N°133

Histoire et représentations Un éternel recommencement  ?

par Driss EL YAZAMI

On pourrait dire sans maltraiter la vérité qu’à l’origine de la création de Génériques en 1987, il y avait déjà une question d’image(s) [1].
Nous étions alors aux lendemains de la fameuse «  marche des beurs  » et de son arrivée triomphale à Paris, couronnée par la réception à l’Élysée d’une délégation de marcheurs. François Mitterrand annonce à ses hôtes d’un jour, français pour la plupart sinon dans leur majorité, l’octroi de la carte de résidence de dix ans… à leurs parents. Le paradoxe n’est pas, si mon souvenir est bon, relevé et l’humeur de la société et des médias est à l’euphorie  : « Happy Beur Day » avait titré un grand éditorialiste commentant le triomphe de la manifestation du 3 décembre 1983.
Nous partagions bien évidemment cette joie et pensions comme beaucoup de jeunes et de moins jeunes que des temps nouveaux, plus cléments pour le pluralisme, étaient advenus. « Tchao l’immigration » avait d’ailleurs titré le journal Sans frontière et le premier numéro de Baraka (la publication qui lui avait succédé en 1986) avait mis en couverture une belle photo de jeunes «  black blanc beur  », optimistes et souriants. Comme un avant-goût de la victoire de l’équipe de France des années plus tard.

Aux origines de Génériques

L’euphorie qui a marqué l’après-marche est très courte en vérité, comme le montrent assez rapidement certaines séquences de l’actualité dont ces cris de haine («  les Arabes aux fours  ») que profèrent en 1984 des cadres et des agents de maîtrise des usines automobiles PSA à Poissy, bousculés dans leurs représentations par les grèves «  de la dignité  » d’OS, jusque-là dociles et bien silencieux. Mais la mode beur s’installe et perdure sous diverses formes, avec notamment une grande exposition au centre Georges Pompidou à Paris. L’entrée des «  enfants de l’immigration  » (c’est le titre de la manifestation) est emblématique de cette période, faite à la fois de reconnaissance, de déni et de beaucoup d’illusions. La reconnaissance des enfants passe d’une certaine manière par l’effacement des pères et d’une promesse, impossible au fond à tenir  : l’avenir sera, grâce à cette jeunesse métissée, ouvert et fraternel.

Les journaux Sans frontière et Baraka (où l’auteur de ces lignes travaillait) avaient à la fois anticipé et accompagné ces mutations et avaient été en même temps bousculés par cette irruption. La vogue beur n’avait guère d’égards pour le passé (et ses témoins) et était pressée de passer à autre chose. J’ai encore en mémoire la phrase d’un jeune marcheur qui entre en 1984 dans les locaux de Sans frontière boulevard Saint-Martin dans le troisième arrondissement de Paris et me déclare en voyant le tas d’invendus  : «  le journal que nous ferons se vendra beaucoup mieux. Il n’y aura pas d’invendus  ».
La création de Génériques trouve son origine dans ce constat  : il y a une tendance générale à «  rayer  » des mémoires les premières générations, présentées (et perçues, y compris par une partie de leurs enfants) comme passives et sans mémoire et il faut d’urgence faire connaître «  la vraie  » histoire. Face à une image que nous ressentions comme réductrice et biaisée, le propos alors est de bâtir, en nous appuyant et sur le témoignage des acteurs et sur les travaux universitaires, une autre narration, une histoire alternative de l’immigration.

