Paradoxes de la condition de « sans-papiers »
L’étranger sans-papiers donne à voir pourtant, en ces temps d’état d’urgence sanitaire, une figure des plus paradoxales : souvent objet d’une Obligation de quitter le territoire, parfois placé en rétention administrative ou assigné à résidence dans l’attente de son éloignement, il ne peut être éloigné en fait, les frontières étant fermées pour une durée indéterminée. Dans le même temps, il ne peut demander la régularisation, même provisoire, de sa situation administrative, les services préfectoraux n’instruisant plus en principe les dossiers des étrangers. Le sans-papiers est alors exposé à nombre de risques. En particulier, s’il travaillait (sans autorisation administrative) il se retrouve licencié de facto en ces temps de confinement sans pouvoir bénéficier ni des dispositifs de chômage partiel prévu par le Gouvernement ni des indemnités de licenciement normalement dues. D’un sans-papiers, il bascule en un « sans-ressources » - exclu des mesures d’aide publique.
Sans-papiers en rétention
Sans doute la situation des sans-papiers ne pouvait-elle laisser indifférentes des associations humanitaires et de défense des droits des migrants, dont certaines ont fait appel à la Justice.
Or, sans négliger quelques décisions protectrices des étrangers sans-papiers en temps de Covid 19, on observera que pour l’essentiel les juridictions supérieures (Conseil d’Etat et Cours d’appel) semblent avoir privilégié les contraintes de l’Etat sur la protection des droits fondamentaux des étrangers en cause.
C’est ainsi qu’une des questions récemment soulevées en référé devant le Conseil d’Etat par des associations (dont le GISTI) a porté sur la situation des étrangers placés dans un centre de rétention administrative (CRA) : doit-on les y maintenir, dans des conditions sanitaires douteuses, au risque de contamination par le Covid 19, alors même que la plupart des pays dont ils sont originaires ont fermé leurs frontières ?
Par décision du 27 mars 2020, le Conseil d’Etat a rejeté leur requête au motif principal qu’ « il n’apparaît pas, en l’état de l’instruction, de carence susceptible de porter atteinte, de façon grave et manifestement illégale, au droit au respect de la vie ou au droit de recevoir les soins que requiert (l’) état de santé (des étrangers retenus) ». Le Conseil d’Etat a jugé par ailleurs que ces centres ne constituent pas « un facteur d’évolution de l’épidémie ».
Et si plusieurs Juges des Libertés et de la Détention ont ordonné la mise en liberté d’étrangers dont la prolongation de rétention a été sollicitée par des préfectures, nombre de Cours d’appel en revanche, dont celle de Paris, ont annulé leurs décisions et ordonné le maintien en rétention. Pourtant, récemment encore, le Défenseur des droits a estimé « indéniable » le risque de contamination au Covid-19 des étrangers retenus. Critiquant l’insuffisance des mesures de protection des autorités, il a réitéré son appel à la fermeture de « tous les CRA » et la libération des étrangers qui y sont maintenus.
Demandeurs d’asile face au « Juge de l’urgence sanitaire »
D’autres figures de l’étranger « sans-papiers » subissent de plein fouet l’état d’urgence sanitaire et le confinement des services publics chargés de l’accueil des étrangers. Il en est ainsi du demandeur d’asile non encore muni de son attestation, car n’ayant pu déposer son dossier du fait de la fermeture desdits services. Conséquemment, il ne peut bénéficier en principe d’aucun dispositif d’accueil et de soutien matériel réservé ordinairement aux demandeurs d’asile. Saisi d’une requête en référé-liberté concernant leur situation, le Conseil d’Etat a également débouté les associations requérantes, par ordonnance du 9 avril 2020. Selon cette haute juridiction, les enregistrements se poursuivent sous la responsabilité des préfectures en lien avec les associations « dans les cas relevant d’une urgence particulière ». Il fait sien par ailleurs l’argument du Ministère de l’Intérieur préconisant qu’il n’est pas possible de mettre en œuvre une procédure entièrement dématérialisée du fait de l’obligation européenne de relevé des empreintes digitales ; il indique, ce faisant, que des mesures ont été prises pour assurer que tous les migrants qui le souhaitent bénéficient d’un hébergement et de « chèques services »...
En somme, selon le Conseil d’Etat la situation n’est pas constitutive, « compte tenu en outre des moyens dont dispose l’administration, d’une carence justifiant que soit ordonnée la mise en œuvre d’un enregistrement dématérialisé des demandes d’asile ».
Or, quelques semaines plus tard, par une ordonnance en date du 21 avril 2020, le Juge des référés du Tribunal administratif de Paris, saisi par des demandeurs d’asile et plusieurs associations, a pris le contre-pied, tout au moins indirectement, de la décision du Conseil d’Etat en enjoignant, notamment, au Directeur général de l’OFII et à plusieurs préfets de la région Ile de France de rétablir dans un délai de 5 jours « le dispositif d’enregistrement des demandes d’asile supprimé au mois de mars... ».
