MAHMOUD DARWICH
La terre nous est étroite
La terre nous est étroite. Elle nous accule dans le dernier
défilé et nous nous dévêtons de nos membres
pour passer.
Et la terre nous pressure. Que ne sommes-nous son blé,
pour mourir et ressusciter. Que n’est-elle notre mère
Pour compatir avec nous. Que ne sommes-nous
Les images des rochers que notre rêve portera,
Miroirs. Nous avons vu les visages de ceux que le dernier
parmi nous tuera dans la dernière défense de l’âme.
Nous avons pleuré la fête de leurs enfants et nous avons
vu les visages de ceux qui précipiteront nos enfants
Par les fenêtres de cet espace dernier, miroirs polis par
notre étoile.
Où irons-nous, après l’ultime frontière ? Où partent les
oiseaux, après le dernier
Ciel ? Où s’endorment les plantes, après le dernier vent ?
Nous écrirons nos noms avec la vapeur
Carmine, nous trancherons la main au chant afin que
notre chair le complète.
Ici, nous mourrons. Ici, dans le dernier défilé. Ici ou ici,
et un olivier montera de
Notre sang.
AIMÉ CÉSAIRE
C’est moi-même, terreur,
C’est moi-même
Les rêves échoués desséchés font au ras de la gueule des rivières
de formidables tas d’ossements muets
les espoirs trop rapides rampent scrupuleusement
en serpents apprivoisés
on ne part pas on ne part jamais
pour ma part en île je me suis arrêté fidèle
debout comme le prêtre Jehan un peu de biais sur la mer et sculpté au niveau du museau des vagues et de la fiente des oiseaux
choses choses c’est à vous que je donne
ma folle face de violence déchirée dans les profondeurs du tourbillon
ma face tendre d’anses fragiles où tiédissent les lymphes
c’est moi-même Terreur c’est moi-même
le frère de ce volcan qui certain sans mot dire
rumine un je ne sais quoi de sûr
et le passage aussi pour les oiseaux du vent
qui s’arrêtent souvent s’endormir une saison
c’est toi-même douceur c’est toi-même
traversé de l’épée éternelle
et tout le jour avançant
marqué du fer rouge de choses sombrées
et du soleil remémoré
Nouvelle bonté
il n’est pas question de livrer le monde aux assassins d’aube
la vie-mort
la mort-vie
les souffleteurs de crépuscule
les routes pendent à leur cou d’écorcheurs
comme des chaussures trop neuves
il ne peut s’agir de déroute
seuls les panneaux ont été de nuit escamotés
pour le reste
des chevaux qui n’ont laissé sur le sol
que leurs empreintes furieuses
des mufles braqués de sang lapé
le dégainement des couteaux de justice
et des cornes inspirées
des oiseaux vampires tout bec allumé
se jouant des apparences
mais aussi des seins qui allaitent des rivières
et les calebasses douces au creux des mains d’offrande
une nouvelle bonté ne cesse de croître à l’horizon
ÉDOUARD GLISSANT
L’aveu
Chaque visage est un appel miroir brisé
Soupesant dans leurs mains le désespoir
D’en face, tremblants ils se taisent.
C’est leur manière de fleurir, l’aveu.
Espace pour ces mains
N’y laissant trace d’amitié,
Secrète si secrète.
Qui ose dire si son visage
Tient à son corps ou si sa face
Est transparente ?
Miroir, nul n’y passe ô falaise.
Elle est oiseau mouvement pur
Que vent consume.
Ont-ils entassé leurs amours âme
Sur âme comme on voit
Vos marnes vos tourbes vos craies
Ô terrassiers que le vent guette
D’épouvante l’apothicaire
Dans son champ d’obus allumait
L’étincelle, bague des mortes
Pour un mort qu’on a oublié
Voyez, le pauvre vanneur
Il tressait l’osier des caresses
Gisants vous n’aurez de cesse
Que le miroir n’en soit terni.
Ô celui qui torture la route l’éparpille
Il injurie, contamine
Offense et se dresse par-dessus lui-même
Pour attaquer dans un absolu de silence.
La solitude l’émeut se meurt
Il approche la mer il gronde
Vaincu demeure, aveu brisé.
ANDRÉE CHEDID
L’autre
« Je est un autre. » Arthur R.