Entre histoire et mémoire

Deux autres éléments nous avaient préparés à cette nouvelle aventure  : une rubrique «  mémoire  », présente dans les colonnes de Sans frontière, dès sa parution en 1979, assez régulièrement alimentée par la romancière Leila Sebbar et la publication des premiers travaux des pionniers de l’histoire de l’immigration (Janine Ponty, Pierre Milza, Nancy Green, Michel Dreyfus, Geneviève Armand-Dreyfus, Yves Lequin, Gérard Noiriel, Benjamin Stora, M. C. Blanc-Chaléard, Philippe Dewitte…). Une troisième dynamique va aussi marquer Génériques dès sa naissance en 1987  : la célébration du Bicentenaire de la Révolution française de 1789. Dès le départ, l’idée est de s’inscrire dans le cadre officiel, d’où l’obtention assez rapidement du label de la Mission du Bicentenaire, le choix d’une institution culturelle ordinaire (de «  droit commun  »), le Musée d’histoire de Marseille [2], la constitution d’un comité scientifique et la mise sur pied assez rapidement d’une équipe professionnelle de salariés, qui s’attelle à la réalisation de la première exposition de Génériques. Le choix du scénographe, feu Antonio Bellavita, un réfugié italien qui avait conçu la maquette du quotidien Libération et de nombreux autres journaux, témoigne lui aussi de l’ambition qui habite le noyau fondateur  : pour passer la rampe et le danger du misérabilisme qui guette, il faut et la rigueur scientifique et l’ambition graphique. Certains fonctionnaires et administrateurs du Fonds d’action sociale (FAS) expriment d’ailleurs leur émoi face à la demande de subvention de Génériques, qui leur semble alors trop forte. Notre réponse alors, soutenue par la hiérarchie du FAS et la majorité du Conseil d’administration est que l’on ne peut réaliser de belles choses sans moyens. Inaugurée en février 1989, l’exposition France des étrangers, France des libertés, presse et communautés dans l’histoire nationale [3], étonne par son objet (réhabiliter l’histoire de l’immigration et la réintégrer dans l’histoire nationale) et par sa belle scénographie.
A partir d’un matériau visuellement pauvre (les centaines de journaux des exilés et des immigrés du XIXe et du XXe siècles), A. Bellavita va jouer sur la calligraphie des titres de ces publications, pour donner à voir un journal mural de 150 mètres de long sur à peu près 3 mètres de hauteur, qui restitue à la fois l’histoire de l’immigration et la beauté de ses langues [4]. Présentée successivement au Toit de la Grande arche de la Défense à Paris, à la Collégiale Saint-Pierre Le Puellier à Orléans puis à Strasbourg, puis dans une version miniaturisée dans de nombreuses autres villes, l’exposition consacre une nouvelle vogue/mode  : le travail sur la mémoire de l’immigration, que certains historiens tiennent d’une manière parfois lourde à distinguer du travail de l’historien, nécessairement plus rigoureux et plus «  noble  ».

Le questionnement d’alors et qui perdure encore aujourd’hui est que si l’État doit reconnaître la place de l’immigration dans l’histoire, cette reconnaissance doit laisser une bonne place aux acteurs de ce que nous n’appelions pas encore à l’époque la société civile. Une bourse d’études aux États-Unis dont je bénéficie juste avant la première guerre du Golfe me permet de découvrir le Centre Martin Luther King à Atlanta (et son immense archive d’histoire orale des militants des droits civiques), ainsi que les multiples initiatives sur l’histoire des Mexican-Americans et des Portoricains. Je reviens convaincu de ce voyage que notre intuition de départ est juste  : il est possible de faire en dehors de l’université, mais en lien avec le monde académique, un travail associatif sérieux et professionnel, si l’on parvient à renforcer cette alliance par le concours du secteur public.

