En guise d’introduction, mon approche se veut d’abord un questionnement sur la représentation du récit migratoire dans l’imaginaire collectif. Loin d’émettre des vœux, mon regard est avant tout questionné par mon propre sort d’être humain confronté à cette représentation. Il résonne du rapport entre « Moi et l’Autre » tel qu’interrogé par le pouvoir du monde-écran qui construit l’image des uns et des autres.
Le philosophe Emmanuel Levinas définit « Autrui, comme ne faisant pas nombre avec moi » [1]. Il entend entre autres par-là que « La présence d’Autrui ou expression, source de toute signification, ne se contemple pas comme une essence intelligible, mais s’entend comme langage et, par-là, s’évertue extérieurement » [2]. L’on voit, dans cette définition, l’inaccessibilité de l’Autre à mon intelligence. « Sur lui je ne peux pouvoir » [3]. Ceci me permet de poser la problématique de l’image comme preuve des faits avérés et défi identitaire. Or, le XXIe siècle pense dans les images, celles-ci portent une nouvelle manière d’appréhender le monde. Elles nous y rapprochent et, en même temps, créent des barrières et fixent des frontières.
La figure du migrant existe-t-elle finalement en dehors des images qu’on en donne ? Voilà une interrogation qui vient sans doute conjecturer la responsabilité des images sur le sort du migrant.
L’épopée migratoire
dans l’imaginaire collectif
Le récit migratoire est aujourd’hui questionné par les écrans, le face-à-face du rendez-vous est, lui, souvent plus douloureux. Condamné par l’absence de regard, car représenté par les images qui transforment le faux en vrai, le migrant perd sa langue.
« La mise à l’épreuve d’une humanité niée est prégnante dans plusieurs récits évoquant l’arrivée aux îles Canaries puis le placement en centres de rétention. » [4] Certaines images qui en dessinent l’épopée sont empreintes de violation des droits de l’homme. D’autres en font un buzz, une forme de publicité dont le leitmotiv est de reproduire des fausses représentations du migrant. Ce type de mise en image camoufle une volonté d’altération et alimente une politique obscurantiste qui construit un mythe sans vérité objective autour du migrant.
Les images peuvent fasciner ou fantasmer l’idée de l’espace et de son appropriation. Elles forcent alors le coup d’œil sur l’histoire ouvrant une perspective qui pense le monde en elles, pour elles et par elles. Et pour cause, il se forge dans ce paradigme un mythe rapportant à une idée abstraite, une image décrochée du réel.
L’épreuve d’une humanité niée, loin d’être un phénomène hors les murs dévoile le « visage » humain hors ses frontières. « Dépouillé de sa forme même, le visage est transi dans sa nudité. Il est misère. » [5] Dans l’éthique de Levinas, le visage me sort de ma léthargie et n’est représenté par aucune image. Le visage dépasse toute représentation et le secours qui lui est dû est dans ma conscience : « Autrui est en détresse et sa responsabilité m’incombe ». L’autre est le même de l’humanité.
Le migrant pense la mobilité
Le nouveau tableau de la représentation du parcours migratoire par les migrants est caractérisé par une démarche réflexive dans l’action de l’insertion. Cette pratique consiste à apprendre, par l’expérience des autres, des nouveaux repères. C’est une sorte de vivre ensemble pour survivre. Dans ce contexte, il se développe « un réseau d’entraide » qui renforce une image positive d’estime de soi. Cette pratique réflexive a pour référence l’adoption dans la pratique quotidienne, de l’expérience des « aguerris – anciens - autrement appelés : blessés de guerre de la migration ». Ce paradigme de la mobilité comme démarche réflexive de la migration dans l’action de l’insertion passe par le partage des expériences. Cette image autoportrait est moins connue dans les milieux politiques.
En 2017, l’observatoire Orspere-Samdarra [6] a mis en place, à Lyon, un séminaire autour de la thématique « paroles, expériences et migrations ». Un dispositif pour échanger, discuter et partager les connaissances expérientielles autour des huit thèmes choisis par les participants, tous ayant connu l’expérience « migratoire ». Ce séminaire auquel j’ai participé, a eu un effet très positif sur les co-participants.
Souvent, les migrants intègrent une vision dévalorisante, d’auto-dénigrement et d’auto-destruction. Une auto-censure qui vient ratifier et réaffirmer la voix d’une politique terrorisante envers eux. Après un tel constat, je pense que la forme de valorisation du savoir expérientiel est d’autant plus importante dans un contexte d’enlisement de l’image de soi.
Les images sont-elles témoins de faits avérés ?
L’ubiquité du numérique dans un monde en évolution permanente laisse à croire que rien n’existe hors des images. D’un côté, l’image rend compte de la traçabilité des vérités historiques, elle s’arroge le pouvoir d’authentifier les faits (le défi du monde-écran à ce niveau et l’usage diversifié du lexique numérique constituent une nouvelle préfiguration de l’état du monde et de l’inefficacité de ses États à donner à tous un espace de paix). De l’autre, elle devient délétère par la démesure du message qu’elle véhicule. La situation du migrant est alors autant visible que passée sous silence, « autrement dit tenue à l’écart du débat politique et ainsi non contestée » [7].