S’agissant notamment de l’obligation européenne de relevé des empreintes digitales, il n’est pas sans intérêt de citer ici la motivation pertinente du Tribunal Administratif : « il est toujours possible aux autorités administratives, ainsi que l’a d’ailleurs rappelé la Commission européenne dans les orientations du 16 avril dernier, de faire application des dispositions de l’article 9 du règlement UE n°603/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 relatif à la création d’Eurodac. Ces dispositions prévoient que lorsqu’il n’est pas possible de relever les empreintes digitales d’un demandeur d’une protection internationale en raison de mesures de santé publique, les États membres relèvent et transmettent celles-ci dès que possible et au plus tard 48 heures après la disparition desdits motifs de santé. Il n’est par ailleurs pas contesté que certaines préfectures parmi lesquelles celles de départements les plus touchés par l’épidémie ont maintenu ouvert le service dédié à l’enregistrement des demandes d’asile en mentionnant sur leur site que l’enregistrement de la demande d’asile est maintenu au regard de la protection constitutionnelle et européenne du droit d’asile ». Le Tribunal conclut par suite qu’« en procédant en conséquence de l’épidémie de Covid-19 à la fermeture de tous les GUDA de la région Ile-de-France et en rendant désormais impossible l’enregistrement et le traitement des demandes d’asile, l’autorité administrative a porté une atteinte grave et manifestement illégale au droit d’asile ».
Saisi par le Ministère de l’Intérieur d’un pourvoi en cassation contre cette décision, le Conseil d’Etat, après avoir rappelé que le droit d’asile constitue une liberté fondamentale, approuve globalement, non sans réformer légèrement ladite décision et s’efforcer de la concilier avec sa décision antérieure.
Principes fondamentaux et droits « indérogeables »
On pourrait citer encore d’autres catégories d’étrangers se retrouvant sans-papiers dans le contexte de l’état d’urgence et du confinement, tels ceux, assez nombreux, ayant sollicité un rendez-vous aux fins de dépôt de leur demande de délivrance d’un premier titre de séjour et qui se sont vu annuler leur rendez-vous pour cause de « confinement de l’Administration »,... Mais on arrêtera là l’énumération.
La question cruciale qui se pose fondamentalement en ces temps de crise sanitaire exceptionnelle, est de savoir si l’Etat, en vertu de la fermeté proclamée de sa politique migratoire, est en droit de délaisser dans la quasi indifférence plus de 500 000 étrangers résidant sur son territoire au risque d’une immense précarité préjudiciable à la salubrité publique ! Sans doute la question ne pouvait-elle laisser sans réaction des représentants de la nation. Ainsi des députés de plusieurs groupes politiques (PS, PCF, LREM) se sont-ils associés le 2 avril à un appel visant la régularisation des sans-papiers pendant la pandémie de coronavirus. Ils estiment que la mesure prise par le Portugal qui donne aux sans-papiers “les mêmes droits” pour l’accès aux soins et aux aides financières que les citoyens portugais est “une mesure de salubrité publique qui protège tous les habitants”. Plus récemment, un collectif a publié dans le journal Libération une tribune animée du même esprit.
En réalité, plusieurs principes fondamentaux de notre Droit militent en faveur d’une action positive de l’Etat en direction des sans-papiers. D’abord, le droit à la vie (article 2) et le droit de ne pas subir un traitement inhumain ou dégradant (article 3) que la Convention européenne des Droits de l’Homme garantit à tout individu en tant que droits dits « indérogeables » ! Ensuite, il est un principe de valeur constitutionnelle, posé par le Conseil constitutionnel, celui de fraternité : a-t-on le droit d’abandonner à leur sort, en temps de crise sanitaire exceptionnelle, des étrangers résidant parmi nous au seul motif de leur situation administrative irrégulière ? Assurément, la réponse est négative sauf à renier les principes fondamentaux qui inspirent notre Etat de droit.
Une action positive de l’Etat impliquerait d’emprunter, notamment, le pas à l’exemple portugais en munissant d’une autorisation provisoire de séjour et de travail les étrangers qui ont présenté une demande de titre de séjour avant l’état d’urgence sanitaire. Les demandeurs d’asile devraient pour leur part bénéficier d’attestations de demandes d’asile en dispense provisoire de relevé d’empreintes digitales, ainsi que le Tribunal Administratif de Paris l’a relevé en vertu même du droit européen applicable en cas de motifs de santé publique. Une telle action s’inspirerait aussi du souci de pragmatisme – même exposé au grief d’utilitarisme : réagir à la pénurie de main-d’œuvre frappant certains secteurs, dont l’agriculture, en un contexte où les travailleurs saisonniers provenant habituellement de certains pays (pays de l’Est et du Maghreb) ne peuvent y répondre du fait de la fermeture des frontières.
Au-delà de ce provisoire lié à l’état d’urgence sanitaire et à la pandémie du COVID 19, c’est en réalité toute la politique migratoire française qui reste à dépoussiérer et à moderniser : paroles de la Cour des comptes elle-même, dans son dernier rapport, en date du 5 mai 2020, critiquant entre autres les lenteurs administratives et le caractère archaïque des politiques publiques en matière de migration professionnelle. Mais quid de la situation des sans-papiers dont plusieurs milliers résident et travaillent en France depuis de nombreuses années ? la question demeure éludée par les pouvoirs publics en France, alors qu’elle semble recevoir des débuts de réponse dans certains Etats membres de l’U.E. (Portugal, Italie...).
De quoi l’après-pandémie sera-t-il le nom, alors, en matière de politique migratoire française ? L’avenir seul le dira !