qui fuit la maison familiale à 21 ans, au fin fond de l’Alsace, avec des parents qui étaient paysans avant, nés dans les années 1920 en Algérie. C’était dingue. Mon père était fou… Je voulais, à travers cette histoire, montrer que nous, les fameux «  maghrébins  », «  arabes  » soit-disant misogynes, etc. je voulais montrer qu’à l’intérieur des familles, il y en a qui se lèvent et se battent et parfois contre leurs propres familles. Contre les tabous, contre les crispations, ce que les générations précédentes ne pouvaient pas faire pour mille raisons. Moi, je me suis battu, notamment avec ma mère, j’ai beaucoup résisté à certaines choses et tellement qu’à un certain moment, ma mère m’appelait bocado (avocat) parce que je prenais la défense de ma sœur. Et pourquoi  ? Parce que j’avais des copines au lycée, je voyais comment elles vivaient et cela n’avait rien à voir avec le vécu de ma sœur à la maison. Il y avait quelque chose qui n’allait pas. Mais j’étais seul dans la fratrie à le faire. Ce n’était pas évident… Bref, je ne pouvais que m’appuyer sur mon histoire vécue pour pouvoir raconter ces choses-là. Je ne pouvais pas les inventer ces histoires. Comme dans le spectacle que je prépare en ce moment, je n’invente pas, je pars d’une certaine réalité et je l’étire, je théâtralise, j’exagère certains traits. Mais le fond est tiré de mon expérience familiale. Parce que, à travers cette famille, je pense que je raconte quelque chose d’important et de sensible sur la société actuelle. Sur les rapports identitaires, sur les assignations à quelque chose, etc. Moi je maîtrise l’alsacien et l’arabe mais celui qui m’assigne, il connaît quoi, il maîtrise quoi du soi-disant arabe à quoi il m’assigne  ? Il ne connaît peut-être même pas ce à quoi il veut m’intégrer  ! Et ça va où tout ça  !... Moi j’ai été bercé par les chansons alsaciennes et françaises, par Adamo, Sylvie Vartan, etc. c’est Douce France, pays de mon enfance comme le chantait Carte de séjour. Du coup, j’en avais marre que l’on me demande sans cesse «  vous êtes d’où  ? C’est quoi votre culture  ? etc. Cela fait des décennies que l’on vit ensemble, il va falloir peut-être maintenant aller plus loin. A travers le spectacle sur ma mère, c’était une manière de dire que nos mères sont pareilles aux vôtres. Ce sont des mères et des mères méditerranéennes. Le plus beau cadeau c’était quand une mère était venue me dire «  moi, je ne suis pas une mère méditerranéenne, mais j’aimerais bien que mon fils vienne voir votre spectacle parce que quand vous parlez de votre mère, il aurait besoin d’entendre ça.  » Et là, c’était gagné  ! Des gens se sont projetés dans mon histoire… Donc oui je parle de mon histoire familiale, parce que dans ces familles modestes, vous avez toute la société, il y a des gens normaux et des délinquants. Un jour, je me suis dit, «  est-ce que tu oserais parler de ça  ?  ». Et bien oui, j’en parle mais pour dire que tous les parents ne protègent pas leurs fils quand ils dérivent, parce que c’est une honte familiale et sociale. Les dérives n’ont rien à voir avec la culture ou l’identité, etc., ce sont des drames familiaux extraordinaires. Il faut en parler pour rendre ces familles humaines dans les regards des autres…

E. I.  : C’est en quelque sorte des témoignages des enjeux sociaux, identitaires, de la filiation, etc. C’est le cas également dans le spectacle que vous préparez Le Jardin de mon père…

A. Dj.  : Le jardin de mon père, ça parle de la vieillesse, de la fin de vie et de la mort. C’est comment dans la fin de vie, à travers l’histoire de ces «  immigrés  »-là, voir ta propre histoire. Parce qu’on ne parle pas de cette vieillesse-là et de cette mort-là. On ne parle pas des cimetières et des carrés musulmans. C’est tabou, alors que c’est un vrai problème les carrés musulmans. Aujourd’hui, c’est, est-ce que tu vas te faire enterrer en Algérie ou tu vas te faire enterrer ici  ?… J’ai l’exemple de deux oncles qui se sont faits enterrer en Alsace. C’était un scandale au sein de la famille. Donc, c’est important parce que les choses ont bougé et on fait avec. Alors que tout le temps on n’entend parler que du fait que nos parents ne sont pas nés ici. Et bien, ils y meurent et c’est tout aussi important… C’est pour ça que j’essaye toujours de me demander  : ce que tu racontes, est-ce que ça a un sens qui va au-delà d’un récit autobiographique. C’est comment est-ce que ça peut toucher au-delà de mon histoire personnelle...