En raison de l’importance du détournement de ce nouveau paradigme de la mobilité, les débats publics appauvrissent l’espace de dialogue. Qui plus est, ils renforcent le sentiment d’insécurité et modifient les représentations des migrants.
Si l’on veut bien faire un lien politique entre la représentation imagée du migrant et la variété des phénomènes à laquelle elle est liée, on s’aperçoit que, d’une part, elle forge l’imaginaire collectif, mais que, d’autre part, son extension effrénée peine à garantir sa neutralité dans le rapport entretenu avec la vérité objective des récits. Dans l’entre-deux, il y a la part du hasard dans la prise des images comme dans leur lecture. Ce qui incite à se poser la question sur la fonction utilitaire politique des images.
Dans la production des images, la vérité subjective du regard capteur est souvent négligée. Aussi faudrait-il distinguer deux formes de représentation du migrant :
- Celle qui sous-tend la vérité subjective de sujet en action et qui se rapporte à son intérêt professionnel. C’est une prise à double vision, l’une désintéressée et l’autre politique, ou cupide.
- Et l’autre hasardeuse et aléatoire, elle se rapporte à l’idée ou à l’absence d’idée de vérité objective. C’est l’image qui parle pour elle-même, mais qui peut aussi être rattachée à la dialectique de l’émotion dans l’opinion publique (on voit ce que l’on nous dit de voir).
Quand les images révèlent ce qui se joue sur le sort du migrant
« Ce n’est pas un hasard si, une fois posée l’idée que l’immigration irrégulière par mer constitue en soi une situation de crise, il a été décidé de donner à la commune de Lampedusa et Linosa la médaille d’or du mérite civil, conférée par le président de la République en 2004 » [8]. Pas besoin d’images pour comprendre ce malheur qui flotte sur les mers. Cuttitta voit dans la situation des migrants un « spectacle de la frontière ».
En outre, il y a dedans la reconnaissance d’actes solidaires et hospitaliers par le président, là on tombe dans le paradoxe de déguisement : cette politique versatile et velléitaire qui semble encourager les bons gestes et, en même temps, constitue le migrant comme sujet à controverse. L’image du migrant suscite un doute sur ses vraies intentions. Ce qui justifie toute sorte de contrôle policier sur la liberté de circulation. Derrière ce paradoxe se croisent tous les chemins entre « sécurisation » et « humanitarisation ».
Dans ses travaux, Michel Agier constate une dégénérescence dans « les conditions d’accès à la citoyenneté des « Sans-États » [9]. Une situation alarmante qui porte atteinte aux droits de l’homme : « Au sein des sociétés, l’image du réfugié s’est profondément modifiée depuis les années 1930 et 1950 jusqu’aujourd’hui : il y a cinquante ou soixante-quinze ans, les dimensions intellectuelles ou politiques de l’exil étaient valorisées et enclenchaient des solidarités fortes et partisanes envers les vagues de réfugiés espagnols, juifs, hongrois ou russes, qui trouvaient refuge, certes dans des camps, mais aussi dans des familles ou auprès d’amis politiques ou intellectuels en Europe ou aux États-Unis » [10].
Pour M. Agier, il n’y a pas « de-dehors ». Les territoires des États composent l’ensemble du monde. Il propose une sorte de « gouvernement humanitaire », un compromis entre les droits des États et des individus. Il nomme, avec Mireille Delmas-Marty, cette identité la « citoyenneté nomade ou citoyenneté du monde » donnant aux individus un statut juridique.
Du dehors au-dedans,
du dedans au-delà du sensible
Peut-on lire sur les productions artistiques du migrant (en termes d’images ou autres) comme un « au-delà du sensible » ? Est-ce une volonté de percer et de s’approcher de la réalité au-delà des apparences ? « Il faut donc poser la question de ce qui détermine le lieu de l’art par rapport à la finitude, à la vérité et à l’histoire » [11]. Comme lieu d’épreuve de la vulnérabilité, l’art peut rapprocher de la vérité des choses, mais il détermine également le lieu de l’image dans son pouvoir sur la réalité historique du monde.
Les images des discrètes ventes aux enchères des jeunes hommes africains vendus, en Libye, pour quelques euros chacun, diffusées en novembre 2017 par CNN, ont mis certains États de l’Union européenne face à leur responsabilité. Elles ont donné à voir le silence de ces États face à la catastrophe humanitaire. Ces politiques cyniques qui se disent de protection des frontières ternissent l’image du migrant : certains États se félicitent de la diminution du nombre de noyades mais au prix de concessions sur les droits de l’homme.
Il y a derrière la politique du traitement et de la diffusion de l’information : « un discours monophonique, dans lequel la voix d’une grande partie de la population active est pratiquement absente. La perspective est toujours celle d’un « nous » qui définit « eux » comme problème, si bien que sur les moyens d’information de toutes les tendances politiques, l’ensemble des phénoménologies reconductibles à la présence migratoire est habituellement repris en une locution unique, une vaste phrase nominale : le « problème immigration » [12].
Si l’État italien est connu par son mauvais usage de l’information pour élaborer une politique intransigeante, les autres États s’alignent. Des accords entre les États européens et certains pays d’Afrique pour limiter les départs ne font qu’alimenter cette acerbité.