N°134

Le dossier : Contre toute injustice, mêmes droits

Le droit de vote des étrangers

Chimère ou réalité de demain

par Bernard DELEMOTTE

La revendication du droit de vote des étrangers est-elle une histoire ancienne ou a-t-elle un avenir  ? Sa quasi absence en France des médias et des dernières campagnes électorales peut laisser penser qu’effectivement cela n’est plus d’actualité. Seules, au début de l’année, la radiation de près de 46 000 Britanniques du répertoire unique national où sont dorénavant recensées les personnes autorisées à voter et, surtout, l’impossibilité pour un tiers des élus européens sortants de se représenter aux municipales après le Brexit ont fait réagir de nombreux maires ruraux et médias régionaux.

Une revendication dépassée  ?

Deux des arguments de tous temps avancés par les opposants à la mesure ont repris de la vigueur dernièrement. D’abord, la notion de réciprocité. Inscrite dans la Constitution française par ceux qui rechignaient à accepter le droit de vote des ressortissants européens après le traité de Maastricht, la réciprocité a toujours été l’argument noble avancé par la majorité de la droite. On peut s’étonner qu’à aucun moment, ni un gouvernement de droite, ni d’ailleurs de gauche, n’aient proposé un traité de réciprocité avec les nombreux pays qui, en dehors de l’Union européenne, accordent le droit de vote local aux Français résidant chez eux comme à tous les autres étrangers. Surtout, au moment du Brexit, le gouvernement français n’a envisagé aucun accord avec le Royaume-Uni pour que les expatriés de chaque coté du Channel gardent leurs droits politiques, l’Espagne et le Luxembourg l’ont fait.
L’autre argument, plus souvent entendu, concerne la nationalité  : «  ils n’ont qu’à prendre la nationalité française  ». Ceux qui le disent sont les mêmes qui, une fois au pouvoir, durcissent systématiquement les règles pour obtenir le fameux passeport, sans compter l’arbitraire qui préside toujours en France à l’obtention de la nationalité alors que, dans de nombreux pays, l’automaticité prévaut si un étranger en fait la demande après une certaine durée de résidence. Encore dernièrement, un artisan élu britannique d’une commune de Dordogne, en France depuis 27 ans et voulant rester conseiller municipal après le Brexit, s’est vu refuser à deux reprises cette naturalisation pour des raisons économiques(1).
C’est vrai que les étrangers venant de nos anciennes colonies sollicitent davantage qu’après les indépendances leur naturalisation mais les difficultés restent entières pour eux comme pour les autres et rappelons que le Royaume-Uni a adopté une attitude ouverte et bien différente en accordant le droit de vote et d’éligibilité à toutes les élections aux citoyens du Commonwealth résidant dans la «  mère patrie  ».

Facteur d’intégration

Il est nécessaire de revenir sur les raisons qui ont amené des associations puis des partis politiques à lutter pour le droit de vote des étrangers et sur leur enrichissement progressif [1].
La première raison a vu le jour après l’arrêt officiel de l’immigration de travail en 1974 et le début du regroupement familial. Ces travailleurs n’étaient plus en transit chez nous mais des résidents permanents qu’il convenait d’intégrer. Et, pendant quelques années, la revendication affichait «  droit de vote des immigrés  » alors qu’une partie de ces immigrés avaient déjà la nationalité française et qu’il s’agissait bien du droit de vote des étrangers dont on parlait.
On retient de cette période la célèbre 80ème proposition de François Mitterrand et son retrait rapide de l’ordre du jour, après son élection en 1981  : «  L’état des mœurs ne le permet pas  ». Progressivement, toutes les associations de solidarité avec les immigrés et tous les partis de gauche continuent à soutenir la revendication mettant en avant son intérêt dans l’intégration de ces nouveaux habitants de nos cités. Par contre la droite s’en sert comme d’un repoussoir pendant la campagne présidentielle de 1988, ce qui n’empêche pas François Mitterrand d’être réélu.
Les municipalités de Mons-en- Barœul dans le Nord, d’Amiens puis de cinq autres villes font élire par les étrangers de leur commune des «  conseillers associés  » qui participent à titre consultatif aux conseils municipaux mais ces expériences, en attente d’une participation légale, sont trop peu nombreuses et de trop courte durée pour peser dans le débat public. Fin 1989, à l’initiative de la Ligue des Droits de l’Homme, le premier collectif pour le droit de vote des étrangers en France «  j’y suis j’y vote  » rassemble plus de 200 organisations.