E. I.  : Toucher au-delà de l’histoire personnelle, c’est à la fois partager, une émotion, un regard, une histoire, etc. et en même temps travailler le regard des différents publics en travaillant autrement les représentations sur l’immigration...

A. Dj.  : Tout mon travail en fait, ça a été de casser les représentations que l’on construit sur les immigrés. Les maghrébins sont comme ça, les musulmans sont comme ci, etc. Non, ils sont comme tout le monde, il y a juste la couleur qui change ou, si on veut, les épices  ! C’est la question humaine qui m’intéresse, parce que à travers ça, un homme ou une femme qui décèdent ici ou là, c’est la question ou la vérité humaine qui nous parle. Que l’on ne s’arrête donc pas à la couleur de la peau. Je voudrais que les gens soient touchés par le fait que mon père va partir ou que ma mère va partir parce que ça va leur renvoyer la question  : l’autre, c’est quelque part moi. Ça a toujours été la question que je me suis posée. Ce qui est dramatique avec l’humain, c’est qu’on est toujours obligé d’expliquer, de justifier tout le temps. Moi j’essaye d’aborder ça d’une façon humoristique. C’est le rôle de l’artiste comme témoin ou baromètre de la société, trouver le biais par lequel faire comprendre ce qui ne semble pas évident aux yeux de certains. Ce qui est important, c’est comment créer l’empathie par rapport à une histoire, comment se rapprocher des gens et apprendre à mieux se connaître. Je raconte dans mon spectacle une rencontre entre morts, où les musulmans appellent les autres à venir enfin échanger et dialoguer avec eux, et enfin faire la paix. Je me suis posé la question là encore à partir du décès de ma sœur. Elle est enterrée dans un cimetière où il n’y a pas de carré musulman. Et donc, je me suis posé la question, pourquoi est-ce que dans la mort on est également séparés  ? On a côtoyé toute notre vie Pierre, Paul et Jacques et pourquoi, après la mort se faire enterrer séparément  ? Je peux le comprendre pour mon père qui a vécu de l’autre côté, mais pour nous, pourquoi ne pas être enterré à côté de Jean-Paul... «  Tiens salut, tu vas bien  ? Je vais être enterré à côté de toi  »… Mais je pense que certains ne doivent pas voir ça d’un bon œil  !… Donc voilà, c’est comment casser ces représentations…

E. I.  : C’est la force du théâtre. Parce que si tu fais un colloque là-dessus, ça va tourner tout de suite au pugilat, non  ?

A. Dj.  : Sans doute. En même temps, il y a des enjeux importants derrière. Comment faire lien entre les générations si les enfants d’immigrés ne se font pas enterrer ici  ? Si je me fais enterrer moi au bled, mes enfants ne viendront jamais se recueillir sur ma tombe. Si ces questions peuvent tourner en pugilat, c’est justement parce qu’on n’en parle pas, c’est rarement abordé. Moi j’ai la chance d’avoir eu un père qui parlait tranquillement de la mort  :«  oui, je vais mourir et alors, et je veux être enterré dans le petit cimetière du bled. Si vous, vous voulez être enterrés ici, débrouillez-vous  ». Il en parlait d’une façon décomplexée et il avait choisi d’être enterré en Algérie. Il avait déjà pris la fameuse «  assurance  » là-dessus [pour le rapatriement des corps], En fait, il nous avait dit un jour qu’il avait pris cette assurance pour tous les membres de la famille  !...

E. I.  : Pour les anciens, c’est sans doute une manière de payer une dette, la dette contractée par le départ justement...

A. Dj.  : Oui, c’est vrai. D’ailleurs, son idée à lui, comme d’autres de cette génération, c’était le retour en Algérie. Mais le retour était suspendu dans une attente infinie. On attend parce que la situation n’est pas terrible ou que cela s’améliore un peu, etc. Et puis le temps passe et tout change et personne ne retourne. Donc, oui, c’est sans doute une forme de rachat de se faire enterrer au bled, mais en passant par le «  sous-sol  », comme disait Rachid Benzine parlant d’une «  intégration par le sous-sol  »...