À force de m’écrire
Je me découvre un peu
Je recherche l’Autre
J’aperçois au loin
La femme que j’ai été
Je discerne ses gestes
Je glisse sur ses défauts
Je pénètre à l’intérieur
D’une conscience évanouie
J’explore son regard
Comme ses nuits
Je dépiste et dénude un ciel
Sans réponse et sans voix
Je parcours d’autres domaines
J’invente mon langage
Et m’évade en Poésie
Retombée sur ma Terre
J’y répète à voix basse
Inventions et souvenirs
À force de m’écrire
Je me découvre un peu
Et je retrouve l’Autre.
Poème inédit
commandé par le Printemps
des Poètes 2008
ABDELKEDIR KHATIBI
Le lutteur de classe à la manière taoïste (Extraits)
l’histoire est un mot
l’idéologie un mot
l’inconscient un mot
les mots voltigent
dans la bouche des ignorants
or chaque signe se perpétue fraîcheur incontournable ne t’envoie pas dans ta propre parole ne t’évanouis pas dans celle des autres
mesure le sang de ta pensée
car à ta question
tu ne trouveras que des cibles vacillantes
l’agir dessine la parole
comme l’arc consume la flèche cristalline
Orphelin est le lutteur de classe
souverainement orphelin
qu’entend-on par « orphelin » ? Toute hiérarchie suppose un père une mère et un tiers toute politique un maître un esclave et un tiers
l’être historique est une disgrâce
peux-tu défigurer l’ennemi de classe sans emprunter ses traces ? Peux-tu te retourner contre tes propres mirages ? tout le monde chérit l’identité tout le monde cherche l’origine
et moi j’enseigne le savoir orphelin
erre donc sur les chemins sans te confondre avec l’herbe
le chant de l’oiseau
en vain suivra la mesure de tes pas
en vain sur tes lèvres
la blessure écarlate du soleil
j’enseigne la différence sans retour
et la violence exacte
tel est le sens du mot « orphelin »
qu’entend-on par « souverainement orphelin » ?
le lutteur de classe n’exhibe point ses armes il affirme de l’intérieur et détruit avec rigueur quiconque peut faire ceci et
cela est mon camarade orphelin
la souveraineté brûle l’ennemi de classe comme chien de paille
la vérité est un mot pour construire une phrase
j’écris ces mots simples pour te surprendre qui possède le langage mesure la violence mais la violence suprême est indicible fais de ton action une vérité chancelante fais de ta vérité une critique permanente si tous les lutteurs de classe mesuraient leur force une étrange rosée descendrait sur les peuples.
...
OSSIP MANDELSTAM
Nouveaux poèmes
Ainsi en fut-il de ma jeunesse
— ouvert est mon layon !
D’autres nids, d’autres songes, oui...
mais se ranger, pas question.
11 mai 1932
Au nom d’avenirs radieux mirobolants
et au nom d’une tribu d’hommes d’élite
à la table ancestrale je fus privé de coupe,
de mon honneur et de ma joie de vivre
Un siècle-chacal sur moi s’est abattu.
Pourtant de par le sang je n’ai rien du loup !
Qu’on me fourre plutôt, comme toque dans
la manche
sous une chaude pelisse des steppes sibériennes
afin de ne plus voir ni crasses ni couardises
ni os sanguinolents sur la roue
et que, la nuit, pour moi luisent les renards bleus
dans leur magnificence originelle
oui ! conduis-moi de nuit où coule l’Iénisseï
où les grands pins montent jusqu’aux étoiles
puisque de par le sang je n’ai rien du loup
— seul mon semblable me tuera.
17 - 28 mars 1931
ANNA AKMATOVA
À O. Mandelstam
Je me penche sur eux comme sur une tasse
Où se lisent d’innombrables signes ;
C’est la sombre, la tendre histoire
De notre jeunesse ensanglantée.
J’ai respiré autrefois dans la nuit
Ce même air, au-dessus du même abîme,
Dans le vide de cette nuit de fer
Où appels et cris ne servent à rien.
Oh, comme est entêtant le parfum des oeillets,
Dont j’ai rêvé ici autrefois,
Ici où dansent en rond les Eurydices,
Où le taureau mène Europe sur les flots,
Ici où se promènent nos ombres,
Sur la Néva, sur la Néva, sur la Néva,
Là où la Néva bat sur les marches,
C’est ton passage vers l’éternité.
Ce sont les clés de l’appartement,
Dont on ne dit rien, non, rien...
