N°134

Le dossier : Contre toute injustice, mêmes droits

Défendre, étendre, « excéder » le droit des étrangers ?

Une pratique inquiète du droit.

par Pathé DIALLO, Sarah MEKDJIAN, Marie MOREAU

Dès le début des années 1970, le GISTI – Groupe d’Information de Soutien des Travailleurs Immigrés – s’est intéressé au droit et aux pratiques juridiques pour «  défendre  » et «  étendre  » le droit des étrangers, alors en pleine élaboration, dans un contexte de renforcement de l’ordre politique et policier (cf. D. Lochak dans ce numéro). Ces luttes nous inspirent fortement  : nous, c’est-à-dire dix personnes à Grenoble qui formons le Bureau des dépositions, un espace de création et de recherche entre art, sciences sociales et droit. Les co-autrices, co-auteurs du Bureau des dépositions élaborent avec une avocate une requête juridique contre les décisions d’expulsion de plusieurs co-auteurs, en s’appuyant notamment sur le droit d’auteur.
Dans cet article, et depuis les pratiques juridiques du Bureau des dépositions, où nous sommes co-autrices, nous nous interrogeons sur ce que «  défendre le droit  », «  lutter pour les droits des étrangers  » a de nécessaire mais aussi de problématique. Le droit, et les luttes pour les droits, sont en effet particulièrement ambivalents. Nécessaires dans un monde régi par les droits, ceux-ci sont aussi de puissants instruments de contrôle, qui produisent les sujets qu’ils prétendent protéger ou émanciper. Ainsi, pour Wendy Brown, qui reprend ici une critique des droits formulée par Michel Foucault  : «  les droits ne doivent pas être confondus avec l’égalité, ni la reconnaissance légale avec l’émancipation  » [1]. Que peut vouloir dire alors pratiquer le droit avec inquiétude, et l’«  excéder  » plutôt que le «  défendre  »  ?

Ambivalences du droit des étrangers et du droit d’asile

Le droit des étrangers, s’il est constamment à défendre et étendre dans le contexte politique et juridique contemporain, entérine, dans le même temps, la catégorie juridique d’«  étranger  », c’est-à-dire une catégorie différenciée de celle de «  citoyen national  ». Il en va de même pour le droit d’asile, institutionnalisé en 1951 [2]. Permettant à des milliers de personnes en exil, déplacées par la guerre, d’accéder à des droits, le droit d’asile institue la catégorie de «  réfugié  », distinguée de celle de «  citoyen  ». Autrement dit, la défense du droit des étrangers et du droit d’asile relève d’une double-contrainte  :
1) ne pas défendre le droit des étrangers revient à renforcer les attaques mortifères des États souverains, et celles d’intérêts privés qui cherchent à fabriquer des réserves de main d’œuvre toujours plus exploitables ;
2) défendre le droit des étrangers revient aussi à prendre le risque de naturaliser la catégorie d’étranger, toujours en tension avec celle de citoyen, et plus encore, de naturaliser et normaliser le statut de citoyen, alors que la citoyenneté des États-Nations fait partie du système politique et juridique qui crée la possibilité même d’un «  droit des étrangers  » et a besoin de cette catégorie différenciée pour se maintenir.
Défendre, étendre, revendiquer des droits auprès de l’État pour lequel les différenciations juridiques servent de technique de gouvernement et de production de profits, en lien avec des intérêts privés, est une ambivalence particulièrement problématique. Autrement dit, demander des droits auprès de l’État qui, notamment, crée des situations de clandestinisation, est une manière de légitimer l’État, et les formes de subjectivités que les administrations exigent pour que les demandes soient entendues  : la figure victimaire d’un «  vrai réfugié  » ou encore celle d’un sujet «  intégrable  », tel que défini dans le «  contrat d’intégration républicaine  », rendu obligatoire par la loi du 7 mai 2016, relative au droit des étrangers. Ce contrat doit être conclu entre l’Etat et les étrangers admis pour la première fois au séjour en France ou qui entrent régulièrement en France entre l’âge de seize ans et l’âge de dix-huit ans révolus.
Les droits eux-mêmes sont particulièrement ambivalents, en tant qu’instruments de contrôle qui produisent les sujets qu’ils sont censés protéger ou émanciper (voir W. Brown, note 1). Si donc revendiquer, défendre le «  droit des étrangers  » est tout à fait nécessaire, les luttes pour les droits sont toujours ambivalentes  : elles risquent toujours de renforcer ce contre quoi elles sont censées pourtant s’opposer.