E. I.  : C’est peut-être plus une question de transmission entre les générations que d’intégration. Une fois la coupure faite par la première génération aussi bien au niveau de leur départ que de leur volonté de se faire enterrer au pays, c’est une autre page qui s’ouvre et engage dans une autre perspective. C’est une prise de conscience d’un déplacement qu’on pourrait dire mental et non plus seulement géographique, au-delà de tout discours intégrationniste. C’est la prise de conscience que la vie est un devenir et ne se résume pas au passé et que la dette pour ceux qui sont nés ici est aussi celle par rapport à leurs propres enfants…

A. Dj.  : C’est clair. Moi, je suis arrivé ici à l’âge de trois ou quatre ans. Donc, c’est là où j’ai grandi, là où j’ai construit toutes mes relations, là où je passe ma vie. C’est le «  doux clocher  » du village où j’ai grandi… Et c’est vrai que la question est  : quoi et comment transmettre  ? Circoncire ou ne pas circoncire les enfants, comment se positionner par rapport à la religion, etc. Sans cesse dans notre histoire, on se trouve obligé de se positionner et intimement, de manière à pouvoir dire à ton fils  : demain si on te demande si tu manges du porc, tu diras que tu manges du porc et que cela ne regarde personne. Ou, si tu bois de l’alcool, cela ne regarde que toi. Sinon, qu’est-ce que tu communiques à tes enfants du trouble que tu as vécu  ? Parce que nous, on était dans le trouble, dans le trouble des parents et dans l’hésitation entre leur monde et le nôtre… C’était très difficile. La pire des choses que j’ai osé dire à ma mère, c’était le jour où je lui avais sorti  : «  je ne comprends pas pourquoi tu t’acharnes sur ta fille. C’est que tu dois être jalouse d’elle  », et là qu’est-ce que je n’ai pas dit  ! Mais c’est ça le trouble  : c’est un miroir trouble entre les générations. Mais, quand ma mère allait en Algérie, elle voyait bien que les conditions des femmes là-bas ne sont pas terribles et qu’en fait, elle préférait la France… Voilà, c’est compliqué tous ces déchirements…

E. I.  : Ce n’est pas pour rien finalement que votre parcours n’a pas été seulement celui d’un comédien ou d’un metteur en scène, mais celui d’un animateur social...

A. Dj.  : Tout mon théâtre a évolué en appui sur mon activité sociale. Je fais beaucoup d’actions socio-éducatives avec des groupes qui sont parfois éloignés des pratiques artistiques, des jeunes ou moins jeunes, des maghrébins et des non maghrébins, que ce soit dans des Centres éducatifs fermés ou avec des jeunes des quartiers, etc. J’ai mis un tas d’ateliers divers en place pour transmettre quelque chose que j’ai dû moi me bagarrer pour l’avoir. Mais certains ont le courage d’y aller. Je pense à un jeune qui est maintenant à la Comédie de Saint-Étienne. On avait fait un spectacle avec Chantal Morel, il y avait une quinzaine de personnes du quartier. C’est moi qui étais allé les chercher. Ils n’avaient jamais mis les pieds dans un théâtre, c’était des lieux réservés aux autres… C’est ça aussi notre fonction. C’est d’ouvrir des portes que d’autres ne peuvent pas nécessairement ouvrir. Quand j’entends des youyous de femmes dans les salles où je joue, c’est un pur bonheur. Quelque part, elles se retrouvaient dans les histoires que je raconte. Et en même temps, on est dans un acte artistique et elles côtoient le monde culturel… Donc, non ce n’est pas un hasard si je travaille souvent avec des gens issus des quartiers populaires. Parce que toute ma vie, c’était ça. Toute ma vie j’ai côtoyé des gens qui étaient éloignés de la culture, donc, je sais comment leur parler, mais je reste dans une grande proximité avec eux. Les jeunes quand ils ont un problème, ils me téléphonent et on essaye de trouver une solution. Ce n’est pas juste l’action artistique, c’est au-delà…

E. I.  : Vous vous définiriez comme un militant  ?
Ou comme faisant un théâtre militant  ?

A. Dj.  : Oui, je ne sais pas comment dire, mais je ne sais pas faire du théâtre juste comme ça pour faire du théâtre. J’ai besoin de donner un sens à ce que je fais. Alors, c’est vrai qu’aujourd’hui, on utilise beaucoup le théâtre dans le milieu de l’action sociale. On appelle ça «  culture et lien social  », «  sensibilisation des laissés pour compte ou les empêchés de la culture  », etc. C’est bien. Il faut rapprocher tous ces mondes. En tout cas, c’est mon côté socio-culturel, à la base, que j’ai gardé. Je n’ai jamais vraiment pratiqué en tant qu’animateur au sens professionnel, mais je le pratique à travers le théâtre.

