N°134

Le dossier : Contre toute injustice, mêmes droits

Quarante ans de combats contre les politiques migratoires et pour la défense des droits des étrangers

par Danièle LOCHAK

Le récit proposé ici [1] vise à retracer les combats menés par ceux et celles qui ont tenté de faire entendre une voix dissonante et de dénoncer les conséquences sur les droits des étrangers des politiques menées au nom de la «  maîtrise des flux migratoires  ».
Il est bien entendu impossible de présenter de façon exhaustive les combats menés pour tenter de s’opposer à des politiques dont on sait à quel point elles sont attentatoires aux droits des migrants. On évoquera donc un certain nombre de mobilisations récurrentes ou au long cours, avant de s’attarder un peu plus longuement sur quelques combats emblématiques. On conclura sur la nécessité de ne pas abandonner la bataille des idées.

Mobilisations récurrentes ou au long cours

La contestation des projets de loi
Un premier type de mobilisation surgit à intervalles réguliers  : il s’agit des combats menés, généralement par des collectifs inter-associatifs formés à cette occasion, contre des projets de loi qui ont pour caractéristique commune de restreindre toujours un peu plus les droits des étrangers. On peut citer la campagne contre le projet de modification du code de la nationalité, en 1986, animée par la LDH, qui regroupait 200 associations (mais si le projet a été abandonné, c’est moins sous la pression de ce collectif qu’à cause des manifestations étudiantes qui ont repris le mot d’ordre à leur compte), la mobilisation contre les réformes Pasqua en 1993, ou encore celle menée contre la loi Sarkozy de 2006 par un collectif qui a pris pour nom  : «  Uni(es) contre une immigration jetable  » (UCIJ). Les mêmes organisations se sont mobilisées contre le projet de loi Collomb, finalement adopté en septembre 2018.

