Genèse et évolution d’un système
Jusqu’en 1999, le critère de la nationalité était, en matière de couverture maladie, simplement inexistant. L’adoption au niveau national d’une logique de prise en charge par la collectivité des dépenses nécessaires s’agissant de la santé des individus remonte à 1893, avec la création de l’aide médicale gratuite. Ce dispositif était ouvert à l’ensemble des personnes « privées de ressources », quelle que soit leur nationalité.
Lorsque la Sécurité Sociale est créée, en 1945, deux mécanismes de prise en charge coexistent : un mécanisme « contributif », mis en place avec la Sécurité Sociale, ouvert à toute personne exerçant une activité professionnelle. Et un mécanisme d’« assistance » destiné à couvrir les frais de santé des personnes en grande précarité. Ce dispositif, appelé « aide médicale d’Etat » (AME), est intégré à l’aide sociale, qui recouvre l’ensemble des prestations auxquelles un individu peut prétendre.
La nationalité, et, par suite, le statut administratif n’entrent pas en considération. L’étranger qui travaille est affilié à la Sécurité Sociale et, s’il est en situation de précarité, il bénéficie de l’AME.

L’accès des personnes étrangères à la couverture de leurs frais de santé par les institutions publiques désormais déconcentrées, sera mis à l’agenda politique pour la première fois dans le cadre des débats autour de la loi dite « Pasqua ». Voté en 1993, ce texte marque le durcissement par le droit des conditions d’accès à la nationalité d’une part, au séjour régulier d’autre part. Cependant, le bénéfice des dispositifs de prise en charge des frais de santé des étrangers n’est finalement pas remis en cause.
C’est la loi du 27 juillet 1999, connue pour avoir instauré la « couverture maladie universelle », qui sonne le glas de l’assimilation des étrangers aux Français s’agissant des frais de santé. Ce texte, dont la vocation première était pourtant de systématiser, en l’universalisant, le bénéfice du régime de la Sécurité Sociale, crée en fait un terreau favorable à la stigmatisation des étrangers « sans-papiers » et ce sur les plans matériel et symbolique à la fois.
Sur le plan matériel : la loi ouvre le bénéfice de la Sécurité Sociale à toute personne qui exerce en France une activité professionnelle déclarée ou qui réside sur le territoire français de manière stable et régulière. Sont donc exclus de ce dispositif les étrangers en situation irrégulière au regard de leur droit au séjour. L’AME, qui couvrait les frais de santé de l’ensemble des personnes en grande précarité, devient donc le seul recours des étrangers « sans-papiers ». En isolant ainsi, budgétairement, le montant consacré à la couverture des soins des étrangers en situation irrégulière, le législateur diffuse une perception déformée de ce dispositif, largement entretenue par les discours nationalistes et les doctrines axées sur le mérite individuel. Seuls les étrangers en situation irrégulière demeurent éligibles à l’AME, qui n’offre à ses bénéficiaires qu’une protection « a minima », l’ensemble des autres résidents du territoire national bénéficiant du système, plus avantageux à divers égards, de la couverture maladie universelle (CMU). Pourtant, ce dispositif est largement perçu comme un « avantage » spécialement réservé aux sans-papiers.
Sur le plan symbolique : alors que l’universalité était traditionnellement invoquée comme un rempart contre l’exclusion de telle ou telle catégorie dans l’accès à un droit, le législateur a créé une couverture maladie universelle dont seuls les ressortissants étrangers sans droit au séjour sont exclus. La situation irrégulière d’une personne devient alors un critère suffisant pour justifier son exclusion de cette couverture dite « universelle ».
La fabrique de la stigmatisation
Les conditions nécessaires à la production d’un discours institutionnel focalisé sur la nécessité de limiter la charge que constitue l’AME sur fond de stigmatisation permanente de ses bénéficiaires sont alors posées. L’intégration des « sans-papiers » au régime universel devient progressivement un non-sujet. Dans ce contexte, les associations de défense des droits des étrangers, alors même qu’elles sont essentiellement opposées à ce système discriminant, se trouvent contraintes de se concentrer sur la sauvegarde du dispositif d’AME, régulièrement remis en question, de manière plus ou moins subtile, par les gouvernements successifs.
La loi de finances rectificative pour 2002 introduit un délai de carence de 3 mois d’ancienneté de séjour sur le territoire français avant de pouvoir prétendre à l’AME.
En 2010, la loi de finance rectificative introduit pour 2011 un ticket de 30 euros ; cette mesure, décriée pour son caractère contre-productif (les retards dans les parcours de soins augmentant le coût des traitements), est supprimée l’année suivante.
Hasard de calendrier ou stratégie de l’écran de fumée, la thématique de l’AME revient en fanfare au premier trimestre 2019, soit exactement au moment des premières grèves du personnel hospitalier. Le Ministre de l’intérieur affirme ainsi devant l’assemblée nationale que la proportion de dialyses et de chimiothérapie est plus élevée au sein de la population « AME », ce qui laisse entendre que les personnes concernées viennent uniquement pour profiter du système de soins français.