Émancipation et droits de l’homme  ?

On pourrait ici objecter que le droit des étrangers, qui relève de la souveraineté de chaque État-Nation, diffère du droit d’asile, droit international qui fait partie des droits de l’homme. Le droit d’asile serait ainsi une avancée par rapport au droit des étrangers relatif à chaque souveraineté et soumis directement aux intérêts des États, de plus en plus liés à des intérêt privés. Or, dans ses modes d’application, le droit d’asile est aligné en grande partie sur le droit des étrangers  : le droit d’asile, bien qu’un droit international et fondamental, inscrit dans la Convention de Genève, est appliqué à la discrétion souveraine de chaque État signataire. Les demandeurs d’asile, de fait, n’ont, en France, ni le droit de vote, ni le droit de travailler. Les personnes reconnues comme réfugiées statutaires obtiennent le droit de travailler, mais n’ont pas le droit de vote et restent étrangères, jusqu’à leur naturalisation, sous réserve qu’elles la demandent et l’obtiennent.
Par ailleurs, le droit d’asile n’échappe pas à la différenciation et à une relation très problématique avec le statut de citoyen. Les droits de l’homme, selon la critique de Hannah Arendt [3], sont en effet soit vides soit tautologiques dans leur rapport aux droits des citoyens nationaux.
1) «  Vides  », car la catégorie d’«  homme  » sans communauté nationale est toujours en-deça de celle du citoyen, les droits de l’homme signifient alors «  les droits vides de ceux qui n’ont aucun droit  », ou
2) «  tautologiques  », car si l’«  homme  », des droits de l’homme, a une appartenance nationale, alors les droits de l’homme ne sont rien d’autres que les droits nationaux des citoyens, revenant à une pure tautologie. A partir de cette critique, Arendt, loin de renoncer à toute idée de droits, et même de droits de l’homme, propose de les considérer, non pas comme des propriétés, alignées sur l’appartenance nationale, mais comme «  le droit d’avoir des droits  ». Sans «  contenu  » déterminé, le «  droit d’avoir des droits  » engage à mener des luttes politiques. Mais que signifie mener une lutte politique depuis le «  droit d’avoir des droits  », où et comment cette lutte peut-elle être entendue, alors que la plupart des luttes menées par les étrangers revendiquent un devenir-citoyen, sur le modèle de la citoyenneté existante  ?
La critique d’Arendt fait la démonstration de liens, problématiques, entre droit des étrangers, droits de l’homme, droits des citoyens nationaux. C’est ensemble qu’il est nécessaire de les penser. En effet, «  droit des étrangers  » et «  droit des citoyens  » ne relèvent pas de mondes distincts, mais d’un même référentiel juridique. On ne peut les penser qu’en rapport, et même faut-il considérer qu’ils ne préexistent pas à ces rapports.
Pour Giorgio Agamben [4], étrangers et citoyens ne sont effectivement pas des statuts juridiques opposés, avec un «  dehors  » strictement opposé à un «  dedans  ». Si un «  dehors  » et un «  dedans  » sont pensables, c’est en tant qu’ils sont interdépendants et reliés le long d’un ruban de Moebius, depuis des zones d’indistinction entre dehors et dedans.