Égalité des droits

Le traité de Maastricht en 1992 change la donne  : les ressortissants d’un pays de l’Union européenne (UE) vont désormais avoir le droit de vote et d’éligibilité municipal et européen dans leur pays de résidence. Avancée considérable allant bien au-delà de ce que souhaitaient beaucoup de gouvernements, notamment en ne retenant aucune durée de résidence nécessaire pour sa mise en application.
Mais c’est lors des transpositions en droit national que les Etats vont se distinguer. Plusieurs Etats, l’Irlande et les pays scandinaves, accordaient déjà avant Maastricht le droit de vote municipal à tous les étrangers. Certains comme la Belgique et le Luxembourg vont adopter le texte de manière à pouvoir élargir ultérieurement les droits politiques à l’ensemble des étrangers, ce qu’ils feront. D’autres, et tout particulièrement la France, vont verrouiller au maximum leur Constitution pour compliquer encore plus qu’avant la possibilité qu’un jour tous les étrangers aient le droit de vote municipal. La Constitution française est modifiée de telle manière qu’une révision constitutionnelle sera nécessaire pour tout élargissement de ce droit de vote et c’est à la demande de la France que le traité ne s’appliquera, pour les municipales, qu’à partir de 1996, car il y avait des élections en 1995, et qu’ainsi, la France sera le dernier pays de l’UE où les Européens voteront pour la première fois, en 2001  ! Contrairement aux autres Etats, la France ne permet pas aux étrangers élus d’être maire ou adjoint, les bulletins de vote doivent renseigner sur la nationalité des candidats étrangers, mesure dissuasive aboutissant à chaque scrutin à des annulations de bulletins par oubli ou ignorance des candidats.
Trois collectifs d’associations militent alors ensemble pour l’égalité des droits entre les résidents européens et les autres étrangers. Des militants créent, en 1993, la Lettre de la citoyenneté, bimestriel sur le droit de vote des étrangers et l’accès à la nationalité, qui continue à paraître aujourd’hui  ; ce périodique publie, en 1994, le premier sondage d’opinion sur cette égalité des droits entre Européens et non-Européens.
En mai 2000, pour la première fois, l’Assemblée naionale vote une proposition de loi en faveur du droit de vote municipal des étrangers non communautaires, proposition qui ne sera jamais mise à l’ordre du jour du Sénat, ce qui stoppe toute tentative de modification constitutionnelle. Quelques élus du centre et de droite avaient pris position en faveur du droit de vote municipal de tous les étrangers dans les mois qui ont précédé le vote à l’Assemblée et deux d’entre eux ont voté la proposition de loi.

Démocratie locale et citoyenneté de résidence

Durant les années 2000, l’argument essentiel devient l’indispensable prise en compte de tous les habitants dans une démocratie digne de ce nom. Ecarter une partie de la population de la gestion de leur quotidien et des choix pour son avenir n’a pas de sens. Et ce d’autant moins que dans certaines communes de banlieue, cette partie est nombreuse comme l’a rappelé encore une journaliste lors des élections municipales de mars [2].
La participation de tous les habitants entre deux scrutins est demandée  : consultations citoyennes, référendums d’initiative locale, budgets participatifs, deviennent les outils d’une démocratie moderne. Les quelques municipalités qui avaient, dans le passé, autorisé tous les habitants, étrangers comme nationaux, à participer à ce type de consultation et s’étaient fait taper sur les doigts par leur tutelle ne sont plus isolées. Des grandes villes, comme Paris et Bordeaux, ont ainsi ouvert à tous leurs habitants la participation à un budget participatif. Les candidats de nombreuses listes, et pas qu’à gauche, ont inscrit ces consultations dans leur programme municipal de mars dernier. La citoyenneté de résidence, thème phare de la gauche alternative il y a quelques années, est maintenant largement partagée.
Au début des années 2000, les militants du droit de vote des étrangers se sont efforcés de populariser leur revendication en organisant dans des lieux publics, à de nombreuses reprises et dans de nombreuses villes, des votations citoyennes. Et puis un nouveau candidat à la Présidentielle a mis dans son programme le droit de vote des étrangers aux élections locales et il a été élu. L’arrivée en 2012 de François Hollande à l’Elysée fait renaître l’espoir des militants et ce d’autant qu’en septembre 2011, pour la première fois sous la Cinquième République, une majorité de gauche avait été élue au Sénat. Le vote identique d’un même texte par les deux assemblées, exigé par la Constitution pour toute révision constitutionnelle, devient possible. Las, sous prétexte qu’il n’aurait pas la majorité de 60% au Congrès réunissant les deux chambres, autre exigence constitutionnelle, le Président renonce à sa proposition. C’est une faute politique, François Hollande sait très bien qu’au centre et à droite, des parlementaires se sont déjà prononcés en faveur du droit de vote des étrangers et qu’il y aurait eu vraisemblablement la fameuse majorité de 60% au Congrès. De plus, comme nous allons le voir plus loin, depuis plusieurs années, les sondages montrent que l’opinion publique n’est plus hostile à cette égalité des droits politiques entre tous les étrangers. En 1981, François Mitterrand n’avait ni la majorité du Sénat ni la majorité de l’opinion publique sur le sujet. Après le découragement, un nouveau collectif «  j’y suis j’y vote  » reprend le combat  !