La planète des archives

Cette alchimie (acteurs associatifs, chercheurs, État) va fonctionner, après quelques difficultés, lorsque nous entamons le travail sur les archives. Nous avions découvert la richesse des archives en matière d’immigration lors de la préparation de l’exposition de 1989, grâce notamment au guide de Michel Dreyfus sur les sources de l’histoire sociale et ouvrière, qui avait constitué pour moi une véritable découverte. Pratiquement tous les centres décrits par Michel, devenu un complice et un ami, recelaient des trésors sur l’immigration. Une autre source de ravissement, et le terme n’est pas exagéré, a été la découverte des collections de la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine (BDIC) à Nanterre et des archives photographiques et d’affiches, qui étaient à l’époque conservées aux Invalides. Saïd Bouziri, qui avait succédé à la présidence de Génériques à P. Y. Quintard, et moi-même sommes fascinés par la passion et la générosité du directeur de la BDIC Joseph Hue et son adjointe Geneviève Dreyfus-Armand, devenus eux aussi des amis fidèles. Aux Invalides, Laurent Gervereau veillait avec une passion tout aussi remarquable sur les collections, multipliant les expositions et les catalogues. Je me rappelle encore ses gestes délicats à chaque fois qu’il me faisait découvrir une vieille affiche. Au contact de la BDIC, nous apprenons aussi ce que le travail de collecte et de dépôt des fonds d’archives privées peut permettre à terme.
C’est alors, au début des années 1990, que nous assignons à Génériques une deuxième mission qui va devenir sa deuxième «  marque de fabrique  »  : la collecte et le dépôt dans les centres publics d’archivage des fonds d’archives privées de l’immigration et un inventaire national des sources publiques et privées de l’histoire des étrangers en France depuis la Révolution.
Pour mobiliser les ressources et les partenariats nécessaires autour de l’opération d’inventaire qui doit concerner les archives communales, départementales et nationales, nous commençons avec Saïd Bouziri la tournée des ministères, après avoir fait un mini-inventaire dans les archives d’un département ou deux. Cette opération expérimentale avait pour but de montrer la pertinence du projet et la richesse des fonds prospectés, quel que soit le département.
Au Ministère de la Recherche, un directeur chargé des sciences humaines nous dit que ce genre de projet n’est pas de notre ressort, et qu’il relève de l’université. Notre réponse est simple  : nous sommes très attachés à cet inventaire, mais nous sommes prêts à nous retirer si un organisme public se montre disposé à l’entreprendre. Au Ministère de la Culture, la réaction est heureusement moins «  étatiste  » et plus pragmatique. Une réunion de travail est organisée par le Ministère entre Génériques et la Direction des Archives de France (DAF), qui valide le projet, et se montre disponible pour mobiliser son réseau pour faciliter le travail des enquêteurs de l’association dans les centres d’archives et réviser au niveau central leurs rapports. Le conservateur représentant la DAF lors de ces réunions préparatoires, Pierre-Dominique Cheynet, va jouer un rôle central dans la réalisation de l’inventaire, se dépensant sans compter. De même, les quatre directeurs des archives de France qui se succèdent entre le démarrage de cette collaboration et la publication des guides soutiennent entièrement ce partenariat, qu’ils qualifient souvent d’exemplaire [5].
Le fruit de ce partenariat, le guide  : les étrangers en France, guide des sources d’archives publiques et privées (XIXe-XXe siècles), est coédité par Génériques et la Direction des Archives de France en deux temps  : 3 tomes en 1999 et un tome en 2005. Parallèlement, plusieurs opérations de dépôt de fonds d’archives privées sont organisées en commun, marquant ainsi sur le plan symbolique la reconnaissance des archives privées de l’immigration comme partie intégrante du patrimoine public national. Sur un autre plan, les responsables de Génériques constituent, sans bruit mais avec minutie, une des plus belles collections d’affiches de l’immigration. Cette collection vient d’être déposée à la Contemporaine [6], comme une reconnaissance de la dette contractée par Génériques envers cette grande institution publique qui a joué un rôle décisif dans les premiers pas de l’association.

Vie et mort d’une association

Ce dépôt a eu lieu suite à la liquidation judiciaire de l’association intervenue en 2018.

Génériques avait entre-temps réalisé deux autres grandes expositions, Au miroir de l’autre, une exposition sur l’histoire de l’immigration en France et en Allemagne [7] et Générations, un siècle d’histoire culturelle des Maghrébins en France [8]. L’association avait aussi publié plus de 40 numéros de la revue Migrance, spécialisée dans l’histoire de l’immigration en France et en Europe, ouvert au sous-sol de son siège une salle et une galerie, qui a abrité des dizaines de débats, d’activités associatives et d’expositions. Génériques avait enfin contribué de manière significative au premier rapport demandé par Lionel Jospin, Premier Ministre, sur le musée de l’immigration et à la mission de préfiguration animée par Jacques Toubon.
Mais Génériques avait surtout développé (ce que je considère comme son acquis/legs le plus important) une manière d’être associative, une philosophie d’action à la jonction de plusieurs milieux (pouvoirs publics, milieu académique, société civile, médias), de plusieurs niveaux d’action (quartiers populaires, Hexagone, Europe) et de plusieurs problématiques (histoire politique, sociale et culturelle, droits de l’Homme…), cultivant autant que possible l’engagement sans alignement partisan et la rigueur [9]. Le choix adopté dès le départ d’avoir une équipe professionnelle et un bureau actif était, surtout à la fin des années 1980, assez inédit. Le bon et beau travail exige en effet de s’y consacrer pleinement.

La disparition de Génériques est trop récente pour que l’on puisse en présenter une lecture définitive. De même, ayant été très engagé entre 1987 et 2004 dans cette histoire, je n’ai guère la distance nécessaire pour dire si les objectifs initiaux ont été atteints et notamment l’idée qu’une approche historique rigoureuse pourrait contribuer à pacifier les débats sur l’immigration et à corriger les préjugés et les images approximatives.
La fréquentation, peu assidue il est vrai, des médias télévisuels européens, et notamment des chaînes d’information continue, permet d’en douter si l’on pense, par exemple, au traitement du fait religieux ou à la couverture, en 2015, de ce que tous les médias ont appelé «  la crise migratoire  [10]. Sans ménagement pour les individus pris dans la tourmente de l’exil et leur subjectivité, assignés sans distinction à une communauté unique (Migrants  ? Immigrés  ? Clandestins  ? Réfugiés  ? Sans-papiers  ?…), réduits à quelques images-catastrophe de naufragés, les victimes de cette année particulière ont rarement eu la parole et leur calvaire a été très peu envisagé dans toute sa profondeur historique et politique.

