Montgenèvre, Hautes-Alpes,
Samedi 7 mars 2020, 18h, - 2°.
Tandis que les derniers rayons du soleil disparaissent derrière la montagne, les skieurs, épuisés par une journée au grand air, se précipitent dans les bars et restaurants de la station. Certains d’entre eux s’interrogent sur la signification de ces patrouilles de gendarmerie dans les rues, qui troublent la quiétude d’une belle fin de semaine aux sports d’hiver. Les brigades semblent converger vers un rassemblement d’individus munis de banderoles au pied de l’obélisque Napoléon. Quelques badauds osant s’approcher prennent ainsi connaissance de l’existence d’une « Grande Maraude Solidaire » – opération au cours de laquelle des bénévoles, de nuit, guettent le passage des migrant.e.s à travers les cols enneigés pour leur venir en aide [1] – organisée à la frontière franco-italienne par un collectif d’ONG et d’associations humanitaires françaises et italiennes (Amnesty international, Anafé, Cimade, Emmaüs, Médecins du monde, Secours catholique, SOS Méditerranée, Tous Migrants, etc.).
En prélude à cette grande maraude, quelque peu théâtralisée pour la circonstance – en temps normal on ne fait guère de publicité pour ce genre d’initiative solitaire et solidaire – plusieurs centaines de personnes, auxquelles je me mêle, se mettent en mouvement vers la frontière franco-italienne, distante d’à peine un kilomètre. Deux cortèges, l’un en provenance d’Italie et l’autre de France, se rejoignent au poste frontière français, où les attendent de pied ferme une trentaine de gendarmes mobiles, réquisitionnés pour assurer la sécurité du lieu normalement tenu par les agents de la Police de l’Air et des Frontières.
Appliquer les ordres ou obéir à la loi ?
Face au cordon policier, les bénévoles plantent des pancartes dans la neige, sur lesquelles sont inscrits les noms des personnes migrantes, tuées ou blessées lors de la traversée de la barrière alpine ou encore victimes de violences durant leur interpellation par les forces de l’ordre. Les représentants des différentes associations organisatrices de la manifestation, ainsi qu’une élue du Conseil régional Auvergne-Rhône-Alpes, se relaient alors au micro d’une petite sono mobile pour donner des informations sur les mouvements migratoires contemporains et déplorer la militarisation de la « forteresse Europe » [2]. Il est enfin rappelé que, depuis mars 2016, la liste des blessés graves et des morts ne cesse de s’allonger dans les Alpes franco-italiennes, malgré le dévouement de réseaux de solidarité qui portent secours aux personnes migrantes et sont eux-mêmes criminalisés pour ces opérations de sauvetage.
Ce moment très solennel de face-à-face entre « citoyens-militants » et « forces de l’ordre » opérant à visage découvert, se conclut par la prise de parole d’une représentante de l’association briançonnaise Tous Migrants [3] qui procède à l’interpellation [4] des gendarmes :
« Depuis plusieurs années, le territoire du Briançonnais est un lieu de passage pour des centaines de personnes exilées, désireuses de trouver refuge en France après avoir dû fuir leur pays et survécu à la traversée du désert, de l’enfer libyen, puis de la Méditerranée... Vous exercez dans cet espace et avez reçu des ordres : il vous est notamment demandé d’interpeller et de reconduire à la frontière les personnes migrantes arrivant sur le territoire français. Pourtant ces ordres sont illégaux. Le droit international et la réglementation européenne et française permettent à ces femmes et ces hommes de pénétrer sur notre territoire. Pour éviter d’être interpellées et renvoyées de manière quasi systématique en Italie, les personnes exilées sont contraintes de prendre des cheminements toujours plus périlleux, au risque de s’égarer, de s’épuiser, de se blesser gravement, et même de perdre la vie, comme cela s’est produit pour Blessing, Mamadi, Mohamed et Tamimou. Vous faites partie de la police de la République. À ce titre et conformément à votre Code de déontologie, non seulement vous devez agir en toutes circonstances avec discernement, mais vous avez aussi un rôle à jouer pour que le droit de ces personnes soit respecté. Ce livret, réalisé avec des juristes, a pour vocation de rappeler ce droit et de clarifier certaines ambiguïtés auxquelles vous êtes confrontés ».
Le petit livret Au nom de la loi [5], rédigé à leur intention, est ensuite remis aux représentants des forces de l’ordre, par les bénévoles de l’association. Au terme de cette étrange cérémonie, quelques brefs échanges interpersonnels ont pu avoir lieu entre « citoyens » et « policiers »... Avant que ces derniers ne soient (ironie du sort) « rappelés à l’ordre » par leur hiérarchie, pour être vraisemblablement transportés vers d’autres théâtres d’opération... Tandis que le cortège des manifestants regagne Montgenèvre.
Surveiller et punir... ou secourir ?
Montgenèvre, 7 mars 20h, - 10°.
Les échanges reprennent en petit groupe autour d’un bol de soupe et d’un verre de vin. Une bénévole du collectif Tous Migrants nous explique que les forces de police mobilisées à la frontière franco-italienne sont les premiers professionnels au contact des personnes exilées. Or, ils sont le bras armé d’une politique migratoire de rejet et de déni des droits fondamentaux [6]. Pour les policiers et gendarmes, respecter les droits des individus migrants, cela signifie dans la plupart des cas désobéir aux ordres donnés. Cette attitude ne va pas de soi face aux pressions diverses au sein de l’institution, depuis la haute hiérarchie jusqu’aux équipes de terrain. Pourtant, depuis le début de la « militarisation de la frontière » [7], les responsables de Tous Migrants ont constaté que certains agents s’interrogent en privé, et tentent d’adopter une attitude plus humaniste, notamment en refusant de participer à des « chasses à l’homme », ou plus trivialement en regardant ailleurs au lieu de réaliser des contrôles au faciès... Lors des interpellations, certains policiers et gendarmes restent courtois, jusqu’à exprimer parfois leur désaccord face à des comportements racistes, insultants, violents...
