N°134

éditorial

par Abdellatif CHAOUITE

Le Covid-19 fera date à n’en pas douter, tel un exceptionnel millésime pandémique. Inédit semble-t-il par son ampleur ou, plus exactement sans doute, par la complexité de l’environnement qui le propage, il le sera également par ses effets sur le plan social et économique. On en conjecture déjà de bien sombres et sur toutes les comètes  !

«  Mais notre affaire est de passer
De passer en traçant
Des chemins  »

01 edito
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Reste donc le pendant... Cette extraordinaire, cette hallucinante tétanisation du monde  ! Comment y «  tracer des chemins  » de compréhension  ?... Une sorte de «  fin  » d’époque qui ressembla étrangement à ce qui en a été prophétisé en terme de «  disruption  »  !... Non point donc un imprévisible sur le chemin, mais inentendu, minimisé, négligé, voire raillé par bien des «  responsables  » et, du coup, sidérant  ! D’un coup d’un seul, les sociétés humaines se sont réveillées carcans d’une machine, un extraordinaire accélérateur de particules pandémiques  !
Hallucinant en effet. Dans le plus complexe des temps (post-histoires connues en a-t-on dit et même «  fin de l’histoire  »), dans le plus sophistiqué des systèmes (dit néo-libéral, le libéral n’ayant pas de post  !) et dans sa plus grande extension hégémonique (dite «  globalisation  » ou «  mondialisation  »), le seul remède efficace contre le poison que cette sophistication hégémonique a elle-même engendré s’est révélé l’acte le plus passif, le plus statique et le plus antisocial  : le «  confinement  » et la «  distance sociale  », l’arme du plus faible en somme  !

«  La terre nous est étroite.
Elle nous accule dans le dernier
défilé et nous nous dévêtons
de nos membres pour passer  »

Ce virus nous aura «  dévêtus  ». Il y aura évidemment à revenir, dans l’après, sur cette mise à nu, sur les images que nous en garderons (cet étrange «  défilé  » statique, par exemple, de rues désertes sur les écrans, ou cette sorte de minute de silence à écouter égrener des chiffres de morts et des «  en réanimation  »...). Il y aura également à déconstruire ce qui, pendant, demeurait dans l’ombre... En attendant, que de mystères déjà levés  ! Le propre de toute «  crise  » sans doute et au sens propre  : révéler les impasses et dévoiler les fractures... On aura donc assisté et pêle-mêle autant à la déroute de tout un système et à la révélation de ses déraisons et mensonges et mépris de l’intelligence humaine qu’à son cynisme. Le tout enrobé dans des discours héroïsant des acteurs hier encore «  casseurs  » et empêcheurs de tourner en rond, et des milliards de dollars, hier impossibles à trouver, aujourd’hui disponibles pour sauver ce qui reste de la machine. On aura assisté à cette mise à nu du système, et déjà à la préfiguration de son après  : son irrécupérable incurie prophétisant de «  surveiller  » les faits et gestes de chacun et mieux qu’avant, par les moyens les plus sophistiqués, et probablement de «  punir  » les récalcitrants. Un hold-up des libertés individuelles par l’intelligence artificielle, et pour le bien de tous évidemment  !... N’en restera-t-il que cela  : «  distance  » ou méfiance «  sociale  » et surveillance télé-technologique, ingrédients d’un monde anti-social et même anti-libéral, le système aura gagné sa mise  !

«  L’embrigadement
est un signe des temps.
De notre temps  »

Le remède est le poison. Ce principe est connu depuis Socrate. En toute raison, cela sert à développer des anticorps et, à terme, inventer un vaccin. En attendant, il faut garder ses distances... physiques  : ne pas toucher, mettre un masque (cette affaire fut un vrai carnaval  !) et épouser le rituel obsessionnel du lavage des mains... Efficace apparemment, vu le fléchissement des «  plateaux  » annonçant un «  déconfinement  ».
Reste à savoir en quoi ces précautions méritaient le qualificatif de «  distance sociale  » (les usages des mots ont leur pesant ou leur rendement idéologique), sinon à remplacer le social par le télé-social (télé-travail, télé-réunions, télé-école, télé-visites, télé-consultations, etc.), un marché qui a fleuri en pleine pandémie  ! Et, comme tout marché, il avait déjà et pendant, tracé la ligne, silencieuse, entre ses bénéficiaires et ses exclus  : qu’étaient devenus en effet les sans-papiers, les chibanis, les «  déboutés  », les «  habitants  » de la rue, les sans-télé, les nécessiteux, les handicapés, les femmes et les enfants battus... pendant le télé-confinement  ? Ils n’étaient pas inclus dans les comptes et les décomptes officiels, ne comptaient sans doute pas dans le dénombrement de ceux qui font sens (morts ou survivants) ou seulement dans la colonne pertes et profits. Des «  oubliés  » du système comme on a pu dire, avant, pendant (et après  ?)  : «  Le Covid-19 désagrège les poumons, mais aussi les liens qui structurent une société  » (Riss).
La «  distance sociale  » a pris là tout son sens politique  : une inexistence politico-sociale de ceux et celles qui n’avaient déjà pas d’espace social ou qui en étaient distanciés justement...