Pour la régularisation des sans-papiers
Un autre exemple de mobilisations récurrentes est fourni par les luttes pour la régularisation des sans-papiers. La première mobilisation, en 1973, avait été le fait des travailleurs immigrés eux-mêmes, entamant des grèves de la faim pour protester contre les circulaires Marcellin-Fontanet qui les condamnaient à rester indéfiniment dans la clandestinité. Combat couronné de succès, puisque le gouvernement accepte finalement d’assouplir les circulaires et qu’un très grand nombre de personnes seront régularisées. Au début des années 1990, un autre combat notable a été la campagne pour la régularisation des «  déboutés du droit d’asile  ». Elle intervient alors que le très fort accroissement du nombre de demandes au cours des dix années précédentes a provoqué l’engorgement des services de l’OFPRA (Office français de protection des réfugiés et apatrides), de sorte que la durée d’instruction des demandes s’élève en moyenne à cinq ans. Mais soudainement, au début de 1990, l’OFPRA se voit doté de moyens nouveaux pour éponger le stock de demandes en instance  : sachant que le taux de rejet, à l’époque, est de 85%, cela veut dire qu’un nombre considérable de personnes – qu’on évalue à 100000 environ – déjà insérées dans la société française, se trouvent privées de droit au séjour et sommées de quitter la France. Les grèves de la faim engagées dans plusieurs villes de France sont soutenues par les associations réunies dans un «  Réseau d’information et de solidarité  ». Le gouvernement finit par accepter le principe d’une régularisation mais sur la base de critères si restrictifs que seule une faible proportion des demandeurs d’asile déboutés l’obtiendra. Les autres restent dans la clandestinité et on les retrouvera dans les mouvements de sans-papiers du printemps 1996.
Quatre ans plus tard, en 1995, ce sont les parents d’enfants français, privés par la loi Pasqua d’un accès de plein droit à la carte de résident et dont beaucoup sont ainsi maintenus en situation irrégulière, qui vont mener, avec le soutien des associations, un certain nombre d’actions médiatisées, y compris des grèves de la faim, pour mettre en lumière l’absurdité de leur situation, puisqu’ils sont par ailleurs protégés contre l’éloignement du territoire. Le gouvernement finit par adresser des instructions tendant au réexamen de la situation des étrangers concernés – que les préfets mettront peu d’empressement à appliquer.
Le mouvement des sans-papiers de 1996 est certainement l’un de ceux qui a laissé le plus de traces dans les mémoires. Déclenché au printemps, marqué par l’occupation spectaculaire, en juillet, de l’Église Saint Bernard à Paris par trois cents étrangers sans papiers, dont une dizaine poursuit une grève de la faim, il est soutenu par l’ensemble des associations actives dans le champ de l’immigration... et par des personnalités célèbres. L’évacuation brutale de l’Église, le 23 août, mobilise 1500 CRS qui fracassent les portes de l’église à coups de hache et usent de bombes lacrymogènes. L’événement, retransmis en direct par les médias, amplifie et radicalise l’opposition à la politique gouvernementale. Celle-ci atteint son apogée en février 1997, lors d’une manifestation contre le projet de loi Debré qui rassemble à Paris plusieurs dizaines de milliers de personnes. La gauche, dont ces événements ont probablement facilité la victoire électorale en 1997, accepte, une fois au pouvoir, de réexaminer la situation des étrangers en situation irrégulière. Sur les 150000 demandes déposées, un peu plus de la moitié seront acceptées.
À partir de 2004 on voit surgir une forme de mobilisation plus inattendue, mêlant enseignants et parents d’élèves, peu familiers de ce genre de lutte, visant à s’opposer à l’expulsion des parents d’enfants scolarisés puis à réclamer leur régularisation. C’est à cette occasion qu’est créé le Réseau éducation sans frontières (RESF), qui s’est pérennisé et réunit aujourd’hui plus de 200 associations, syndicats et collectifs divers. La mobilisation débouche finalement, en 2006, sur l’édiction d’une circulaire qui prévoit la régularisation des parents concernés, mais sur la base de critères très restrictifs et qui seront appliqués de façon très variable selon les préfectures.
On citera pour terminer un autre combat, mené pour l’essentiel en 2008 et 2009, à nouveau par des travailleurs sans papiers, soutenus dans un premier temps par la CGT, plus tard par d’autres syndicats et associations. Ces grèves avec occupation, longues et visibles – en plein Paris, souvent dans les quartiers bourgeois – mobilisent des milliers de salariés dans le secteur de l’hôtellerie, de la restauration, du nettoyage. L’originalité de ce mouvement est l’utilisation d’un moyen «  classique  » – la grève – pour faire pression sur les employeurs afin qu’ils appuient leurs demandes de régularisation – une régularisation que beaucoup obtiendront. Des combats analogues, bien que de moindre envergure, ont continué à être menés avec l’appui syndical, aboutissant souvent, eux aussi, à des régularisations.

Des investissements au long cours
Il est un nombre inépuisable de sujets qui justifient un investissement ininterrompu de la part des associations, débouchant souvent sur la mise en place de structures spécifiques. C’est le cas du droit d’asile, bien sûr, continûment en danger  : une Commission de sauvegarde du droit d’asile voit le jour en 1977, dans le contexte particulier de la campagne contre l’extradition des réfugiés basques  ; elle disparaît en 2000 pour laisser place à la Coordination française pour le droit d’asile (CFDA), qui regroupe une vingtaine d’organisations.
La situation catastrophique des migrants en outre-mer, plus particulièrement en Guyane et à Mayotte, a suscité la création du collectif «  Migrants outre-mer  » (MOM) à l’initiative, entre autres, du CCFD, de la Cimade, du Gisti, de la LDH, de Médecins du Monde.
Le sort des mineurs isolés, devenu de plus en plus préoccupant à partir des années 2000, est à l’origine de la création de l’Admie (Association pour la défense des mineurs isolés étrangers) en 2010, puis du collectif MIE qui réunit des associations de défense de l’enfance, de défense des étrangers, RESF et des syndicats en 2012, enfin la mise en place d’une permanence spécialement dédiée, l’Adjie (Accompagnement et Défense des jeunes isolés étrangers).
Une autre préoccupation récurrente est celle du droit à la santé, qui a pris une intensité particulière à partir du moment où la loi Pasqua de 1993 a barré aux personnes en situation irrégulière l’accès à la sécurité sociale. L’Observatoire du droit à la santé des étrangers (ODSE), créé sous cette appellation en 2000, réunit à la fois des associations de défense des droits et des associations de défense des malades, notamment des malades du sida. Cette mobilisation inter-associative s’inscrit dans le prolongement du combat mené au début des années 1990 pour s’opposer à l’expulsion des étrangers séropositifs et qui s’est conclu par l’inscription dans les textes de la protection contre l’éloignement des étrangers malades (1997), puis de leur droit à un titre de séjour ouvrant le droit à la sécurité sociale (1998).
On pourrait citer encore les mobilisations pour le droit de vivre en famille, avec la création, en 1995, de la Coordination pour le droit de vivre en famille, branche française de la Coordination européenne du même nom, ou encore celle des Amoureux au ban public qui soutient plus particulièrement les couples franco-étrangers.
En 2010 est né l’Observatoire de l’enfermement des étrangers (OEE) qui réunit une douzaine d’organisations, avec pour objectif de défendre le droit d’accès aux lieux d’enfermement, de faire respecter les droits des étrangers enfermés et de témoigner sur les atteintes aux droits et à la dignité engendrées par l’enfermement.