L’opinion publique est favorable

Les sondages demandés presque chaque année par la Lettre de la citoyenneté à un institut de sondage depuis 1994 portent sur un échantillon d’environ 1000 personnes et selon la méthode traditionnelle des quotas. C’est toujours la même question qui est posée  : «  Les étrangers des pays de l’Union européenne résidant en France ont désormais le droit de vote aux élections municipales et européennes. Personnellement, seriez-vous très favorable, assez favorable, assez opposé ou très opposé à l’extension du droit de vote pour les élections municipales et européennes aux résidents étrangers non membres de l’Union européenne vivant en France  ?  ». Il s’agit donc d’un véritable baromètre de l’état de l’opinion sur le sujet.
Les trois premières années, environ deux tiers des personnes interrogées se disaient opposés à cette égalité des droits. Des sondages antérieurs, au début des années 1980, donnaient le même score. Le sondage de 1997 marque un tournant, les sondeurs y voient l’influence de l’empathie suscitée par les «  sans papiers  » après l’expulsion musclée quelques mois plus tôt de l’église Saint-Bernard où ils ont été réfugiés  : les résultats des opposés et des favorables se rapprochent et vont dessiner une courbe en dents de scie pendant quelques années. Depuis 2006, tous les sondages donnent davantage de personnes favorables que d’opposées et, en janvier 2020, le dernier sondage donne un pourcentage de favorables jamais atteint, 62%. Les résultats entre favorables et opposés sont presque à l’inverse de ce qu’ils étaient les premières années. Même si les sondeurs nous mettent en garde en nous disant que d’autres sondages montrent que le droit de vote des étrangers est en queue de liste des priorités politiques des Français, il est certain que l’opinion publique n’est plus un obstacle à une ouverture sur le sujet.

Ailleurs, le droit évolue positivement

Dans sa thèse [3] en 2007, Hervé Andrès recensait 65 Etats sur les 193 de l’ONU qui avaient donné à la totalité ou à une partie des étrangers résidant dans le pays des droits électoraux. Il incluait dans ce recensement tous les Etats de l’Union européenne. Avant ou au moment d’entrer dans l’UE, plusieurs Etats, l’Estonie, la Hongrie, la Lituanie la Slovaquie, la Slovénie, ont modifié leur législation pour que tous les étrangers et pas seulement ceux de l’UE aient le droit de vote municipal.
Dernièrement, au Royaume-Uni (RU), les parlements de deux régions, le Pays de Galles et l’Ecosse, ont adopté le droit de vote et d’éligibilité communal et régional pour tous les étrangers. Le contexte du Brexit a influencé ces décisions. Sauf accord entre Etats, les ressortissants européens résidant au RU ont perdu leur droit de vote et d’éligibilité communal. Le Pays de Galles et l’Ecosse entendent préserver ce droit et décident de l’élargir à leur Parlement régional et à tous les étrangers. Rappelons qu’avant Maastricht, les Européens n’avaient pas de droits politiques au RU et que, par contre, les ressortissants du Commonwealth résidant dans le Royaume ont le droit de vote et d’éligibilité à toutes les élections.
Ces derniers mois aussi, plusieurs parlements cantonaux suisses ont entamé les procédures pour soit, à Genève, étendre au niveau du canton le droit de vote des étrangers qui existe déjà au niveau communal, soit à Soleure et à Zurich, permettre à chaque commune d’autoriser le vote communal des étrangers. Ces décisions concernent les deux cantons les plus peuplés du pays et ceux où les étrangers représentent une part importante de la population. Comme toujours en Suisse, les décisions parlementaires devront être suivies d’une approbation populaire, votation au niveau cantonal et/ou communal.
Puisqu’en France, la nécessité d’une réforme constitutionnelle rend obligatoire soit le vote conforme des deux assemblées suivi des 60% au Congrès soit un référendum, pourquoi ne pas demander, comme en Suisse, à la population son avis  ? Le résultat des derniers sondages et la frilosité des politiques sur le sujet nous y incitent. Mais, dans les deux situations, c’est au Président de la République de décider. Ce n’est bien évidemment pas l’actualité du moment mais le droit de vote des étrangers est un sparadrap collé au doigt des démocrates, tôt ou tard il s’imposera en France comme ailleurs.

[1Bernard Delemotte, Le droit de vote des étrangers, une histoire de quarante ans, L’Harmattan, 2017.

[2Hélène Haus, leparisien/seine-saint-denis, 12/03/2020.

[3Hervé Andrès, Le droit de vote des étrangers  : état des lieux et fondements théoriques, Paris 7, thèse de doctorat en sciences juridiques et politiques, 2007.