«  Chaque visage
est un appel miroir brisé
Soupesant dans leurs mains
le désespoir
D’en face, tremblants
ils se taisent.  »

«  Distance sociale  », et mieux encore que le «  confinement  » physique imposé par l’urgence sanitaire, et pire que toute forme de «  quarantaine  » connue, est l’anti-thèse de la Relation. Anti-thèse de ce qui fait social, de ce qui fait société, de ce qui fait cité, polis, de ce qui fait solidarité... combien même ce dernier mot fut martelé et dans tous les sens, de manière authentique aux fenêtres et balcons comme de manière cynique sur les écrans...
Remède-poison  : devons-nous donc nous distancier socialement et plus encore qu’avant pour sauver chacun sa peau  ? Ou devons-nous, au contraire, serrer mieux les rangs à ce niveau et n’oublier personne dans cette épreuve, et non seulement localement ni seulement catégoriellement, mais et désormais «  universellement  »  !?... C’était déjà évidemment la question avant (la vieille et éternelle question du politique, si on entend par là ce qui «  excède  » tout calcul). Resterait à savoir si cette disruption virale (qui pourrait en annoncer d’autres et pires) aurait suffisamment fait avancer la cause de cette question sinon sa réponse, pour ne pas enfourcher tout bonnement et peut-être en pire les mêmes voies qu’avant... Ce serait le gain du remède sur le poison.

«  Il n’est pas question de livrer le monde aux assassins d’aube  »

Le Covid-19 nous aura donc retranché de la cité, exilé de la Relation, confiné «  chez nous  », peut-être livré au chômage (partiel ou total) ou à une faillite sans espoir... et sans doute révélé par là-même l’importance vitale de ce que nous entendons par le terme social (Relation, échange, droit au travail, droit au logement et garantie d’une sécurité sanitaire et sociale qui que nous soyons). Peut-être également nous aura-t-il sensibilisé aux conditions de toutes les personnes qui en étaient déjà, totalement ou partiellement, exclues  ! Peut-être aura-t-il secoué nos torpeurs et alerté sur le fait que le «  social  » n’est pas un donné mais une construction, un champ de bataille où nous ne disposons malheureusement pas des mêmes «  armes  ».
Or, le ciment ou le garant pour ne pas y être livré à l’arbitraire de tous les virus possibles et imaginables (y compris celui d’une mise à «  distance sociale  ») s’appelle le Droit.

«  Les chants des hommes
sont plus beaux qu’eux-mêmes
plus lourds d’espoir  »

Le «  social  », faut-il le rappeler, n’est pas une addition ou une juxtaposition d’individualités dans un espace sans règles, ni un traitement différencié entre les uns et les autres, autochtones ou étrangers, mais la légitimation des présences de toutes et tous, la reconnaissance de leurs dignités et l’assurance de leur égalité en droits, l’espace d’un «  sens-commun  » en somme (au sens d’Edouard Glissant) et le sens du «  bien commun  » dans cet espace. Ce social-là est objet de vigilance voire de résistance de tant d’acteurs sensibles et dans tous les champs de la société (intellectuels, acteurs de terrain, acteurs culturels, juristes, poètes, militants politiques et syndicaux...).