Des actions menées au niveau européen
Dès lors qu’une part croissante des politiques migratoires se décide à Bruxelles, il est apparu nécessaire de coordonner l’action des organisations qui défendent les droits des migrants. C’est ainsi, par exemple, qu’a été créée en 1993 la Coordination européenne pour le droit des étrangers à vivre en famille regroupant plus de 150 associations, ou encore, en 1994, l’ECRE (European Council for Refugees and Exiles), réseau de 95 organisations issues de 40 pays européens qui entend influencer la politique de l’Union européenne afin que soient mieux protégées les personnes venant chercher protection en Europe.
Une initiative à souligner, car particulièrement innovante, est la naissance de Migreurop, à la fin de l’année 2002  : il s’agit au départ d’un réseau européen de militants et de chercheurs, dont l’objectif est de documenter et de dénoncer la généralisation de l’enfermement des étrangers, au cœur de la politique de l’Union européenne. Le réseau est très vite devenu euro- africain et s’est constitué en association en 2005. Il est à l’origine de nombreuses initiatives  : tel, en 2004, l’appel européen «  contre la création de camps aux frontières de l’Europe  », pour contrer le projet d’externaliser le traitement des demandes d’asile dans des centres installés au-delà des frontières. Ou, en 2011, la campagne «  Open Access Now  » pour alerter sur les dérives de l’enfermement et réclamer un accès inconditionnel à l’information et aux lieux de privation de liberté pour les journalistes et la société civile. La campagne s’est poursuivie jusqu’en 2015, le relais étant pris par la plateforme «  Close the camps  » qui vise à faciliter l’accès aux informations sur les lieux de détention d’étrangers et à mobiliser contre tous les mécanismes d’enfermement des migrants. Parallèlement a été lancée en mars 2013 la campagne Frontexit, avec comme slogan  : «  L’Europe est en guerre contre un ennemi qu’elle s’invente  », pour faire connaître et dénoncer les violations des droits humains résultant des opérations de l’agence Frontex.