C’est la voix d’une lyre mystérieuse,
En visite sur la prairie d’outre-tombe.
Premier avertissement
Que nous importe, en vérité,
Que tout se transforme en poussière,
Sur combien d’abîmes j’ai chanté,
Dans combien de miroirs j’ai vécu ?
Ce n’est pas un rêve, soit, ni un réconfort,
C’est tout sauf un bienfait du ciel,
Il se peut que tu sois obligé
De te rappeler plus qu’il n’est nécessaire.
Le grondement des poèmes qui se taisent,
L’oeil qui se cache dans les profondeurs,
Cette couronne de barbelés rouillés
Au milieu d’un silence inquiet.
ROBERT DESNOS
L’épitaphe
Contrée 1944
J’ai vécu dans ces temps et depuis mille années
Je suis mort. Je vivais, non déchu mais traqué.
Toute noblesse humaine étant emprisonnée
J’étais libre parmi les esclaves masqués.
J’ai vécu dans ces temps et pourtant j’étais libre.
Je regardais le fleuve et la terre et le ciel
Tourner autour de moi, garder leur équilibre
Et les saisons fournir leurs oiseaux et leur miel.
Vous qui vivez qu’avez-vous fait de ces fortunes ?
Regrettez-vous les temps où je me débattais ?
Avez-vous cultivé pour des moissons communes ?
Avez-vous enrichi la ville où j’habitais ?
Vivants, ne craignez rien de moi, car je suis mort.
Rien ne survit de mon esprit ni de mon corps.
DAVID DIOP
Tam-tam (Extraits)
Un enfant rêvait et chantait
Sur le tam-tam qu’il serrait contre lui
Une larme tomba avec une triste tendresse.
Il frappait dur sur ce tam-tam qui faisait vibrer son corps nu,
Le soleil dansait sur sa peau d’ébène,
Ses yeux fixaient fièrement l’horizon,
Et son chant comme une prière remplissait la forêt.
Tu es le cœur de l’Océan, Ô ma patrie !
Et tu naquis dans la gloire d’un beau matin
Ce jour-là le soleil se fit plus chaud,
La lune plus claire ;
Il n’y avait plus de place au ciel pour les étoiles,
Et tu enfouis les dernières dans le soleil.
Ce fils d’Afrique semblait animé par un fantôme gigantesque.
Et de tout son être enchaîna :
ton cœur a le son du tam-tam,
Code secret des peuples enchaînés...
tu nous rends la force du combat
Tam- Tam !
Fidèle réconfort dans nos peines, tu armes nos bras,
Le front haut nous vibrons avec toi
Tam- Tam !
Tu coules en nous comme un sanglot longuement comprimé
Et qui jaillit comme une délivrance
Tam- Tam !
Ardeur des danses passionnées le soir au clair de lune,
Lorsque la fumée s’échappe des huttes,
Compagnon de nos deuils et de nos joies
Tam- Tam !
Nos ancêtres te vénéraient et t’idolâtraient,
Educateur de notre jeunesse,
Conduis nos pas vers des jours meilleurs,
Du mépris nous te protègerons !
Tam- Tam !
...
BRONISLAWA WAJS Surnommée Papusza
Ma terre je suis ta fille
Ô terre, Ô forêt,
Je suis votre fille.
Bercée au son des arbres, rythmée au bruit du sol.
La rivière me transforme telle une mélodie
dans une chanson tsigane.
Je rejoins les montagnes,
dressées haut dans le ciel,
J’ai mis ma plus belle jupe,
cousue avec des fleurs,
et j’exalte, avec toutes mes forces,
cette terre polonaise, rouge et blanche !
Mais terre, tu es en larmes !
criblée par la douleur.
Mais terre, ton rêve pleure !
tel un petit tsigane
venant naître sur ta mousse.
Ô terre, pardonne moi de t’avoir blessée
par mes chansons amères,
par la souffrance tsigane.
Faisons de nous deux un seul corps,
après tout, quand je mourrai,
tu m’accueilleras !
Terre noire de la forêt,
sur toi j’ai grandi,
dans ta mousse je suis née.
Au milieu de toutes ces créatures,
qui ne cherchaient qu’à mordre
mon jeune corps.
Ô terre, tu prends dans ton sommeil,
mes larmes et mes chansons,
Ô terre, tu absorbes ma tristesse et mes joies.
