N°134

Le dossier : Contre toute injustice, mêmes droits

Les personnes âgées des FTM au temps du Covid-19

par Omar SAMAOLI

L’attention du lecteur est ici sollicitée pour ne pas voir dans ce qui suit une simple lecture autour des populations des foyers de travailleurs migrants, un propos devenu presque familier, encore qu’il serait intéressant de savoir ce que sont devenus les différents programmes de réhabilitation et autres promesses de transformation déclinés depuis des années pour donner suite à différents rapports et dont on ne perçoit encore que très parcimonieusement les effets notables sur ce cadre de vie et sur ses habitants [1]. Pire encore, la composition des populations de nombreux foyers devenus seul refuge pour un public aussi divers que fragile et malheureux était annonciatrice depuis longtemps d’une catastrophe sociale et urbaine. Et comme dans une course sans fin à la vulnérabilité, les habitants de référence, à savoir les anciens travailleurs maghrébins, ont été rejoints par tous les dits «  cas sociaux  » qui n’ont de place nulle part ailleurs  : marginaux, demandeurs d’asile, sans-papiers, etc...
On voit, de la sorte, combien le foyer de travailleurs immigrés au sens générique du terme est un univers non seulement complexe à analyser mais, de surcroît, une réalité socio-urbaine qui demeure anachronique  : ni logement provisoire pour des réfugiés qu’il faudrait loger en attendant l’instruction de leur demande, ni cadre de vie occasionnel et resté comme tel pour des travailleurs immigrés seuls et en activité, en attente d’un retour dans leur pays d’origine ou d’un accès à d’autres formes d’insertion urbaines.
C’est de cette façon que cet espace est devenu un enjeu formidable de par ce qu’il recèle comme dysfonctionnements, de par l’hétérogénéité de son public ou encore de par la manière dont il peut être pris en compte dans le cadre général d’une politique publique d’intégration urbaine.
Ce texte est une écriture inquiète que nous livrons au lecteur à la lumière de l’actualité que nous vivons tous depuis l’apparition de ce virus mortifère et de son impact général sur un public particulièrement vulnérable  : les vieux immigrés qui vivent encore dans les FTM (Foyers de Travailleurs Migrants).

Benjamin Vanderlick

Une vieillesse à part

En effet, si l’immigration est désormais une situation globale, concernant aussi bien des hommes que des femmes, elle continue à fonctionner organiquement comme une juxtaposition de situations sociales très diverses. C’est ainsi qu’aujourd’hui, la présence de retraités et de vieux immigrés isolés et sans famille en France participe du même paysage social que celle des familles qui se sont reconstituées au sein de l’immigration.
Force est de constater aujourd’hui encore que l’immigration ouvrière conserve pour partie ses formes archaïques, dont l’isolement (pouvant concerner des hommes mariés mais dont la famille est restée au pays) est l’un des aspects déterminants  :

  • Seuls, certains le sont restés parce qu’ils n’ont jamais voulu faire venir leur famille en France. A une certaine époque, l’immigration vers la France signifiait un changement radical avec le passage de la campagne vers la ville et une certaine méfiance vis-à-vis de l’impact de la société française sur les «  rejoignant.e.s  ».
  • Seuls, d’autres le sont restés à cause des difficultés insurmontables pour accéder à un logement adapté afin de recevoir la famille qu’ils voulaient faire venir. Tout le monde en France connaît cette équation impossible que les immigrés doivent résoudre  : pour accéder à un logement social, il faut justifier de la présence d’une famille, mais pour faire venir sa famille, il faut d’abord disposer d’un logement. Désespérés, beaucoup ont renoncé à faire venir les leurs, même si certains ont pu prendre prétexte de cette complexité administrative pour ne pas procéder au regroupement familial.
  • Enfin, le dernier profil de ces immigrés seuls en France concerne des personnes marquées par des aléas de la vie  : des veufs, des divorcés, des personnes handicapées, tous trop abîmés par la vie pour envisager désormais un retour dans leur pays d’origine.
    Si nous insistons sur cet aspect de l’immigration, c’est d’abord parce qu’il s’agit d’un problème de société très sévère dont nous ne connaissons pas d’équivalent dans les autres pays européens. La complexité de ce phénomène n’a d’égale que les difficultés qui en découlent, dès lors que le maintien de ce mode de vie pour des personnes âgées s’avère inadéquat, sans qu’aucune autre alternative ne soit offerte aux gens.
    S’il est compréhensible que les questions de santé revêtent une grande importance chez les personnes âgées, immigrées ou non, il faut souligner, dans le cas de la main d’œuvre immigrée, que l’état de santé constituait un critère décisif dans le recrutement des personnes et leur admission dans l’immigration. Cela laisse entrevoir le fait que les conditions de vie et de travail sont des facteurs déterminants dans le maintien en bonne santé ou, au contraire, dans le processus de délabrement sanitaire augurant un mauvais vieillissement. [2]