Quelques combats emblématiques

Un combat de longue haleine voué à l’échec  : le droit de vote
La revendication du droit de vote pour les résidents étrangers, formulée pour la première fois à la fin des années 1970 et portée à l’origine par le milieu associatif, a été reprise à leur compte par les partis de gauche. Elle figurait même parmi les 110 propositions du candidat à l’élection présidentielle de 1981. Mais trente-cinq ans plus tard, malgré une mobilisation militante soutenue et la présence à plusieurs reprises de la gauche au pouvoir, force est de constater qu’elle n’a toujours pas abouti.
Dès l’été 1981, on comprend que cette proposition du programme présidentiel ne sera pas mise en œuvre dans l’immédiat. La revendication refait surface en 1985  : plusieurs maires prennent l’initiative de faire élire des «  conseillers étrangers associés  » appelés à siéger sans voix délibérative dans les conseils municipaux  ; devant le congrès de la LDH, François Mitterrand lui-même réaffirme le caractère fondamental de la revendication tout en ajoutant que l’opinion n’y est pas prête. Quatre ans plus tard, à l’occasion du bicentenaire, SOS Racisme lance la campagne «  89 pour l’égalité  » visant à obtenir le droit de vote des immigrés aux élections locales. La LDH prend de son côté l’initiative d’une campagne «  Liberté, égalité, citoyenneté  » et suscite dans la foulée la constitution d’un collectif «  J’y suis, j’y vote  », qui regroupe plus de 250 associations. Au moment même où la pression associative s’intensifie, le gouvernement socialiste dirigé par Michel Rocard annonce qu’il renonce «  dans l’immédiat  » au projet d’instaurer le droit de vote des étrangers aux élections locales.
Dans la perspective des élections municipales de 2001, trois nouveaux collectifs voient le jour  : le collectif «  Même sol  : mêmes droits, même voix  » constitué à l’initiative du MRAP et de la Fédération Léo Lagrange qui réunit 65 organisations  ; le collectif «  Un(e) résident(e), une voix  », rassemblant des associations d’immigrés  ; le collectif «  Pour une véritable citoyenneté européenne  » qui entend promouvoir, en Europe, une citoyenneté de résidence. L’ensemble de ces organisations, réunies au sein du collectif national «  Votation citoyenne  », va organiser chaque année, à partir de 2002, dans une centaine de municipalités, une «  votation  » permettant à plusieurs dizaines de milliers de personnes d’exprimer leur adhésion au projet. L’arrivée de la gauche au pouvoir pousse le collectif à lancer une grande campagne nationale, «  Droit de vote 2014  », pour maintenir la pression sur le gouvernement afin qu’il engage la procédure de révision constitutionnelle. Alors que la mesure figurait parmi les engagements de campagne de François Hollande, très vite après l’élection un processus de rétropédalage est amorcé. Et finalement, en mai 2014, le Ministre de l’intérieur, Bernard Cazeneuve enterre définitivement cette promesse en constatant qu’«  il n’y a pas de majorité constitutionnelle pour faire cela  » et que «  ce n’est pas la peine de poser des questions dont on sait qu’on n’a pas les moyens de les résoudre  ». Ceci n’empêche pas les militants de continuer le combat  : ainsi, le collectif «  J’y suis j’y vote  » organise chaque année des «  votations citoyennes  » ou des «  votes symboliques  » à l’approche des élections municipales.

Un combat inachevé  : la double peine
L’expression «  double peine  », désigne la mesure d’éloignement – expulsion ou interdiction du territoire français (ITF) – qui vise un étranger condamné pour un crime ou un délit et qui subit donc ainsi une deuxième peine. Contestable au nom de l’égalité devant la loi pénale, la mesure s’apparente de plus à une forme de bannissement lorsqu’elle frappe un étranger qui a des attaches personnelles et familiales en France. Or, précisément, à la fin des années soixante-dix, les expulsions de jeunes issus de l’immigration de nationalité étrangère se multiplient. Des comités anti-expulsion se constituent autour d’eux avec les familles et des amis, parfois rejoints par des personnalités ou des militants d’associations antiracistes.
En 1981, la grève de la faim à Lyon de deux ecclésiastiques, Christian Delorme, surnommé «  le curé des Minguettes  » et le pasteur Jean Costil propulse la question sur le devant de la scène. Le gouvernement socialiste suspend les expulsions et la loi du 27 octobre 1981 prévoit que les étrangers ayant des attaches en France ne peuvent, sauf cas exceptionnel, faire l’objet d’une mesure d’éloignement. La loi Pasqua de 1986 restreint cette protection, la loi Joxe de 1989 la restaure, mais en laissant intacte la possibilité de prononcer sans limite des interdictions du territoire français (ITF) en cas d’infractions à la législation sur les stupéfiants. Les personnes directement touchées décident en 1990 de créer un Comité national contre la double peine et dans la foulée se met en place un «  Collectif des associations contre la double peine  ». Les négociations avec les ministères aboutissent à introduire dans la loi des protections nouvelles, mais qui sont loin de recouvrir tous les cas.
En 2001 une nouvelle campagne est lancée sous l’égide de la Cimade, qui réunit cette fois un très grand nombre d’associations, avec pour slogan  : «  une peine./  » (une peine, point barre). L’objectif de cette campagne est de convaincre la gauche, dont on pense qu’elle sortira victorieuse de l’élection présidentielle, de la nécessité d’abroger définitivement la double peine. Finalement c’est Nicolas Sarkozy, Ministre de l’intérieur, qui se saisira de la question. La réforme est présentée comme ayant aboli la double peine. En réalité les modifications apportées au régime de l’expulsion et de l’ITF ont une portée limitée  : la double peine existe toujours.