Étrangers, citoyens  : des termes faussement opposés

Agamben montre ainsi combien ce qui apparaît comme une opposition, une «  frontière  » entre étrangers et citoyens est en fait un lien d’interdépendance et d’indistinction. Carl Schmitt décrit le fondement du pouvoir souverain depuis la notion d’exception  : l’exception désigne des zones d’indistinction entre droit et non-droit, dedans et dehors, exclusion et inclusion, autrement dit, et lu par Agamben, des zones d’«  exclusion inclusive  ». Si étrangers et citoyens sont effectivement des statuts juridiques qui relèvent d’un même référentiel juridique, d’un même ruban de Moebius, que signifie «  défendre le droit des étrangers  »  ? Défendre le droit des étrangers vers un devenir-citoyen est-il une forme d’émancipation, ou simplement un déplacement le long du ruban de Moebius de la souveraineté étatique  ?
Pour Agamben, qui fait référence aux travaux de Schmitt, la situation des personnes étrangères mises au ban, expulsables légalement, c’est-à-dire placées légalement dans des zones de suspension du droit, notamment dans des camps ou des centres de rétention, réduites à la vie nue, sont incluses dans la souveraineté par leur exclusion. Cette situation est un des fondements contemporains de la souveraineté étatique. Les décisions souveraines d’exception concernent aussi la citoyenneté, inclusion contrôlée constamment par la menace de mise au ban et soumise à des états d’urgence ou d’exception permanents.
Si l’exception et la norme sont ainsi intrinsèquement liées, Agamben reconduit néanmoins le couple exception-norme, même si la norme du citoyen-travailleur porte toujours le sceau de la souveraineté, c’est-à-dire de l’exception, avec la menace d’une mise au ban, d’une réduction de la vie politique à la vie nue, d’un devenir-étranger.
Ainsi, pour Agamben, il ne s’agit pas de «  défendre le droit des étrangers  » ou de revendiquer un devenir-citoyen des étrangers, mais de s’indéterminer radicalement  : ni étrangers, ni citoyens, en opérant par soustraction. Il s’agit de se soustraire de la souveraineté étatique, de rompre radicalement avec le ruban de Moebius, en activant ce que l’auteur appelle une «  puissance destituante  », depuis des «  formes-de-vie  » [5].

Inclusion différentielle et capitalisme

A cette conception d’une exception qui fonde la norme (on pourrait dire aussi d’une exception incluse dans la norme), Sandro Mezzadra et Brett Neilson opposent la notion d’«  inclusion différentielle  » [6]. Pour ces auteurs, il n’y pas d’exclusion inclusive ou d’inclusion excluante, mais uniquement des modes différenciés d’inclusion dans les logiques capitalistes de production de la valeur. Personne n’est exclu, ou mis au ban du capitalisme ; il n’y a que des manières différentielles d’être inclus dans la machine capitaliste. Ainsi, les étrangers clandestinisés, dits sans-papiers, sont inclus dans la machine capitaliste de manière différentielle, en tant qu’«  armée de réserve de travailleurs  », selon l’expression de Marx, utile à la flexibilisation du travail dans son ensemble. Mezzadra et Neilson récusent le couple, même intriqué le long du ruban de Moebius, de l’exception et de la norme, qui risque d’essentialiser la souveraineté. Les auteurs proposent une analyse matérialiste, où extérieur et intérieur ne sont pas reliés le long d’un ruban de Moebius, mais où le capitalisme organise un continuum différentiel d’inclusion.
Selon ce mode interprétatif, qui fait de la différenciation des statuts juridiques un instrument continu d’inclusion capitaliste, que signifie défendre le droit des étrangers, en revendiquer l’extension  ? Que peut le droit dans un contexte capitaliste où la mise en concurrence des statuts et donc des droits est au service de la production de valeur  ?
Ici, on retrouve la critique de Marx qui montre que problématiser le capitalisme en termes moraux, éthiques ou de justice revient à mystifier son fonctionnement. Autrement dit, ce n’est pas en «  luttant pour des droits  » qu’une lutte contre le capitalisme peut émerger. Marx explique qu’il ne s’agit pas de rendre le capitalisme plus «  juste  », ce qui serait une forme de mystification des idéologies, des rapports sociaux et des dispositifs de pouvoir qui produisent l’aliénation et l’exploitation [7]. L’enjeu n’est pas de rendre l’exploitation plus «  juste  », mais de l’abolir.

Un cercle vicieux (Texte de Pathé Diallo)

Les États font exprès de ne pas délivrer des papiers à tout le monde pour que d’autres puissent exploiter les sans-papiers dans des conditions difficiles, sur certains chantiers ou dans les sites touristiques de ski en montagne, ou dans les travaux de ménage. Depuis quelques mois à Grenoble, des personnes exploitées et sans papiers font de la livraison de nourriture sur des vélos. Ils sont mal payés et la cible de Uber et des États, qui autorisent que le droit du travail soit réduit à rien. C’est comme si les personnes donnaient toute leur énergie pour ne rien avoir.
L’exploitation des sans-papiers en Europe entre en écho avec l’exploitation de la main-d’œuvre dans les mines en Guinée. Ce sont les mêmes personnes qui exploitent et ce sont les mêmes personnes qui sont exploitées. Un mineur d’or ou de bauxite, en Guinée, peut parvenir à rejoindre la France pour travailler dans des conditions plus précaires encore que la mine. Dans les mines, les patrons sont souvent étrangers. Tout ce qui est exploitable en Guinée est exporté en tant que matière première à l’extérieur  : Canada, États-Unis, pays d’Europe, comme la France, l’Allemagne… Dans la mine, il y a beaucoup de pollution, qui entraîne des maladies  : sinusite, cancer du foie… La poussière mélangée aux produits chimiques crée des colonnes de plusieurs kilomètres, ce qui pollue les cours d’eau. L’eau est puisée par les populations. Les employés des mines ne sont pas bien payés.