E. I.  : À partir du parcours que vous venez de décrire et des enjeux «  socio-culturels  » justement qui le traversent, quel regard portez-vous sur les politiques culturelles mises en place, notamment en direction des populations dont vous parlez  ?

A. Dj.  : Sincèrement, je pense qu’il y a une prise de conscience des politiques sur les enjeux mais il n’y a pas les moyens pour le faire. La MC2 [Maison de la Culture à Grenoble] m’a contacté plein de fois pour essayer de voir comment est-ce qu’on pourrait toucher ces publics. Ils ont toute une équipe qui travaille sur Culture et Lien social. Pareil dans les MJC, MDH, les Centres éducatifs, etc. Mais le problème c’est qu’il n’y a pas de moyens. Pratiquement tous les comédiens travaillent dans ce cadre de culture et lien social. Parce que la culture est fondamentale. Moi, ça m’a sauvé la vie. C’est grâce à la culture que je suis là où j’en suis. Ça m’a ouvert les yeux sur le monde. La culture est extrêmement importante. Quand je me compare aux copains que j’ai laissés dans mon quartier, j’ai l’impression que leur monde est assez fermé. Cette ouverture sur le monde, elle m’a été donnée grâce aux personnes que j’ai côtoyées dans le monde de la culture. Réaliser que le monde est vraiment culturellement divers, c’est important. C’est la meilleure manière de combattre les préjugés (contre l’homosexualité, la place de la femme, les autres, etc.). Qu’est-ce que je fais quand je tombe sur des personnes qui sont pétries de ces préjugés  ? Je leur demande «  tu ne veux pas jouer le rôle d’une nana  ?  ». «  Ah non, ça va pas la tête, je ne suis pas une nana  !  ». Je dis «  C’est quoi le problème, c’est du théâtre  », ils me disent «  Oui, mais les gens vont me prendre pour une tantouze, etc.  » et je leur montre «  Moi, je le fais. Est-ce que j’en suis une  ?  ». Et en faisant cela, j’essaye de changer les représentations… Donc, la culture, et le théâtre en particulier parce qu’il met dans des jeux de rôles qui ne sont pas nécessairement la personne elle-même. Je faisais un atelier avec des jeunes d’un Centre éducatif fermé. Je leur montre les costumes et je les laisse. Et un jeune de 14 ans monte sur le plateau avec des hauts talons, il était extraordinairement beau, mais il avait compris le truc. Il jouait. Son éducateur en était resté scotché  ! Le jeune avait pigé le principe que ce n’est pas en se déguisant qu’il épousait le masque de son déguisement... Ça, ce sont des petites portes que la culture permet d’ouvrir en emmenant les gens à des endroits où ils ne pensaient pas pouvoir aller d’eux-mêmes. J’ai souvent à faire à ce genre de situation. Donc, ça va au-delà du fait de faire du théâtre. L’autre jour un jeune me dit «  Ouais, je me suis engueulé avec des flics, ils m’ont demandé mes papiers  !  », je lui dis «  pourquoi tu n’as pas tendu tes papiers simplement et calmement  ?  », «  Oui, mais j’aime pas les flics.  », etc… Donc, tu es obligé de refaire, réexpliquer les choses, et moi, ils m’écoutaient parce que j’étais animateur de théâtre, issu du même type de quartier et de la même expérience, issu de l’immigration, etc. Je peux aller avec eux au-delà de leur sensibilité à fleur de peau. Et ils ne peuvent pas me taxer de quoi que ce soit. Elle est là la différence. Donc, quand je fais un atelier, ce n’est jamais juste un atelier de théâtre, c’est toujours autre chose qui porte sur les représentations au quotidien, sur ce qu’ils vivent. Après, je ne sais pas ce que ça fait, je dis et je laisse évoluer avec… Mais, c’est vrai l’État devrait mettre plus de moyens là-dedans. Nous, les comédiens, on fait ça pour trois fois rien, c’est parfois difficile, mais il faut être là…