Terre, je crois en toi, profondément.
Je peux mourir pour toi.
Personne ne pourra t’arracher de moi
et je ne te donnerai à personne.
LANCE HENSON
Nous n’avons pas disparu
pour Michael West
je regarde la route blanche de poussière
et j’entends les faibles voix sous la terre
qui errent dans le message haché d’un triste adieu
mon frère traverse des villages déserts
empreints de simplicité
croise des murs de pierres et des poteries brisées par les mots
d’enfants abandonnés
mes yeux et mon cœur sont nés dans cette beauté terrifiante
son étrangeté un vêtement de poussière lente
le soleil une prière hachée flottant dans l’eau
où est la promesse qui emplit autrefois cette terre
j’ai déjà posé cette question et depuis
j’ai appris à vivre seul, en colère et caché
aux limites de l’Amérique
il neige cette nuit
sur les pleines arides de Wounded Knee
sur les hogans de Big Mountain
sur les barricades à Cornwall Island
sur la terre rouge de la tombe de Geronimo en Oklahoma
il neige cette nuit
sur les bâtiments incendiés d’oka
cette nuit, il neige
dans les rêves des enfants du Salvador du Nicaragua
et de San Carlos
dans les rêves des mères au brésil au chili
à Pine Ridge et à Wind River
cette nuit, il neige
la neige est ancienne
dans le vent piquant de l’hiver il y a une prière
si vi wo ho oh shi win
si vi wo ho oh shi win
ANTONIO MACHADO
Tout passe, tout demeure
« Caminante, no hay camino
se hace camino al andar »
Voyageur, le chemin
C’est les traces de tes pas
C’est tout ; voyageur,
Il n’y a pas de chemin,
Le chemin se fait en marchant
Et quand tu regardes en arrière
Tu vois le sentier que jamais
Tu ne dois à nouveau fouler
Voyageur ! Il n’y a pas de chemins
Rien que des sillages sur la mer.
Tout passe et tout demeure
Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins
Des chemins sur la mer
CESARE PAVESE
La mort viendra et elle aura la couleur de tes yeux
La mort viendra et elle aura tes yeux
- cette mort qui nous accompagne
du matin au soir, sans sommeil,
sourde, comme un vieux remords
ou comme un vice absurde. Tes yeux
seront une parole vaine,
un cri muet, un silence.
Ainsi les vois-tu chaque matin
quand sur toi seule tu te penches
devant le miroir. Ô chère espérance,
ce jour-là nous aussi nous saurons
que tu es la vie et tu es le néant.
Pour tous la mort a un regard.
La mort viendra et elle aura tes yeux.
Ce sera comme laisser un vice,
comme voir dans le miroir
ressurgir un visage mort,
comme écouter des lèvres closes.
Muets, nous descendrons dans le gouffre.
NAZIM HIKMET
Les chants des hommes
Les chants des hommes
sont plus beaux qu’eux-mêmes
plus lourds d’espoir,
plus tristes,
plus durables.
Plus que les hommes
j’ai aimé leurs chants.
J’ai pu vivre sans les hommes
jamais sans leurs chants
Il m’est arrivé d’être infidèle
à ma bien-aimée,
jamais au chant
que j’ai chanté pour elle ;
Jamais non plus
les chants ne m’ont trompé.
Quel que soit leur langage
j’ai toujours compris tous les chants.
Rien en ce monde
de tout ce que j’ai pu boire
et manger,
de tous les pays où j’ai voyagé,
de tout ce que j’ai pu voir et entendre,
de tout ce que j’ai pu toucher
et comprendre
rien, rien
ne m’a jamais rendu aussi heureux
que les chants...
CÉCILE OUMHANI
Cimetière indien
Infatigables messagères les aigrettes
sèment à tout va des pans de nuages
et murmurent le récit de leurs errances
à la terre et aux rocs endormis
tombes silencieuses offertes
à l’ampleur d’un ciel pensif
qui les visite encore ?
et quels pétales de roses
les ont un jour couvertes
en l’absence d’un mausolée ?
seules les racines continuent
de poser à l’aube les courbes
de leur calligraphie renouvelée
avec la complicité des pierres
et dissipent cette réticence
qu’il y a à penser la fin
étrangeté de ces chemins d’ailes
fervents de la certitude d’un repos
est-ce à un lieu qu’ils me ramènent ?
tant de bruissements de voix et d’étoffes
saveurs d’un temps que rien n’épuiserait
est-ce cet à venir dont j’accomplis
le cercle poudré de blanc
au seuil de la maison ?
pas vraiment la mienne mais tellement aimée
au miroir de ce qui reste
d’horizons et d’attente
de ce que nous ne savons pas
VICTOR JARA
Le dernier chant...