Limites et possibles des luttes depuis les scènes juridiques

Nous venons d’examiner – trop rapidement – une série de limites, non-exhaustives, que posent les luttes pour la défense et l’extension du droit des étrangers. Les revendications menées auprès de l’État pour un devenir-citoyen ou un devenir-travailleur, sont autant nécessaires que problématiques, en ce qu’elles risquent  :
1) de normaliser la citoyenneté des États-Nations contemporains et les conditions actuelles du travail, par ailleurs très problématiques, elles-mêmes soumises à des formes d’exploitation et de subordination ;
2) de renforcer la légitimité et la souveraineté de l’État, par ailleurs fondée sur la différenciation citoyens/étrangers (on tombe ici sur une aporie) ; 3) de mystifier l’utilité de la différenciation citoyens-étrangers, qui n’est pas à rendre plus «  juste  », mais à abolir, en ce qu’elle sert d’abord le système capitaliste de production de sur-valeur et de maximisation des modes de capture du travail.
Nous pourrions nous arrêter là, mais ce serait insatisfaisant, avec le risque majeur de relativisation des luttes juridiques, qui, malgré leurs limites, nous semblent aussi nécessaires. Comment mener des luttes juridiques, sans reconduire la violence des assignations, des différentiations exploitées par la logique capitaliste  ?

Excéder le droit  : le Bureau des dépositions*
Pour poursuivre, sans conclure, ni prétendre résoudre aucun de ces problèmes, nous souhaiterions faire part d’une tentative de questionnement du droit, depuis des scènes juridiques, avec les outils du droit, notamment le contentieux. Cette tentative consiste moins à revendiquer un devenir-citoyen, bien que cette revendication puisse être nécessaire (même si problématique), ni à se soustraire du droit, mais à tenter de l’«  excéder  », de le transformer par «  excès  ». L’excès ne renvoie pas ici à son étymologie  : aller en dehors, sortir de, mais relève plutôt du sens de l’épuisement par saturation. Plutôt que de chercher à combler ce qui serait imaginé comme les vides de la justice, par ailleurs saturée par le contentieux du droit des étrangers et du droit d’asile, il s’agit de saturer ce qui l’est déjà, de sur-saturer, d’ajouter des problèmes aux problèmes existants, comme mouvement de transformation. En particulier, la tentative dont il est question procède par accumulation, saturation de statuts  : faire excéder les statuts pour excéder le droit.
Aux statuts d’étrangers, de demandeurs d’asile, de réfugiés, de citoyens, nous ajoutons, depuis des pratiques de création, d’écriture, de performances, le statut légal de «  co-auteur  ». Le Bureau des dépositions désigne ainsi un ensemble de co-auteurs, co-autrices d’œuvres originales, créées, depuis 2018, à Grenoble, au Patio solidaire (squat sur le campus universitaire grenoblois) et au Centre national d’art contemporain de Grenoble. Dans cette démarche, le statut de co-auteur ne consiste pas en une norme qui remplacerait ou mènerait vers celle de citoyen. Les co-auteurs ne revendiquent pas un devenir-auteur (elles et ils sont déjà co-auteurs de fait), qui serait le préalable à un devenir-citoyen. La démarche n’est pas orientée vers des demandes de régularisation. Le statut de co-auteur, libéral et fondé sur la notion de propriété privée, est lui-même très problématique. Il n’est pas une finalité. C’est en l’additionnant aux statuts d’étrangers, de réfugiés, de demandeurs d’asile, et en l’associant à des usages spécifiques, que le statut de co-auteur peut prendre un sens dissensuel, c’est-à-dire créer un problème juridique.
Ce problème juridique est le suivant  : nous, dix co-autrices, co-auteurs, aux statuts administratifs différents, co-signons des œuvres de collaboration, c’est-à-dire en co-dépendance les uns avec les autres. Ces œuvres sont des performances, présentées en public  : elles ne peuvent s’activer que si, et seulement si, l’ensemble des dix co-auteurs, co-autrices sont présent.e.s ensemble physiquement, de leur plein gré. Si l’un ou plusieurs des dix co-auteurs, autrices est absent.e en raison de l’évolution de son statut administratif (expulsion, privation de liberté, convocation administrative dans le cadre des procédures du droit d’asile ou du droit des étrangers…), nous demandons à un tribunal compétent qu’il constate une atteinte à l’intégrité de nos œuvres, à nos droits de diffusion des œuvres, une entrave à notre liberté de création artistique. C’est une esthétique «  forensique  », juridique, qui nous intéresse ici, en pensant nos œuvres comme pouvant faire preuve juridique de nos liens de co-dépendance. Depuis des cliniques de droit et le dépôt d’une requête juridique, nous signalons  :