Un combat temporairement gagné  :
la carte de dix ans

Il s’agit d’une revendication formulée dès le début des années 1970 et portée de longue date par des syndicats et des associations. La plateforme revendicative sur les problèmes de l’immigration élaborée par des syndicats et des associations, en 1978, demande la création d’une carte unique de dix ans valant à la fois autorisation de séjour et de travail. En 1982, dans le contexte de l’arrivée de la gauche au pouvoir, est lancée l’idée d’une campagne et en 1983 se constitue le «  collectif pour la carte de dix ans  » qui regroupe une cinquantaine d’associations. La campagne est victorieuse, puisqu’elle débouche sur l’adoption de la loi du 17 juillet 1984 sur la carte de résident. À vrai dire, l’élément déterminant qui a permis cette victoire est moins la campagne elle-même que la reprise à leur compte de la revendication par les participants à la Marche pour l’égalité et contre le racisme, dite «  Marche des Beurs  », qui obtiennent du Président de la République la promesse de l’introduire dans la loi. Mais dès la première cohabitation, en 1986, commence le grignotage progressif du nouveau dispositif qui sera définitivement démantelé par les lois Sarkozy en 2003 et 2006, comme on l’a rappelé plus haut.
En 2014, lorsqu’est présenté un nouveau projet de réforme de la législation comportant la création d’un titre pluriannuel de quatre ans, les associations répliquent qu’elle n’apportera pas de solution à l’insécurité dans laquelle sont maintenus les étrangers et demandent que la carte de dix ans redevienne la norme. Ce sera l’objectif de la campagne «  Rendez-nous la carte de résident  », qui mobilise plusieurs dizaines d’associations nationales, sans compter les associations et collectifs locaux. Une campagne vouée cette fois à l’échec  : la loi du 7 mars 2016 se borne à introduire une carte pluriannuelle

Un combat d’intensité croissante  :
le «  délit de solidarité  »