Un guide de haute montagne nous précise ensuite que dans la région de Briançon le corps policier n’est pas monolithique et que, sur le terrain, les responsables du Peloton de gendarmerie de haute montagne (PGHM), qui ont pour mission de porter secours aux personnes égarées en altitude, sont très mal à l’aise face à la brutalité des dispositifs policiers de contrôle du passage de la frontière.
J’avais moi-même pu observer directement, quelques mois auparavant, ce désolant spectacle de la militarisation de la frontière :
Vendredi 31 mai 2019 en matinée, je quitte le col de l’Echelle à bord de mon véhicule pour me rendre à Bardonecchia. Dans la descente vers le hameau du Mézelet, je suis suivi par un pick-up de la Guardia di finanza (la douane italienne). Je stationne face à la gare et là ce sont à nouveau trois véhicules de police que j’aperçois. Je poursuis ma déambulation dans le centre-ville de cette station de villégiature où je croise quelques personnes âgées et des touristes oisifs, ainsi que deux véhicules de police.
Samedi 1er juin, je me rends au Montgenèvre. Un seul bar est ouvert dans la station où des motards milanais sirotent un café. La gendarmerie patrouille régulièrement « en ville », tandis qu’au poste-frontière (que j’avais connu à l’abandon il y a quelques années [8]) un agent de la PAF scrute attentivement chaque automobile pénétrant en France. Si les automobiles de tourisme franchissent le poste sans difficulté, en revanche les fourgonnettes (y compris celles d’artisans locaux) sont systématiquement arrêtées et ouvertes...
Lors de cette discussion passionnée au Montgenèvre, l’historien que je suis ne peut s’empêcher de se risquer à quelques comparaisons, en évoquant notamment le contexte de la traversée des Alpes par les immigrants italiens « clandestins », après 1945 ; une aventure à haut risque qui s’accompagnait de fréquents accidents. Face à cette situation dramatique, en complément de leur mission de surveillance du territoire frontalier, douaniers et gendarmes étaient alors amenés à porter secours aux individus égarés en montagne. En témoignent les procès-verbaux des missions de recherche effectuées par les brigades de gendarmerie de Bourg-Saint-Maurice ou de Modane au Col du Petit-Saint-Bernard ou au Col de la Roue conservés aux archives. Je pense également à la dernière séquence du film de Pietro Germi Il cammino della speranza (1950) – magnifiant le courage d’un groupe de mineurs siciliens, leurs épouses et leurs enfants en bas âge, en partance pour la France – qui s’ouvre sur le passage de la frontière alpine, symbole d’espoir et barrière redoutable, ne serait-ce qu’à cause du froid que ces familles du Sud découvrent. L’un des protagonistes, pris dans une tempête de neige sous le Col de l’Échelle, y laisse la vie. Quant aux autres membres du groupe, ils sont bientôt repérés par une patrouille franco-italienne de gardes-frontière à ski. Après un rapide contrôle, ils sont rassurés quant à l’attitude humaniste des gendarmes. Leur chef, après un long regard compatissant, décide de faire une entorse à la loi en les laissant poursuivre leur chemin. Le film se termine sur un plan du groupe des immigrants achevant son long périple vers Montgenèvre dans une étendue de neige lumineuse...
Les lois de la République et les lois de l’hospitalité
Cette veillée exceptionnelle par son intensité dans une station de sports d’hiver, qui d’ordinaire ne fait guère parler d’elle [9], révèle la capacité qu’ont certains événements de forte portée émotionnelle et symbolique à fédérer des individus d’horizons variés. Elle signifie qu’en réaction au refus d’hospitalité des États [10], la solidarité s’organise de manière individuelle (à travers des actes de désobéissance civile), associative et municipale. Ainsi est né à Briançon le Refuge solidaire, une structure d’accueil d’urgence des exilés, impliquant des représentants de la population locale et des bénévoles d’horizons socio-géographiques variés, appuyés par des ONG [11]. Dans les Hautes-Alpes, comme en bien d’autres endroits de France, les lois de l’hospitalité s’opposent à celles d’un État frileux qui semble avoir renoncé aux principes fondateurs de la République française [12].
A la logique de fermeture des frontières reposant sur une certaine idée de la souveraineté nationale, l’écrivain Erri de Luca oppose une autre logique, celle de la liberté de circuler pour le plus grand nombre : « Immigration clandestine, le plus antique remède de l’humanité pour se soustraire à des conditions invivables, se réduit dans le vocabulaire d’aujourd’hui à une violation de domicile. Les myriades qui se déplacent sont réduites à un cas juridique [...] Il n’existe pas de clandestins dans nos montagnes, il n’y a que des hôtes de passage » [13].
Montgenèvre, 7 mars, 22h, -12°
Les équipes de maraudeurs se mettent en route dans la montagne enneigée. Le mouvement des lampes frontales me fait penser à la danse des lucioles, fragiles lueurs d’espoir face aux lumières aveuglantes du pouvoir [14].