N°133

Dominique Renaux

« images mirages »

Collectif Fusion – revue Sakamo

par Jean-François BAYART

Dans une association culturelle qui, implantée au milieu des quartiers populaires de la banlieue nord de Paris, s’est donnée pour objectif, il y a 25 ans, d’utiliser les outils du «  culturel  » pour intervenir dans le champ du «  social  », la première collecte de documents auprès des habitants s’est orientée vers les photographies de mariage que l’on savait nombreuses dans les familles, par-delà leur origine sociale ou provinciale, et que nous pensions présentes dans les valises des immigrations successives. Le projet étant d’esquisser une mémoire plurielle du déplacement dans les lieux de la plus grande diversité que sont les banlieues populaires, en traitant à égalité, dans une exposition, la mobilité provinciale déjà ancienne, les migrations des pays voisins de l’Entre-deux-guerres et celles, plus récentes, de contrées plus lointaines, cet éloignement caractérisant un écart culturel ou une distance kilométrique.
Trésors sur papier sépia
Un premier échantillonnage a été constitué à partir d’albums des membres de l’association ou de voisins, dans lequel déjà apparaissait le reflet de pérégrinations multiples (provinces, pays voisins ou lointains). Ce mini stock initial constitué, le projet a été accueilli par Louisa Mahmoudi qui animait un atelier de français dans l’une des maisons de quartier de Villiers-le-Bel (Val d’Oise). Les participantes étaient principalement de jeunes mères de familles issues de la migration des parents (Maghreb) ou de migrations plus récentes (Turquie, Sri Lanka, Inde, Pakistan, Thaïlande, Côte d’Ivoire, etc.). Après présentation de nos trésors sur papier sépia, la proposition leur a été faite, si elles le voulaient bien, d’apporter leurs propres photographies de mariage et d’en faire le commentaire oral devant le groupe, nous-mêmes jouant le jeu d’une aide à la formulation correcte. Même si, dans le sentiment de la majorité des participantes, il n’y avait de vrai travail qu’en écrivant sur son cahier, des timidités et des blocages ont été surmontés  : pour parler de soi, de sa famille, des rituels, de là-bas. Et les reproductions de leurs photographies en couleur ont rejoint les mises en scène de nos artisans photographes.

Le cliché d’un photographe professionnel est toujours une mise en scène. Un mariage en soi est une mise en scène (de la famille élargie, et même de deux familles, d’un niveau social, d’une capacité financière ou de son simulacre, d’une esthétique dominante ou de sa contestation, etc.). Et dans le mini stock que nous promenions, il est une reproduction qui suscitait émerveillements et commentaires. Les femmes de Turquie trouvaient dans le costume féminin des éléments de tradition ottomane, les femmes du Maghreb assimilaient le couple à l’image des parents de leurs grands-parents. Elles en avaient vu la photographie. Pourtant, aucune ne nous est jamais parvenue en provenance des familles maghrébines. Et cette image est mensongère, ou tout du moins elle raconte une autre histoire. Elle est le souvenir d’un voyage de noces à Alger qu’un notable amiénois effectua en 1878. Document que des voisins nous confièrent. Cette photographie est une sorte d’image coloniale marquée d’orientalisme. Elle ment quant à divers aspects de la réalité, mais elle fait sens. Toutes générations confondues, pour les habitants originaires du Maghreb à qui nous l’avons montrée, elle est une icône consensuelle, une sorte de miroir d’un passé idéalisé.
L’objectivité de certains clichés est parfois encore plus évanescente. Venu d’Ukraine en 1931, un ouvrier agricole retourne sept ans plus tard se marier au pays dans un village près de Lwow. Là-bas, à cette époque, les photographes ne courent ni les rues ni les noces. Il n’y eut donc pas d’immortalisation de l’événement. Seulement deux portraits ont été tirés pour renseigner les passeports et obtenir les visas au consulat. Arrivée en France, la jeune épousée souhaita pouvoir exposer, comme cela était encore l’usage, le signe tangible de son honorabilité sur les murs de sa salle-à-manger. En 1942, un artisan-photographe ambulant, tenant boutique à Pithiviers (Loiret), greffa les portraits des passeports sur la photographie d’un autre mariage et joua du pinceau en virtuose pour produire une vraie-fausse image d’un vrai mariage mis en mirage.
Des 500 documents prêtés, nous avons construit une exposition de 150 cadres titrée «  Alliances, mémoire des migrations  ». Sa mise en scène rappelle, par-delà les différences, un ensemble de convergences. C’est la même démarche qui a été suivie dans la deuxième collecte de documents qui s’est attachée aux photographies de bébés pour évoquer les pratiques magiques et religieuses autour de la grossesse, de la naissance et de la petite enfance. Une occasion de souligner l’équivalence des gestes traditionnels qui visent symboliquement à faciliter la délivrance et à «  attacher  » le nouveau-né à la vie, sans oublier le formidable espoir et la confiance mis dans la médicalisation de l’accouchement en Occident.