«  ...fais de ton action une vérité chancelante,
fais de ta vérité une critique permanente...  »

Tel était en fait le thème de ce numéro d’Écarts d’identité, défini avant l’alerte du Covid-19 et le «  confinement  » qui s’en est suivi. Il s’annonçait sous le titre provisoire  : Droit des étrangers, Miroir de la société. Et fusse prémonition  !... Le pendant du confinement comme le désordre annoncé du déconfinement en ont bien fait «  miroir  » en quelque sorte  : les étrangers, les nécessiteux, les vulnérables de toutes sortes avaient le devoir, comme tous, de «  rester chez eux  ». Cependant, s’est-on préoccupé des conditions, voire de la possibilité même de leur confinement  ? A-t-on déployé la même intelligence et les mêmes moyens à leur rendre ce confinement possible, vivable, supportable  ? A-t-on pensé, comme ce fut le cas ailleurs, à suspendre, ne serait-ce qu’exceptionnellement, les mesures qui rendaient aux un.e.s et aux autres ce confinement impossible  ?... Questions sur lesquelles il faudrait évidemment revenir après, bien que, pendant, des voix nombreuses (le remède dans le poison) n’ont pas manqué de les soulever  ! (ce numéro en intégre quelques échos). Et questions hélas d’avant, de bien avant  !

«  où est la promesse qui emplit
autrefois cette terre
j’ai déjà posé cette question
et depuis j’ai appris à vivre seul,
en colère et caché  »

Ce numéro fait au final et à son tour reflet à son moment, ni «  caché  » ni socialement confiné mais au contraire un brin «  en colère  », oui... Reflet au teint trouble comme l’air devenu irrespirable lors de son élaboration. Il rappelle et de manière déhiscente (signe des temps en soi  !) que la question des droits est au cœur du social, de la sociation, de la société. Qu’elle en est aussi bien le moteur (le remède) que, quand elle faillit, l’élément de la panne ou du chaos (le poison).
Question de longue date et de hautes luttes (D. Lochak, P. Chamoiseau, A. Levy...), une lutte toujours en cours sur plusieurs fronts (J. Duflot, B. Delemotte, B. Sayn, O. Samaoli,...) et par plusieurs acteurs de champs différents  : social, scientifique, poétique, culturel, sanitaire, etc. (Ph. Hanus, O. Daviet, S. Mekdjian, C. Herbelin, D. Raphel...). Elle fait partie de ces dimensions qui éclairent notre «  destin commun  », un destin qu’il «  serait temps de prendre au sérieux  » pour mieux construire demain (M. Delmas-Marty...).
Les poètes n’en ont jamais douté  ! Leurs mots abritent ces «  futures vigueurs  » d’où naissent tous les espoirs et du plus profond même de nos doutes. Aussi trouvent-ils et naturellement leur place dans ces pages. «  Dans l’ombre de leurs mots... nous retrouvons le projet de notre revue pour participer à construire l’aube de demain  » (B. Guichard). Et aussi rendre hommage à toutes celles et à tous ceux qui nous ont quitté dernièrement. Ils furent des dizaines de milliers, connus (Idir, S. Maldoror, etc.) ou anonymes, à cause du Covid-19 ou d’autre chose. Nous leur dédions ce numéro.

«  Un olivier montera de [leur] sang  »

P.S. de la rédaction  : à temps singulier, une composition également singulière  : des rubriques habituelles – notes de lectures, revue des revues – ne figurent pas dans ce numéro. Nous avons préféré, plus urgent à nos yeux, donner toute la place et même conséquente à une interpellation poético-politique.

Certes,
«  La poésie n’est pas une fin en soi.  »
Mais,
«  La poésie est un instrument parmi d’autres pour transformer le monde  ».

Abdellatif Chaouite

Deux photographes nous accompagnent dans ce numéro Benjamin Vanderlick et Yves Neyrolles

Benjamin Vanderlick est ethnologue et photographe. Ses réflexions concernent les migrations, le patrimoine, les histoires locales, les parcours d’habitants. Il accorde une attention particulière aux inégalités dans l’accès au droit, à la culture, au travail mais aussi aux enjeux mémoriels relatifs aux migrations, au monde du travail, aux quartiers populaires, aux populations précarisées. Ses travaux photographiques sont souvent des contributions visuelles et un prolongement à ses préoccupations ethnologiques.

00 photo vanderlick
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Yves Neyrolles est poète, photographe, illustrateur ; depuis de nombreuses années il parcourt les rues de Lyon, et notamment du Vieux Lyon. Il dresse ainsi l’histoire de cette ville et singulièrement son cœur historique. Dernier livre aux éditions A plus d’un titre : Promeneur tardif suivi de Ville citées -photographies.

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