  • une incompatibilité du droit des étrangers et de l’asile, depuis les pratiques de co-création performatives que nous menons en co-dépendance (les expulsions nous empêchent de créer) ;
  • une incompatibilité du droit de la propriété intellectuelle, depuis des liens de co-auctorialité qui relèvent moins des notions de propriété privée et d’œuvre matérielle finie, que de celles de co-dépendance et de liens de co-présence physique des co-auteurs, pour créer des œuvres immatérielles, sans fin, ni finalité.
    La diffusion, l’achat des œuvres font l’objet d’engagements réciproques avec des institutions culturelles  : nous cédons nos droits aux institutions qui nous rémunèrent en droits d’auteur et s’engagent à publiciser les atteintes déjà subies ou les risques d’atteintes de nos œuvres. En particulier, les institutions qui diffusent nos œuvres s’engagent à défendre leur intégrité devant les tribunaux, en cas d’atomisation forcée des co-auteurs. Nous nous inspirons ici des luttes juridiques du GISTI ou encore des Gilets Noirs, qui confrontent, notamment, le statut d’étranger à celui de travailleur, au conseil des Prud’hommes, et tentent de faire excéder les statuts, de soulever des incompatibilités (étranger sans-papier, travailleur), moins pour les résoudre, fonder un nouveau droit, que pour «  excéder  » le droit, créer du dissensus.
    L’enjeu, irrésolu ici, mais posé comme axe problématique, est celui de mettre en acte des scènes de dissensus juridiques, de les nourrir, sans les rabattre (exclusivement) sur un devenir-citoyen, c’est-à-dire sur des revendications de régularisation ou la création de nouveaux droits, qui, bien qu’aussi nécessaires, ne peuvent en être les fins. Placer la citoyenneté existante comme finalité des luttes juridiques et politiques liées au droit des étrangers reviendrait à renforcer le continuum productif citoyenneté-étrangeté construit par les États-Nations et mystifier la citoyenneté existante. Alimenter des dissensus, notamment juridiques et politiques, sans finalité normative est une gageure, qui est peut-être le nom d’une nouvelle aporie, mais qui permet, au moins temporairement, d’activer des pratiques politiques, juridiques, esthétiques problématiques, contre les naturalisations et les consensus qui servent l’ordre établi.

Les co-autrices et co-auteurs du Bureau des dépositions : Mamadou Djouldé Baldé, Ben Bangoura, Aliou Diallo, Pathé Diallo, Mamy Kaba, Ousmane Kouyaté, Elhadj Sory Diakité, Sarah Mekdjian, Marie Moreau, Saâ Raphaël Moudekeno.

[1Brown Wendy, 1995 [2016], Politiques du stigmate. Pouvoir et liberté dans la modernité avancée, traduction : Céline Van Caillie, Presses Universitaires de France, p. 174

[2Pour lire la Convention de Genève relative au statut de réfugiés (1951), voir : https://www.unhcr.org/fr/convention-1951-relative-statut-refugies.html

[3Arendt Hannah, « Le déclin de l’Etat-nation et la fin des droits de l’homme », in Les Origines du totalitarisme, Gallimard, 1951 [2002], pp. 561-607.

[4Agamben Giorgio, 1995 [1997], Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduction : Marilène Raiola, Seuil.

[5Agamben Giorgio, 2013, « Vers une théorie de la puissance destituante », https://lundi.am/vers-une-theorie-de-la-puissance-destituante-Par-Giorgio-Agamben

[6Mezzadra Sandro, Neilson Brett, 2013 [2019], La frontière comme méthode ou la multiplication du travail, traduction : Julien Guazzini, Editions de l’Asymétrie.

[7Voir notamment Renault Emmanuel, 2014, Marx et la philosophie, Presses Universitaires de France.