Cette argumentation est pour le moins audacieuse lorsqu’on sait qu’il existe en droit français des étrangers un titre de séjour « Étranger malade », qui « ne peut être refusé [à une personne étrangère] si son état de santé nécessite une prise en charge médicale dont le défaut pourrait avoir pour lui des conséquences d’une exceptionnelle gravité et si, eu égard à l’offre de soins et aux caractéristiques du système de santé dans le pays dont il est originaire, il ne pourrait pas y bénéficier effectivement d’un traitement approprié. » [1].
Durcissements abusifs
L’absence de la possibilité d’une dialyse ou d’une chimiothérapie entraînant par nature des conséquences graves pour les malades qui en ont besoin, de deux choses l’une : ou bien les personnes concernées pourraient effectivement accéder à ces traitements dans leur pays d’origine, auquel cas la décision de migrer en France illégalement pour bénéficier des mêmes paraît pour le moins irrationnelle. Ou bien la personne ne pourrait pas accéder à ces traitements en cas de retour ; dans cette hypothèse, elle doit pouvoir prétendre à un titre de séjour « étranger malade », et bénéficier de la couverture maladie universelle.
Le fait que ces personnes soient surreprésentées parmi les bénéficiaires de l’AME est donc plus significatif d’un durcissement des institutions s’agissant du traitement des demandes de titres de séjour « étranger malade » que d’un plan orchestré par des réseaux d’immigration illégale visant spécifiquement les personnes atteintes d’un cancer ou d’une infection rénale.
Plus généralement, l’examen des modalités de traitement des demandes de titres de séjour fondées sur ce motif est, à cet égard, éloquent. L’octroi ou non de ces titres dépend en effet essentiellement de l’avis médical transmis par une autorité habilitée à cette fin à la préfecture, après examen de la situation.
Jusqu’au 1er janvier 2017, cet avis émanait d’un médecin de l’Agence Régionale de Santé (ARS) territorialement compétente, et dépendait du ministère des solidarités et de la santé. Si l’autorité préfectorale conservait une marge d’appréciation, ce régime reposait d’abord sur une logique humanitaire, la gestion des flux migratoires n’intervenant qu’à titre accessoire [2].
La loi du 7 mars 2016 a cependant opéré un changement radical d’approche, en transférant cette compétence aux médecins du pôle santé de l’Office Français de l’Immigration et de l’Intégration (OFII), bras opérationnel du ministère de l’intérieur. De fait, les craintes exprimées à ce sujet par les associations de défense des droits des étrangers d’un traitement orienté par une logique de gestion des flux semblent largement étayées par les rapports d’activité successifs de l’OFII. Un glissement de logique qui se manifeste à travers la chute des avis favorables à la délivrance du titre sollicité, passés de 77% en 2014 à 54,6% en 2017, puis 48,6% en 2018, mais également par la mise en œuvre d’une politique systématique de « lutte contre la fraude ». Ainsi « près d’une personne sur deux a été convoquée pour une visite de contrôle médical [en 2017], une pratique inédite [3] » selon Médecins du Monde. Ceci dans un contexte où seulement 115 cas de fraude avérée ont été dénombrés, soit 0,41% du nombre de demandes [4]. Outre ce que traduit cette disproportion sur le plan politico-institutionnel, ces contrôles ont des conséquences non négligeables sur l’allongement des délais d’instruction, que la loi du 7 mars 2016 avait justement vocation à réduire.
Côté administration, la logique est donc imparable : si le transfert de compétence de l’ARS à l’OFII s’est traduit par une chute historique du taux d’avis favorables, c’est parce que la politique de contrôle mise en œuvre par l’OFII a permis de mieux identifier les fraudeurs ! A cet égard, le rapport d’évaluation et de préconisations sur l’AME, produit au mois d’octobre 2019 par l’Inspection générale des affaires financières et l’Inspection générale des finances, illustre parfaitement l’omniprésence de cette « politique du soupçon » : la nécessité de « limiter la fraude et les usages abusifs » est énoncée en objectif prioritaire dans les conclusions du rapport, avant celle d’améliorer le système aux fins de « garantir un accès plus précoce aux soins ».
Politique du soupçon ?