Habitat et intégration des vieux immigrés isolés

Benjamin Vanderlick

L’insertion des travailleurs immigrés tient à leurs conditions d’accueil, à leur état de santé, à leurs ressources, ainsi qu’à leur logement. Le seul examen minutieux des conditions diverses du logement de ces populations est assez révélateur non seulement de leurs conditions de vie, mais de leur place au sein de la société.
Le logement des immigrés a toujours obéi à la logique de leur condition sociale et au statut qu’ils occupent dans l’immigration, c’est-à-dire, généralement, un logement provisoire pour des gens eux-mêmes provisoires et vivant comme tels. Tel est donc le cas des immigrés âgés qui sont restés célibataires et qui continuent d’habiter leur logement habituel. Dans de nombreux cas, ces lieux sont devenus par la force des choses l’ultime refuge pour des anciens travailleurs isolés, déjà à la retraite et vieillissant en France depuis de nombreuses années.
Espace ségrégatif, surdéterminé ethniquement ou par nationalité, et enfin, pratique résidentielle de “résignation” pour les immigrés, le “foyer-hôtel” est l’aboutissement d’un itinéraire résidentiel complexe. Mais il n’en est pas moins dans la politique urbaine, dans la politique d’intégration ou d’insertion des immigrés, un logement provisoire, pour des hommes qui sont eux-mêmes des gens provisoires. Les foyers-hôtels sont une “trouvaille” française, sans équivalent dans aucun autre pays d’émigration en Europe. S’ils drainent aujourd’hui un public nouveau issu de mouvements migratoires plus récents à la recherche d’un toit, ils continuent d’accueillir les pionniers dans une sorte de fidélité fatale des retraités, et mêmes des gens très vieux.

Benjamin Vanderlick

Autopsie d’un confinement

À l’instar de toutes les autres personnes vieillissantes, l’aspiration de ces aînés est de pouvoir continuer à vivre chez eux, même lorsque les conditions d’habitat posent un problème pour déployer des actions d’accompagnement au quotidien. Or, force est de constater que très souvent encore, les retraités restent en marge des multiples actions favorisant le maintien à domicile qu’ils sollicitent très peu ou pas du tout. [3]
Cela tient à un ensemble de déficits qui se ne se résolvent que très lentement  : méconnaissance du droit à des prestations, inadaptation des aides proposées (ou impossibilité de les mettre en place dans un cadre de vie inadapté), manque de formation des acteurs intervenants.
On n’aurait jamais évoqué ou remis sur le devant de l’actualité cette situation désastreuse de bon nombre de personnes âgées qui vivent encore dans les foyers si les données sanitaires, sur le plan national, n’avaient pas insisté sur le tribut que payent prioritairement les personnes âgées à ce virus ravageur, si des décès n’avaient pas commencé à être signalés et si le risque d’une propagation incontrôlée de l’épidémie dans cet univers clos ne s’était pas fait sentir.
Faut-il ajouter qu’au plan national, ce n’est que tardivement que la situation des EHPAD (Établissements d’Hébergement pour Personnes Agées Dépendantes) a été prise en compte pour que les résidents puissent bénéficier d’un dépistage, d’un confinement approprié et d’un accompagnement  ?
Dans les foyers, la situation est encore pire  : jusqu’à aujourd’hui, la situation des personnes âgées qui y vivent n’a jamais été publiquement évoquée par les décideurs. Ce n’est que sur l’intervention d’acteurs locaux que quelques mesures ont commencé à être prises, qui ne vont pas sans poser de nombreux problèmes.
Pour synthétiser, le confinement dans les foyers a mis en exergue deux problèmes majeurs  :