Le «  délit de solidarité  » est le nom que les associations ont donné à la disposition qui punit l’aide à l’entrée et au séjour irrégulier [2]. Cette disposition édictée à l’origine pour combattre l’activité des réseaux organisés (passeurs, transporteurs, employeurs) et de ceux qui profitent à des fins lucratives de la vulnérabilité des étrangers, est en effet utilisée depuis les années 1990 pour intimider et sanctionner les personnes qui viennent en aide, de façon désintéressée, à des étrangers en situation irrégulière.
La première campagne est lancée en février 1997, sous la forme d’appels à la désobéissance civile, en réaction au projet de loi Debré qui prétend «  responsabiliser  » les personnes hébergeant des étrangers, et cela au moment même où des poursuites sont engagées contre une femme «  coupable  » d’avoir hébergé son ami zaïrois en situation irrégulière. Des artistes et des intellectuels, suivis par d’autres professions, signent des pétitions dans lesquelles on lit notamment  : «  Nous sommes coupables [...] d’avoir hébergé récemment des étrangers en situation irrégulière [...]. Nous demandons à être mis en examen et jugés [...]. Nous appelons nos concitoyens à désobéir et à ne pas se soumettre à des lois inhumaines  ». L’ampleur de la mobilisation contraint le gouvernement à reculer  : la disposition est retirée du projet de loi.
Six ans plus tard, en 2003, face à la multiplication des poursuites, est lancé un «  manifeste des délinquants de la solidarité  », signé par 354 organisations et près de 20 000 personnes. Ce texte se conclut ainsi  : «  Nous déclarons avoir aidé des étrangers en situation irrégulière. Nous déclarons avoir la ferme volonté de continuer à le faire [...] Si la solidarité est un délit, je demande à être poursuivi(e) pour ce délit  ».
Au fil des réformes législatives, des immunités ont certes été introduites dans les textes  : pour les membres de famille, pour les personnes qui agissent à titre humanitaire. Mais ceci n’empêche pas la recrudescence des poursuites. Et au début de l’année 2009, révoltées par plusieurs affaires – notamment le placement en garde à vue d’une bénévole associative à Calais, une perquisition dans une communauté Emmaüs qui héberge des sans-papiers – les associations lancent un nouvel appel  : «  Si la solidarité devient un délit, je demande à être poursuivi pour ce délit  ». La sortie concomitante du film Welcome [3] confère à cet appel un certain écho médiatique. Mais cette mobilisation ne débouche sur aucune réaction gouvernementale, sinon les dénégations du Ministre de l’immigration qui récuse la réalité des poursuites et des condamnations.
La loi Valls, en décembre 2012, présentée comme abrogeant le délit de solidarité, se borne en fait à élargir encore un peu le champ des immunités. Elle ne tarit pas les procès. En janvier 2017, pour réagir contre la multiplication de ces procès intentés aux personnes qui viennent en aide aux migrants un peu partout en France, mais en particulier dans la vallée de la Roya et à Calais, un nouveau manifeste est signé par plusieurs centaines d’organisations qui vont créer le collectif «  Délinquants solidaires  ». Il se termine ainsi  : «  Nous affirmons la légitimité du droit de regard des citoyens et des citoyennes sur les pratiques de l’administration, de la justice ou de la police. Nous voulons que soient encouragé·e·s celles et ceux qui se montrent solidaires des personnes en situation de précarité sans se soucier de savoir si elles sont ou non en situation régulière quant au séjour. Nous refusons que les populations visées par des politiques ou des pratiques xénophobes soient privées de soutien. C’est l’avenir du principe même de solidarité qui est en jeu  ».
Ce combat-là non seulement n’est pas terminé mais il reste malheureusement plus actuel que jamais. Les modifications introduites par la loi Collomb, en septembre 2018, pour se conformer à la décision du Conseil constitutionnel intervenue quelques mois auparavant et affirmant «  qu’il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui, dans un but humanitaire, sans considération de la régularité de son séjour sur le territoire national  », n’ont pas empêché les parquets de continuer à poursuivre les militants et les condamnations de tomber.

La bataille des idées

Pour la liberté de circulation
«  Tout bien réfléchi, la liberté de circulation  »  : ainsi s’intitulait une «  Lettre ouverte à Lionel Jospin  » cosignée en juillet 1997 par le Gisti, Act Up-Paris, Droits devant  !, le Cedetim, la Fasti et le Syndicat de la Magistrature. Ce positionnement a valu à l’époque aux signataires un flot de critiques acerbes  : accusés par les uns d’angélisme irresponsable, dénoncés par les autres comme suppôts de l’ultralibéralisme. Progressivement ce positionnement s’est diffusé dans le monde associatif  ; et, au vu de ce qui se passe aux frontières de l’Europe, il paraît plus nécessaire que jamais de le réaffirmer et de convaincre de son bien-fondé(3).
Derrière le mot d’ordre de liberté de circulation il y a le refus de faire la distinction entre «  bons  » réfugiés et «  mauvais  » migrants, le refus de soupeser la légitimité des raisons qu’ont les uns et les autres de partir, le refus du partage de l’humanité entre ceux et celles qui, nés au bon endroit de la planète, ont le droit de circuler partout dans le monde, et les autres, assignés à résidence, qui ne peuvent se déplacer qu’en risquant leur intégrité physique et leur vie.
Éthiquement inacceptable, génératrice des violations graves des droits fondamentaux des migrants, cette politique n’est pas non plus réaliste, parce qu’elle méconnaît le caractère inéluctable des migrations. La propension à migrer est entretenue par de multiples facteurs  : le fossé qui se creuse au lieu de se combler entre les pays riches et les pays pauvres, les guerres et les persécutions qui chassent de chez elles des populations entières, et désormais les conséquences du réchauffement climatique qui touchent en priorité, là encore, les pays du Sud. Les pays du Nord ne sont pas au demeurant la destination principale des migrations  : les flux migratoires sont pour l’essentiel des flux Sud-Sud, ce qui rend dérisoire la vision de l’Europe comme forteresse assiégée.
Dans ce contexte, les stratégies d’endiguement ne sont pas viables, se barricader n’est pas une solution réaliste. Il faut donc inverser la problématique  : se demander non pas comment stopper les flux migratoires, mais comment se donner les moyens d’accueillir les migrants.
Cela suppose de faire prendre conscience des impasses d’une politique fondée sur le «  tout répressif  » pour semer les germes d’une autre réflexion. Une réflexion qui prenne en compte la réalité et les conséquences de la mondialisation, qui ne dissocie pas la question des migrations de celle des rapports Nord-Sud non plus que des menaces qui pèsent sur l’équilibre écologique de la planète. De se demander non plus comment «  endiguer  » les flux migratoires, mais comment se donner les moyens d’accueillir les exilé.e.s. Cette réflexion, déjà entamée mais qu’il faut prolonger et approfondir, pourrait bien aboutir au constat que, contrairement aux idées reçues, il n’y a pas d’alternative à l’ouverture des frontières.