Nous sommes cinq mille
Dans ce petit coin de la ville.
Nous sommes cinq mille
Combien serons-nous en tout
Dans les villes et à travers le pays ?
Rien qu’ici, dix mille mains qui sèment
Et font marcher les usines.
Combien de gens
Qui soufrent de faim, de froid, de peur, de douleur
De pression morale, de terreur et de folie ?
Six d’entre nous se sont perdus
Dans l’espace des étoiles.
L’un est mort, l’autre a été battu comme jamais je n’ai cru
Qu’on pouvait battre un être humain
Les quatre autres ont voulu se débarrasser de toutes leurs angoisses
L’un en se jetant dans le vide
L’autre en se cognant la tête contre un mur,
Mais tous avaient le regard gelé de la mort.
Combien le visage du fascisme est épouvantable !
Ils conduisent leurs plans avec une précision diabolique
Sans le moindre remords.
Pour eux, le sang ressemble à des médailles.
Massacrer est un acte d’héroïsme.
Oh, mon Dieu, est-ce donc cela le monde que tu as créé ?
Est-ce donc cela le fruit de tes sept jours d’émerveillement et de travail ?
Sur ces quatre murs, il n’y a plus qu’un nombre,
Un nombre qui n’avance pas,
Et finira lentement par désirer la mort.
Mais soudain je comprends mieux
Cette marée n’a pas de cœur qui bat,
Juste un pouls mécanique
Et je vois les militaires qui découvrent leur visage de sages-femmes
Plein de douceur.
Mexique, Cuba, le monde tout entier,
Dénoncez donc cette ignominie !
Nous sommes dix mille mains
Qui ne produisons plus rien.
Combien sommes-nous à travers tout le pays ?
Le sang du camarade Président
Frappe plus fort que les bombes et la mitraille,
Et ainsi frappera de nouveau notre poing.
Ah, mon chant, combien tu es amer
Quand de ma bouche sort l’horreur !
L’horreur que je vis
L’horreur que je meurs, l’horreur.
L’horreur de me voir ici, parmi tous ces gens
Et ces moments d’infini
Où le silence et le cri
Achèvent mon chant.
Ce que je vois, jamais je ne l’ai vu,
Ce que j’ai ressenti et ce que je ressens
Fera naître le moment...
Stade Chili septembre 1973
LOUISE MICHEL
À Jean-Baptiste Clément
La neige a couvert les rouges cerises
Et les bouquets blancs des arbres en fleur
Par les froides bises
Sont les lourds frimas de l’hiver en crise.
Lorsque reviendront les étés en fleur
Il sera parmi les poussières grises
Que l’infini roule éternel semeur
Ensemble jadis nous disions les rêves
Que chaque jour fait pour tous plus réels
Sur les vastes grèves
Du progrès sans fin, maudissant les glaives
Les maîtres les dieux les sanglants autels
Menant le combat où sans lâches trêves
Du juste et du beau l’on dit les appels
Hirondelle
Hirondelle qui vient de la nue orageuse
Hirondelle fidèle, où vas-tu ? Dis-le-moi.
Quelle brise t’emporte, errante voyageuse ?
Écoute, je voudrais m’en aller avec toi,
Bien loin, bien loin d’ici, vers d’immenses rivages,
Vers de grands rochers nus, des grèves, des déserts,
Dans l’inconnu muet, ou bien vers d’autres âges,
Vers les astres errants qui roulent dans les airs.
Ah ! laisse-moi pleurer, pleurer, quand de tes ailes
Tu rases l’herbe verte et qu’aux profonds concerts
Des forêts et des vents tu réponds des tourelles,
Avec ta rauque voix, mon doux oiseau des mers.
Hirondelle aux yeux noirs, hirondelle, je t’aime !
Je ne sais quel écho par toi m’est apporté
Des rivages lointains ; pour vivre, loi suprême,
Il me faut, comme à toi, l’air et la liberté.