E. I.  : Justement, quand on regarde en zoomant en quelque sorte d’un peu plus loin, tous ces problèmes, ces conditions, ces situations dans lesquelles les gens, ou une catégorie de gens, sont empêtrés parce que justement les portes et notamment culturelles leur sont fermées dans un monde qui se dit pourtant un monde ouvert, «  devenu village  », etc. ça interroge quand même sur le rôle des politiques aujourd’hui et des choix prioritaires qu’ils font quant aux moyens…

A. Dj.  : Je crois que les politiques manquent de courage. Ce n’est souvent que des positions électoralistes. Tous les discours sur les migrants ceci et les migrants cela, c’est insupportable. Ce sont des discours qui obéissent à des stratégies électoralistes d’abord. Ça en finit par devenir choquant. Depuis mon premier spectacle, j’ai l’impression qu’on en est toujours au même endroit. Ça a même empiré. «  Les immigrés bouffent toujours notre pain et en plus ils vont nous «  remplacer  »  !  ». C’est du délire… Nos parents ont contribué à la construction de ce pays et nous on travaille, on continue différemment cette œuvre, alors quoi  !?… Mais, je pense que ce n’est pas seulement en France, c’est aujourd’hui partout dans le monde, y compris dans les pays du Maghreb avec l’arrivée des sub-sahariens dans ces pays, c’est mondial ce truc-là et ça fait peur. Où on va comme ça  ? On a l’impression que les gens sont aujourd’hui livrés à eux-mêmes et qu’ils doivent se débrouiller comme ils peuvent, là où ils peuvent. Je me dis que si j’étais à leur place, je ferais tout simplement la même chose  : je fuirais moi aussi pour sauver ma peau ou mettre mes enfants à l’abri. C’est un monde en train de crever au lieu de partager et de s’accueillir…

E. I.  : Le monde court mais les politiques font du sur place…

A. Dj.  : Les politiques ont peur, localement comme nationalement. Bien sûr il y a des Politiques de la Ville qui abordent les questions d’aujourd’hui, les discriminations, le harcèlement, etc. C’est bien. Mais, financièrement, ce n’est pas grand-chose. Comment répondre à ces questions qui gangrènent la société aujourd’hui si on ne met pas les moyens adéquats  ? La culture, c’est important, tout le monde est d’accord là-dessus, mais sans moyens qu’est-ce que tu fais  ? Vous avez plusieurs structures qui, aujourd’hui, essayent de développer ces choses-là mais sur leurs deniers propres ou elles sont encore capables de trouver des fonds spéciaux. Elles savent que la culture est un vrai enjeu. Mais quand vous n’avez pas les moyens propres, comment faire  ? C’est cet abandon qui crée par la suite l’ignorance, le racisme, etc. La culture, c’est la relation humaine. Si on ne cultive pas cette relation, on régresse, c’est le délire du «  grand remplacement  », etc. Mais remplacer qui par qui quand il s’agit de l’humain  ?… C’est quand même grave ce qui se passe en ce moment… Alors après tu crées ton petit milieu, ton univers pour t’en sortir, mais on dit  :«  ils sont communautaires  »  ! Mais il faut bien se mettre à l’abri de la bêtise de ce monde devenu fou  !…

E. I.  : Revenons à votre parcours. Quels regards portent vos parents ou vos enfants sur vos spectacles  ?

A. Dj.  : Ma mère, quand elle a vu en entier le spectacle, à la télé, elle m’a dit «  Mais, tu ne te moquerais pas de moi  ?  », et puis on en a discuté. En même temps, je me souviens d’un moment où j’étais dans un supermarché avec mes enfants, et à un moment mon fils me dit «  Papa, il y a un arabe qui nous suit  ». C’était au moment où je donnais Famille nombreuse. Alors je lui explique «  Mon fils, toi aussi, tu es d’origine maghrébine, etc.  » même si sa mère est protestante du nord. Bref, je me retourne et je vois un barbu qui tient à la main un flyer de mon spectacle. Alors, il s’adresse à moi en disant  : «  Mon frère, tu n’as pas honte  ? Pourquoi tu as marqué bezzoula [sein], c’est hram [illicite]  !  ». Je lui demande  : «  tu n’as pas tété les seins de ta mère  ?  », il me fait oui et je lui dis  : «  Je parle de cette bezzoula-là, pas celle à laquelle tu penses toi. Alors viens voir mon spectacle et après on discute.  »… Donc la culture, c’est une arme contre toute sorte de bêtise  !