  • L’état du cadre de vie
  • La situation du public âgé vulnérable
    1) L’état du cadre de vie. Les foyers ont toujours obéi à la logique consistant à héberger le maximum de gens dans un minimum d’espace, de telle sorte que dès leur origine et aujourd’hui encore, bon nombre de foyers ont des espaces de vie réduits à l’extrême (4,5 m2, 7 m2 ou 9 m2), la taille déterminant le montant de la redevance payée par le résident. Ce n’est que tardivement que des améliorations ont commencé à être constatées avec une augmentation des surfaces habitables, ce qui, encore aujourd’hui, est loin d’être le cas partout. Dans l’attente d’une transformation radicale qui ferait évoluer de nombreux foyers à grande capacité vers de petites résidences sociales à dimension humaine, le bâti se détériore, à l’image de certains foyers dont les portes des chambres ne laissent même pas passer un fauteuil roulant. De même pour les foyers qui comptent de nombreux étages et dont les ascenseurs ne fonctionnent pas, condamnant les résidents qui demeurent dans les étages les plus élevés à ne jamais pouvoir descendre.
    Les foyers se caractérisent également par la mise en commun d’espaces de vie collectifs  : toilettes et douches sur le palier à l’étage, et grandes cuisines collectives. Ces espaces où les résidents se croisent, se touchent et se retrouvent sont des lieux de contagion par excellence, entraînant des risques accrus. Comment envisager dès lors le respect des mesures de «  distanciation sociale  » dans des endroits frappés au coin d’une telle promiscuité  ?
    2) La situation du public âgé vulnérable. Bien avant que nous connaissions cette situation épidémique, les personnes âgées résidant dans les foyers étaient déjà un public qui devait retenir l’attention [4]. De nombreuses personnes étaient déjà en situation de perte d’autonomie, incapables de sortir de leur chambre ou sortant peu et pour lesquelles se posait la question des prestations socio-sanitaires  : soins infirmiers ou d’hygiène, suivi médical et accompagnement social.
    Dès lors que la mesure du confinement a été prise sur l’ensemble du pays, les prestations de services se sont raréfiées et la présence même des personnels a été affectée, de sorte que dans bon nombre de foyers, même les prestations quotidiennes d’entretien sont de moins en moins assurées.
    L’attention accordée bien tardivement aux personnes âgées, cibles privilégiées du virus, ne s’est faite qu’après que de très nombreux décès ont été constatés, particulièrement dans les EHPAD. Ce n’est qu’alors que la décision de tester les résidents a été prise, après un énorme gâchis humain qui a fait découvrir par la même occasion la situation désastreuse de certains établissements et surtout celle de leurs résidents, coupés de l’extérieur, et parfois mal accompagnés, en raison de la carence en personnel.
    Des foyers de travailleurs migrants, il n’en a en revanche jamais été question, comme si les gens qui y habitent n’existaient pas et comme si toutes les promesses politiques, et les différents rapports consacrés par le passé à cette population, et visant une meilleure prise en compte de ses conditions de vie, n’avaient eux non plus jamais existé.
    Faute d’informations précises, de préparation au confinement/couvre-feu qui s’est imposé brutalement et d’une prise en compte d’une probable propagation du virus dans les foyers, de nombreuses personnes âgées ont continué à habiter leur logement dans une indifférence générale. C’était une pure escroquerie commerciale d’avoir fait croire à tout le monde que les foyers étaient des lieux de convivialité. Même la solidarité de proximité souvent vantée a été prise en défaut, en raison de la peur généralisée de la contamination et de la mort.