Interroger la construction
des représentations
Dans la revue semestrielle que nous éditons, nous tendons un lien entre le passé d’une zone «  sans  » histoire, une sorte de non-lieu, et l’histoire singulière de ceux qui y vivent, ceci avec une sensibilité particulière au passé colonial en tant que système inégalitaire. L’iconographie utilisée ne provient que très rarement des familles de l’immigration. Ces documents anciens, lorsqu’ils existent, sont annoncés comme étant conservés par les branches cousines restées au pays. Les photographies qui nous sont confiées sont généralement issues du parcours de personnes impliquées dans la gestion coloniale, civile ou militaire, ou proviennent de familles métropolitaines ayant mené tout ou partie de leur vie aux colonies. Complémentairement aux archives familiales valorisées dans ce support, nous collectons les vieux livres scolaires, les journaux et les revues, les jeux et l’imagerie enfantine remisés dans les greniers des zones pavillonnaires. Tous matériaux qui nous permettent d’interroger la construction des représentations concernant l’altérité et de proposer une déconstruction des stéréotypes qui nourrissent le rejet de l’Autre.
Les personnes qui prêtent un document sont celles qui comprennent l’action et font confiance à ses animateurs. Le prêt dépend aussi du statut de la photographie, de l’image dans la société, la culture, la famille considérée. On prête plus facilement les photos anciennes, dans ce qu’elles introduisent une distance par rapport au présent, et les photos d’un familier (frère, cousin) plutôt qu’une image de soi ou de son couple. L’attitude semble dépendre du détachement pris par le prêteur vis-à-vis de son histoire personnelle et de son parcours social. Dans ses années de gloire, la photographie amateur est un art pauvre qui documente le banal d’un quotidien devenu passé. Dans la masse conformiste, de qualité technique et esthétique souvent médiocre, ressortent quelques documents capables de nous émouvoir. Dans la mise en œuvre de sa prise de vue, le photographe amateur propose un regard sur autrui, sur ce qui mérite d’être photographié et sur la façon de le photographier. Diverses mises en scène s’imposent en fonction des époques et des milieux sociaux. Autant de discours muets dont nous proposons un commentaire ou une interprétation. Autant d’images qui sont mises en écho avec un rédactionnel dans lequel nous affirmons des positions militantes en relation avec les thèmes de société émergeant de l’actualité. En inscrivant la réflexion dans une dimension historique, nous tentons d’amener de la complexité dans les débats de proximité, là où les positionnements individuels sont trop souvent simplistes. En prenant en compte la diversité culturelle dans les banlieues populaires et l’équivalence des parcours sur la longue durée, nous souhaitons inscrire chacun dans son lieu de vie, avec une égale visibilité et donc une égale légitimité.
En conclusion, nous ferons nôtre l’affirmation de l’historien François Durpaire (Université de Cergy, 95)  : «  Intégrer l’histoire des groupes minoritaires à l’histoire nationale est l’une des clés pour intégrer les groupes minoritaires  » [1].

21e édition des Rencontres Cinémas d’Europe / Aubenas - novembre 2019

L’illusion identitaire

« Dans le contexte du néolibéralisme, et sous la pression idéologique de l’extrême-droite, l’identité s’est imposée comme l’horizon indépassable des démocraties. Il en résulte une sourde angoisse : le marché, la globalisation, l’immigration menaceraient notre identité, notre culture. Or, l’une et l’autre sont des illusions. Nous n’avons pas d’identité ; nous nous identifions, ou sommes identifiés, selon les circonstances. La culture, par ailleurs, n’a jamais rien expliqué. Elle est non la cause de l’action des hommes, mais son effet. Elle n’est pas une donnée, mais une production permanente. Elle est rapport à l’Autre, autant qu’au Soi. Les conflits dits identitaires déchirent les cultures, plutôt qu’ils ne les opposent les unes aux autres. Ainsi, l’effet de loupe que créent le terrorisme ou les migrations ne doit pas cacher que l’islam est d’abord en guerre contre lui-même, fût-ce par Occident interposé. Certes, tout fait social comporte une dimension culturelle. Mais, paradoxalement, les notions d’identité ou de culture nous empêchent de la comprendre. Comment penser les raisons culturelles du politique sans être ni culturaliste ni identitariste ? »

Jean-François Bayart

[1François Durpaire, Enseignement de l’Histoire et diversité culturelle..., CNDP, 2002