Un projet politique étant avant tout affaire de priorité, l’énoncé de ces conclusions dans cet ordre n’est pas neutre, mais pourrait éventuellement s’entendre dans un contexte où les situations de fraude seraient avérées. Or, si la complexité du système et son impact sur les difficultés des hôpitaux à obtenir le remboursement des frais dépensés au titre de l’AME sont établis, étayés et chiffrés par les auteurs du rapport, la fraude, elle, n’est désignée qu’en tant que « risque ». A l’appui de cette présomption, les auteurs du rapport énoncent principalement deux arguments :
- Le bénéfice de l’AME était, au moment de la rédaction du rapport, réservé aux personnes en situation irrégulière justifiant d’une ancienneté de séjour d’au moins trois mois en France. Or, une part importante des demandeurs prouvent leur identité en présentant « un passeport neuf de moins d’un an et ne présentant aucun visa d’entrée sur le territoire ». En outre, ces personnes présentent, « à l’appui de la justification de résidence de trois mois, [...] une attestation d’hébergement d’un tiers ». De ces constats, les auteurs du rapport déduisent qu’« il est probable dans ces cas que les personnes soient arrivées en France depuis moins de trois mois, aient renouvelé leur passeport auprès du consulat de leur pays afin de ne pas avoir à présenter à la CPAM un passeport portant un visa d’entrée, et aient obtenu pour compléter leur dossier un certificat d’hébergement de complaisance de la part d’un proche résidant en France ou d’une personne rémunérée ». Si ce raisonnement peut sembler logique à un lecteur profane, il est, pour tout professionnel de terrain, simplement aberrant. Toute personne ayant déjà accompagné un usager dans ses démarches auprès de son consulat sait que la détention d’un passeport neuf implique, au contraire, un séjour en France ancien de bien plus de trois mois(5)... En outre, cette analyse semble traduire une mauvaise connaissance de la réalité des parcours migratoires : si de nombreux usagers sont contraints de solliciter un passeport neuf une fois entrés en France, c’est parce qu’ils n’ont pas pu en solliciter la délivrance dans leur pays d’origine, ou le conserver pendant leur parcours.
- L’autre argument étayant ce « risque de fraude » nous semble également déconnecté des réalités vécues par les usagers bénéficiaires ou susceptibles de solliciter le bénéfice de l’AME. En effet, les auteurs du rapport expliquent qu’« une part importante des cartes d’AME est retirée par le bénéficiaire dans un délai supérieur à deux mois après notification de la décision par la CPAM. Cette situation, qui concernerait 20 à 30 % des dossiers traités, soulève des interrogations : un bénéficiaire ayant besoin de soins est en théorie incité, pour en bénéficier, à retirer rapidement sa carte. Elle peut s’expliquer dans certains cas par le fait que la personne réside dans son pays d’origine et ne prévoit un retour en France et un retrait de la carte d’AME qu’en cas de besoin de soins ».
Cette affirmation appelle plusieurs observations. En premier lieu, la demande d’AME est, dans l’écrasante majorité des cas, effectuée avec un travailleur social, ou une personne membre d’une association d’accompagnement. C’est donc l’opportunité d’un accompagnement social qui suscite l’enclenchement des démarches d’accès aux soins, dont, le cas échéant, la demande d’AME.
Ensuite, le demandeur à l’AME est par définition une personne en situation de précarité dans la mesure où, en situation irrégulière, elle est exclue de l’immense majorité des droits ouverts aux autres personnes résidant sur le territoire français. Le fait de ne pas retirer sa carte d’AME avant deux mois est une manifestation bien connue des acteurs du travail social de situations de ruptures administratives liées à cette précarité. La personne ne pouvant bénéficier d’un suivi social sur la durée et livrée à elle-même n’est pas toujours en mesure de poursuivre les démarches amorcées. De la même manière, les personnes ne disposant pas d’un toit fixe sont amenées à changer fréquemment de lieu d’hébergement, au gré des rencontres ou des orientations du Samu social ; dans ces situations le retrait d’une carte d’AME auprès d’une CPAM donnée devient souvent matériellement impossible.
Enfin et compte tenu du coût, des obstacles et de l’incertitude qui caractérisent les parcours migratoires des personnes concernées, l’affirmation selon laquelle « la personne réside dans son pays d’origine et ne prévoit un retour en France et un retrait de la carte d’AME qu’en cas de besoin de soins » relève explicitement du soupçon.
Pas étonnant donc, dans ce contexte, que le budget de l’AME s’avère « le milliard le plus scruté de la dépense publique », aux dires des auteurs mêmes du rapport... Suite à sa publication, les interventions politiques relatives aux abus et autres fraudes au dispositif d’AME, se sont multipliées, relayées par de nombreux médias. Par contre, le fait que les coûts engendrés par l’AME soient « relativement stables » en dépit de l’augmentation du nombre de personnes remplissant les conditions d’accès à ce dispositif, le non recours au dispositif d’AME par près de la moitié des personnes susceptibles d’en bénéficier ou encore la complexité dissuasive du système de remboursement des dépenses AME effectuées par les hôpitaux n’ont pas eu le même retentissement.
Dans ce contexte, difficile de s’étonner que le durcissement drastique des conditions d’accès à l’AME, instauré par la loi de finances pour 2020, n’ait suscité aucun émoi, en dehors du petit monde des associations spécialisées. Le texte exige également que les demandeurs se présentent physiquement auprès des CPAM compétentes pour formuler leur demande, démarche jusqu’alors effectuée par un travailleur social ou un proche. Ce qui implique un engorgement d’agences déjà saturées, et la mobilisation de travailleurs sociaux contraints d’accompagner physiquement les personnes.
En conclusion, la genèse de cette dernière réforme des conditions d’accès à l’AME illustre parfaitement la manière dont est produit le droit des étrangers en général : création d’un « problème », production d’arguments venant étayer l’existence dudit problème, puis de mesures juridiques censées y répondre. Ce processus est sans doute transposable à l’ensemble du champ politique, à ceci près qu’ici, le public ciblé ne dispose pas du droit de vote.