    L’annonce des premiers décès dans les foyers a amené quelques responsables politiques locaux, dont les communes comptent des FTM, à prendre conscience des risques concernant le sort des personnes vivant dans ces établissements.
    La perspective d’une catastrophe sanitaire a alors donné lieu à quelques initiatives, mais celles-ci restent d’une portée très limitée dans la mesure où il faut agir aussi bien sur l’environnement qu’auprès des résidents. Il est illusoire de croire qu’un affichage dans les halls ou dans les parties communes peut être d’être grande efficacité alors qu’il s’agit d’un public majoritairement analphabète. De même, pour être mise en pratique, la consigne des «  gestes barrières  » demande à être explicitée oralement et presque individuellement, et inlassablement répétée. Or, tout ceci ne pourrait se faire qu’à travers des actions concrètes mobilisant du personnel, lequel malheureusement fait cruellement défaut.
    Avant même l’installation de cette catastrophe sanitaire, il arrivait fréquemment que l’on ne découvrît que très tardivement le décès d’un résident dans sa chambre. Aujourd’hui, avec le risque accru de décès dus au Covid-19, si une vigilance active n’est pas exercée auprès des publics les plus vulnérables, nous prenons le risque de laisser les gens s’éteindre sans que personne ne s’en préoccupe. Il reste encore qu’au plan national, aucune déclaration officielle n’est venue confirmer l’intérêt des pouvoirs publics à l’égard de cette population. Or, il y a une nécessité absolue à mettre en place une stratégie avec un double objectif, social et sanitaire. Il est impératif qu’un recensement des personnes vulnérables soit effectué et que leur état de santé et leur degré d’autonomie soient relevés. Dans bon nombre de cas, le confinement a privé les plus âgés des sorties régulières pour les différents offices de la prière, en raison de la fermeture des lieux de culte, et pour cette raison, leur visibilité est devenue moindre dans leur environnement. Autre impact à signaler également, la fermeture des magasins non alimentaires, où les gens s’approvisionnaient en cartes téléphoniques prépayées pour garder le contact avec les leurs, a réduit bon nombre d’entre eux au silence vis-à-vis de leurs proches. Au plan sanitaire, un dépistage systématique du Covid-19 devrait être mis en place dans tous les établissements, ne serait-ce qu’en prenant appui sur les centres de santé communaux qui restent, dans certaines villes, le seul lien sanitaire avec ces personnes.
    La question de ces personnes âgées et même celle des foyers de travailleurs migrants fait l’objet d’un traitement inégal d’une commune à l’autre, d’une région à l’autre et même d’une Agence régionale de santé à l’autre, ou d’un gestionnaire d’établissement à l’autre. On ne saurait trop insister sur la nécessité d’une démarche cohérente et généralisée à l’ensemble de cette population, indépendamment de son lieu d’habitation.
    De surcroît, certains pays d’origine dont les ressortissants sont encore nombreux dans les foyers devraient là aussi apporter leur concours en cette circonstance. Des démarches sont entreprises concernant les personnes décédées, leur lieu de sépulture ou la prise en charge des frais d’obsèques. Il nous paraît tout aussi nécessaire de porter un intérêt aux vivants et de leur permettre de continuer à vivre dignement.

[1TUOT, Thierry, «  La grande nation pour une société inclusive  », Rapport au Premier ministre sur la refondation des politiques d’intégration, février 2013.

[2SAMAOLI, Omar, «  Les pères sans familles  : du célibat et de l’immigration encore  », in «  Au nom du père  », Écarts d’identité, n° 71, 1994 (24-25).

[3SAMAOLI, Omar, «  Vieillesse des immigrés  : Quelques interrogations d’actualité  », Gérontologie et Société, vol. 34, n° 139, 2011, p. 67-75.

[4JACQUAT Denis, BACHELAY Alexis, «  Rapport de mission d’information sur les immigrés âgés  », Assemblée Nationale, 2013.