JACQUES PRÉVERT
Étranges étrangers,
Kabyles de la Chapelle et des quais de Javel
Hommes de pays loin
Cobayes des colonies
Doux petits musiciens
Soleils adolescents de la porte d’Italie
Boumians de la porte de Saint-Ouen
Apatrides d’Aubervilliers
Brûleurs des grandes ordures de la ville de Paris
Ébouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur pied
Au beau milieu des rues
Tunisiens de Grenelle
Embauchés débauchés
Manœuvres désœuvrés
Polacks du Marais du Temple des Rosiers
Cordonniers de Cordoue soutiers de Barcelone
Pêcheurs des Baléares ou du cap Finistère
Rescapés de Franco
Et déportés de France et de Navarre
Pour avoir défendu en souvenir de la vôtre
La liberté des autres.
Esclaves noirs de Fréjus
Tiraillés et parqués
Au bord d’une petite mer
Où peu vous vous baignez
Esclaves noirs de Fréjus
Qui évoquez chaque soir
Dans les locaux disciplinaires
Avec une vieille boîte à cigares
Et quelques bouts de fil de fer
Tous les échos de vos villages
Tous les oiseaux de vos forêts
Et ne venez dans la capitale
Que pour fêter au pas cadencé
La prise de la Bastille le quatorze juillet.
Enfants du Sénégal
Dépatriés expatriés et naturalisés.
Enfants indochinois
Jongleurs aux innocents couteaux
Qui vendiez autrefois aux terrasses des cafés
De jolis dragons d’or faits de papier plié
Enfants trop tôt grandis et si vite en allés
Qui dormez aujourd’hui de retour au pays
Le visage dans la terre
Et des hommes incendiaires labourant vos rizières.
On vous a renvoyé
La monnaie de vos papiers dorés
On vous a retourné
Vos petits couteaux dans le dos.
Étranges étrangers
Vous êtes de la ville
Vous êtes de sa vie
Même si mal en vivez
Même si vous en mourez
LÉO FERRÉ
Poète vos papiers (Extraits)
La poésie contemporaine ne chante plus...
Elle rampe
Elle a cependant le privilège de la distinction...
Elle ne fréquente pas les mots mal famés... elle les ignore
On ne prend les mots qu’avec des gants : à « menstruel » on préfère « périodique », et l’on va répétant qu’il est des termes médicaux qui ne doivent pas sortir des laboratoires et du Codex.
Le snobisme scolaire qui consiste, en poésie, à n’employer que certains mots déterminés, à la priver de certains autres, qu’ils soient techniques, médicaux, populaires ou argotiques, me fait penser au prestige du rince-doigts et du baisemain. Ce n’est pas le rince-doigts qui fait les mains propres ni le baisemain qui fait la tendresse.
Ce n’est pas le mot qui fait la poésie, mais la poésie qui illustre le mot. Les écrivains qui ont recours à leurs doigts pour savoir s’ils ont leur compte de pieds, ne sont pas des poètes, ce sont des dactylographes.
Le poète d’aujourd’hui doit être d’une caste, d’un parti ou du Tout-Paris.
Le poète qui ne se soumet pas est un homme mutilé.
La poésie est une clameur. Elle doit être entendue comme la musique.
Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie, n’est pas finie. Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale, tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche.
L’embrigadement est un signe des temps.
De notre temps
Les hommes qui pensent en rond ont les idées courbes.
Les sociétés littéraires c’est encore la Société.
La pensée mise en commun est une pensée commune.
Mozart est mort seul, accompagné à la fosse commune par un chien et des fantômes. Renoir avait les doigts crochus de rhumatismes. Ravel avait dans la tête une tumeur qui lui suça d’un coup toute sa musique. Beethoven était sourd.
Il fallut quêter pour enterrer Béla Bartók. Rutebeuf avait faim. Villon volait pour manger. Tout le monde s’en fout...L’Art n’est pas un bureau d’anthropométrie !
La Lumière ne se fait que sur les tombes...
Nous vivons une époque épique et nous n’avons plus rien d’épique
La musique se vend comme le savon à barbe. Pour que le désespoir même se vende il ne reste qu’à en trouver la formule. Tout est prêt :
Les capitaux
La publicité
La clientèle
Qui donc inventera le désespoir ?
Avec nos avions qui dament le pion au soleil,
Avec nos magnétophones qui se souviennent de « ces voix qui se sont tues ».......