Encore une fois, majoritairement, les médias et les acteurs politiques n’ont pas pu «  retracer l’expérience des immigrés et leurs descendants avec son lot d’arrachement, d’émancipation, d’épreuves et de réussites, de frustrations et de revanches, de ruptures et de solidarités  » [11].

Bouznika, le 22 novembre 2019

Driss El Yazami, après un parcours de militant au Maroc puis en exil en France, a occupé plusieurs fonctions dans des organismes et instances françaises, internationales et marocaines. En France, il a été cofondateur et délégué général de Génériques, corédacteur (avec Rémy Schwartz) du rapport Pour la création d’un centre national de l’histoire et des cultures de l’immigration (en 2001), membre du Conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration et vice-président de la Ligue française des droits de l’Homme. Au niveau international, il a été secrétaire général de la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme et membre du Comité exécutif du Réseau euro-méditerranéen des droits de l’Homme. Au Maroc, il a été membre de l’Instance Équité et Réconciliation, puis président du Conseil de la communauté marocaine à l’étranger et ensuite président du Conseil national des droits de l’Homme.

[1Rédigée au Maroc à partir de la seule mémoire de l’auteur et sans aucun accès aux archives autres que numériques, cette contribution comporte probablement quelques erreurs. Je compte sur la bienveillance des lecteurs.

[2Nous avions refusé un autre lieu qui nous avait été proposé, La Maison de l’étranger, qui semblait plus «  naturel  » à certains de nos partenaires. Plusieurs personnalités marseillaises ont joué un rôle central dans l’accueil de l’exposition à Marseille dont notamment Myriame Morel, la directrice du Musée d’histoire de Marseille, Tahar Rahmani, directeur de la Fondation 3CI et le grand historien Philippe Joutard.

[3Il n’est pas inutile de noter que le terme «  communautés  » n’a suscité à l’époque aucune remarque négative. Bien au contraire, l’exposition a reçu un accueil médiatique positif quasi-unanime.

[4La mémoire de deux autres personnes doit être associée à l’hommage rendu ici à Antonio. Celle de Pierre-Yves Quintard, premier président de Génériques et celle de Philippe Dewitte, qui venait tout juste de publier sa thèse sur « les mouvements nègres » dans la France de l’entre-deux-guerres. La première exposition de Génériques n’aurait pas été possible sans sa grande culture scientifique et son amour et sa maîtrise de la langue.

[5Il s’agit de Jean Favier (1975-1994), Alain Erlande-Brandenburg (1994-1998), Philippe Bélaval (1998-2000) et Martine de Boisdeffre (2001-2010).

[6C’est ainsi que se nomme désormais la Bibliothèque de documentation internationale contemporaine, la BDIC, dont le nouveau siège sera inauguré en 2021, sur le campus de l’Université de Paris Nanterre, réunissant les trois millions de documents de la bibliothèque (livres, presse, tracts, archives, films) au million et demi de collections iconographiques (œuvres d’art, photographies, affiches, dessins de presse). Des salles d’exposition sont aussi prévues.

[7Cette exposition, présentée en mai 1993 à Francfort, a été réalisée pour le compte des Instituts français en Allemagne et des Instituts Goethe en France.

[8Cette exposition a été présentée successivement à Lyon, à Paris et à Toulouse entre 2009 et 2013. Le catalogue a été publié aux éditions Gallimard.

[9On ne peut pas ne pas rendre ici hommage à la mobilisation permanente des administrateurs, des membres du bureau et des deux présidents qui ont succédé à Saïd, avec une mention spéciale à Farouk Belkeddar et Mohamed Haddouche, complices depuis le départ aux postes de secrétaire général et de trésorier. La liste des salariés, jeunes pour la plupart, est trop longue pour être entièrement reprise ici. Qu’ils soient tous remerciés.

[10Qui est plutôt pour François Héran «  une crise de l’Europe  » ou pour d’autres chercheurs une «  crise de l’hospitalité  ».

[11François Héran, leçon inaugurale, Collège de France, 5 avril 2018.