N°133

Editorial

par Abdellatif CHAOUITE

L’image, figée ou en mouvement, circule dit-on ou défile, d’un média à l’autre ou en boucle dans le même. L’image migre et nous dit sans doute quelque chose du Monde en migration (titre de la biennale de Traces Auvergne-Rhône-Alpes 2018) qui spécifie le présent que nous vivons (migrations des biens, des symboles et des humains). Reste à savoir si cette migration des images gagnant en profusion (en quantité et en continuité) sur nos écrans ne nous suggère pas également, et pour reprendre le mot de M. Blanchot dans L’entretien infini (Gallimard), que «  pour dire vrai, il faut penser selon la mesure de l’œil  »...

Peut-on (doit-on) penser les migrations humaines selon seulement cette «  mesure de l’œil  »  ? Question fort délicate. Comme tout ce qui fait événement – ou le devient par l’image et la rapidité de sa circulation justement – les migrations donnent lieu aujourd’hui à un foisonnement de vues qui peuvent servir des «  dires  » différents. Ceux d’une «  balistique émotionnelle  » (notamment ici de la peur, de la pitié ou du rejet) ou, et pertinemment, ceux de la construction d’un «  regard critique  » (M.-J. Mondzain) qui mesure, au-delà de la portée de l’œil, un devenir de la communauté-monde et les responsabilités de tous dans sa construction. Car, ces vues ont des effets sur les imaginaires (elles les façonnent autant qu’elles s’en nourrissent) et autant par ce qu’elles montrent que par leurs «  hors-champs  ».
L’image témoigne. Elle fait trace et archive pour les mémoires et pour l’histoire (Y. Gasteau, M. Chauliac, D. El Yazami). Les images des migrations du XXe siècle (plus rares ou moins accessibles sans doute jusqu’aux années 1980) nous permettent aujourd’hui de mieux saisir ou de mieux com-prendre (prendre avec) ce qui s’était passé et comment cela s’était passé en des temps où les migrations étaient parfois aussi importantes qu’aujourd’hui (A. Dubois). Expositions, publications et documents divers en témoignent. L’image est donc aussi notre aide-mémoire. Elle nous rappelle que notre présent ne peut s’interpréter seulement de lui-même et par rapport à lui-même (sans hors-champ), mais recèle (parfois semble même répéter) les modalités des «  présents  » passés. Certaines images en tant que représentations stéréotypées du migrant (ou de certains migrants) traversent des générations sans pour autant éveiller de soupçons, comme si elles se chargeaient seulement aujourd’hui d’un contenu supposé construit par les rapports de la réalité présente… Les images des im-migrants (d’hier et d’aujourd’hui) témoignent donc et «  illustrent  », mais aussi fictionnent les réalités par rapport à leur temps, font «  mirage  » (D. Renaux)… Le recul nous aide à décrypter ces fictions.

Enfin, l’« image » (photo, illustration ou représentation) des migrants est aussi produite aujourd’hui par les concernés eux-mêmes. Les «  smartphones  » et autres TIC dont le marché a imposé l’usage, mais aussi les «  dires  » des im-migrants eux-mêmes (F. Mabanza) ou de leurs descendants permettent une production et une circulation d’«  images  » construites par les migrants ou des mises en représentations sur scène (A. Djilali). Que nous révèlent ces images des évolutions de l’histoire contemporaine des migrations  ? Produisent-elles un nouveau regard ou une nouvelle mesure «  de l’œil  » ou de la parole sur les migrations  ?…

L’image est sans doute le média qui parle le plus directement à l’imaginaire. Cette proximité nécessite cependant la plus grande prudence. Car, l’image reflète mais ne réfère pas la réalité (elle n’en est pas le référent mais un signe ambigu). D’où la grande difficulté à traiter de l’image de manière décontextualisée. En même temps, elle est un des supports les plus riches (beaucoup d’artistes s’en emparent actuellement pour «  parler  » à l’opinion publique de manière sensible : documentaires, expositions, bandes dessinées, affiches, etc.).

Ce numéro d’Écarts d’identité explore (en termes de réflexions et de manières de faire ou de fabriquer) certaines des pistes concernant la mise en images des migrations. Il fait suite au festival de Traces Images migrantes qui s’est déroulé à Lyon au mois d’octobre dernier (S. Escande, Tillandsia) et fait écho à d’autres manifestations (Rencontre inter-réseaux mémoires-histoire, Cinémas d’Europe, migrant’scène...) qui se préoccupent d’un certain «  dire vrai  » sur les migrations d’hier et d’aujourd’hui.

Abdellatif Chaouite