Pour un changement radical des politiques migratoires
Qu’une telle politique puisse effectivement se concrétiser dans un avenir proche, c’est hélas peu probable. Mais il est malgré tout réconfortant de voir se multiplier les dénonciations de la politique gouvernementale, de voir des travailleurs sociaux, des inspecteurs du travail, des médecins refuser de céder aux injonctions de l’administration pour qu’ils l’aident à repérer les personnes en situation irrégulière, en contradiction avec leurs principes déontologiques, de voir des citoyens de plus en plus nombreux faire acte de solidarité avec les migrants, sachant qu’ils s’exposent ainsi au harcèlement de la police et à des poursuites pour aide au séjour irrégulier. Ces actions, souvent inspirées au départ par des considérations essentiellement humanitaires  : porter secours, atténuer la souffrance, débouchent souvent sur une prise de conscience politique.
Pour fédérer ces énergies, plusieurs centaines d’organisations ont décidé, à la fin de l’année 2017, de lancer des États Généraux des Migrations. On trouve parmi elles des associations de toute taille et de toute nature  : de grosses organisations caritatives ou humanitaires comme Emmaüs International, Emmaüs France, le CCFD, le Secours catholique, Médecins du monde, des associations de défense des droits des étrangers comme la Cimade, la Fasti, le Gisti, ou encore la Ligue des Droits de l’Homme  ; mais aussi une multitude de collectifs locaux qui se battent au quotidien sur le terrain, à Calais, à Paris ou dans la vallée de la Roya. L’idée qui est à l’origine de cette initiative, c’est que la classe politique, mue par des considérations électoralistes, n’agit qu’en fonction de ce qu’elle pense être l’opinion publique et qu’il faut donc que d’autres voix s’expriment. L’objectif des États généraux est de faire émerger des revendications communes et des propositions concrètes pour promouvoir une politique migratoire radicalement différente, respectueuse des droits fondamentaux des migrants et fondée sur les valeurs de solidarité et d’humanité.

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Un enfant de 68
qui fait toujours souffler un air de liberté et d’égalité
Le droit comme arme de résistance
Le GISTI (Groupe d’information et de soutien des travailleurs immigrés), devenu au fil du de son histoire le Groupe d’information et de soutien des immigré·e·s. milite pour l’égal accès aux droits et à la citoyenneté sans considération de nationalité et pour la liberté de circulation des personnes.
Pour approfondir cette histoire et l’actualité du GISTI :

[1* Conférence donnée par Danièle Lochak à Nantes en janvier 2018, Association Nantes-Histoire (inédit).

[2Voir le dossier qui lui est consacré sur le site du Gisti  : www.gisti.org/delits-de-solidarite

[3Ce film de Philippe Lioret, avec Vincent Lindon, raconte la rencontre, à Calais, entre un jeune exilé kurde qui fait le projet de traverser la Manche à la nage pour rejoindre sa petite amie en Angleterre et un maître-nageur qui décide de l’aider.